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Portrait

© Marion Géry et Yoram Mouchenik Source D.G.

La liberté ce n’est pas quelque chose qu’il faut attendre, la liberté c’est quelque chose que l’on prend.

Entretien avec le peintre Gérard Garouste

Marion GÉRYMarion GÉRY est psychologue clinicienne à Marseille.

Yoram MOUCHENIKYoram MOUCHENIK est Psychologue-clinicien. Membre du comité de rédaction de la revue "L’autre". Professeur en psychologie clinique interculturelle à l’Université Paris 13. Responsable de l’équipe de recherche en psychologie inter et transculturelle du Laboratoire URTPP.

Marion Gery et Yoram Mouchenik (L’autre) : Monsieur Garouste vous êtes peintre et votre parcours nous intéresse tout particulièrement dans ce qu’il vient évoquer du processus de transmission. Pourriez-vous commencer par nous parler des ouvertures que l’art a créées pour vous ?

Gérard Garouste (GG) : Vous savez pendant des années j’ai travaillé sur les mythes et les légendes, mais j’ai été énormément influencé par l’œuvre de Roland Barthes ; une œuvre qui m’a permis de rester peintre sans complexe dans un univers de créations contemporaines en renouvellement constant où les modes font loi. Sortant d’une éducation chrétienne et d’un antisémitisme familial que j’ai vécus d’une manière assez éprouvante, le mythe biblique m’a particulièrement touché. Je me suis sérieusement orienté vers le judaïsme parce que mon existence est toujours basée sur le retour aux sources et ce n’est pas un hasard si l’association que j’ai fondée avec des éducateurs s’appelle La source1. Quand on est dans une impasse, dans un état de crise, c’est un peu comme le jeu de l’oie où quand on est en prison on retourne à la case départ pour y voir clair. J’ai rencontré les mythes bibliques assez tardivement, c’est à dire il y a une trentaine d’années. Athée, j’ai été passionné par l’ouverture à ces textes originels qu’on appelle à tort, et par une accumulation de termes péjoratifs que je n’aime pas : L’Ancien Testament. Il ne s’agit ni d’un testament et encore moins d’un ancien, alors pourquoi pas ne pas l’appeler par son nom le Tanach. Le Tanach est pour moi une source car il représente une culture très fondamentale, enfouie dans l’inconscient et que l’on croit très minoritaire. En fait nous en sommes tous issus, même si nous cherchons à l’oublier. Travailler en prenant appui sur cette culture très discrète et très fondamentale a constitué une véritable ouverture sur ma culture occidentale et française.

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L’autre : Comment vous comprenez l’antisémitisme personnalisé par votre père et par beaucoup d’autres, en particulier pendant l’occupation ?

GG : On peut prendre votre question de différentes manières. Quand on est issu d’une famille antisémite, et que dès l’enfance on entend des réflexions qui posent problème, on repère vite ce qui peut clocher dans le discours d’un père, le mien était un homme fort, mais en plus c’était quelqu’un de violent ; physiquement, il était très impressionnant. J’ai compris plus tard que ses propos antisémites étaient liés à un complexe d’infériorité et à des sentiments de jalousie montrant une grande fragilité et une faiblesse de personnalité. Lorsque je me suis retrouvé plus tard en pension dans un collège de Bourgogne, période qui correspond à une partie formidable de mon enfance, il y avait beaucoup d’enfants juifs. Je devais avoir douze ou treize ans, et me souviens avoir posé une question à un ami, qui depuis est devenu un artiste et qui assumait son judaïsme par un petit morceau de la Thora qu’il portait sur lui, ce qui avait fait un scandale. Je lui avais demandé « Qu’est ce que c’est que c’est que d’être un juif ? » Il parut un peu décontenancé par ma question. Je me demandais ce qu’était l’antisémitisme en posant des questions pour savoir d’où cela venait, quelle en était la source ? De même si vous rentrez dans le questionnement et si vous interrogez les textes, en lisant Saint Augustin qui, aujourd’hui, pour la plupart de chrétiens n’est plus qu’une station de métro, alors, vous côtoyez le pire parce que les commentaires sur David par Saint Augustin, c’est un scandale. Notre culture est issue des Pères de l’église et ce ne sont pas les évangiles qui posent problème parce que ceux-ci, à la limite, peuvent être considérés comme des midrachim2 c’est à dire des sortes de paraboles. Vous savez le judaïsme peut très bien se passer du christianisme mais le christianisme ne peut pas se passer du judaïsme.

L’autre : Je ne sais pas si on peut le dire dans ces termes là, mais si on suit votre parcours peut-être pouvons-nous penser que vous représentez comme une sorte de transmission à l’envers, ce qui n’est justement pas le fruit d’une reproduction, mais plutôt quelque chose de tout à fait différent ?

GG : Oui c’est vrai, mon père était un peu comme une boussole qui n’aurait pas indiquée le Nord mais le Sud. Tout ce qu’il a pu dire et tout ce qu’il a pu faire, et bien il aura fallu exactement entreprendre le contraire. Politiquement c’est ce que je fais ; quand j’ai un doute sur un problème politique, j’écoute le discours de Marine Le Pen alors je sais ce qu’il faut faire c’est à dire exactement le contraire.

L’autre : Qu’auriez vous éventuellement repéré chez vous qui vous ait donné ce penchant à aller de l’autre côté ?

GG : Je crois que ce penchant que vous évoquez est lié chez moi à une grande fragilité. Si vous avez lu L’Intranquille3, vous savez que j’ai souvent fait de séjours dans des hôpitaux psychiatriques, que j’ai entrepris une longue psychanalyse, et que je suis toujours suivi en psychiatrie. Pour mon médecin psychiatre il y a un terrain de fragilité. L’alchimie de mon cerveau est un peu fragile, alors il faut que j’avance sans trop d’émotion, sans trop de jubilation et sans trop de colère parce que sinon je décolle. La première question de mon médecin c’est ; “Comment tu dors ? Parce que je peux ne pas dormir pendant trois jours, cela ne me pose pas de problème, mais le quatrième jour je me retrouve à l’hôpital. Cette fragilité, qui est incontestable, m’a fait vraiment craquer non pas à la naissance mais plutôt dès la conception de mon premier fils. Tout cela prouve une espèce de rejet des responsabilités. Le refuge dans le délire est chez moi une forme de refus. Néanmoins il y a quelque chose de très positif dans une crise : soit on coule définitivement, soit cela vous permet de tout remettre en question.

L’autre : Pourrait-on dire que vous avez une place de passeur, avec une espèce d’aller retour entre deux sources, même si elles sont différentes ?

GG : Oui, si ce n’est que le mot passeur en hébreux, signifie que n’importe quel juif est un passeur. Ce qui est la plus belle chose qu’il puisse arriver à un individu. Et c’est bien le thème d’Abraham, autant pour les chrétiens, que pour l’Islam et pour les juifs. Ce « quitte ton père, ta famille, va et je te précéderai, va ailleurs et je te montrerai un pays » est un thème mythique. Aller ailleurs dans un autre pays, c’est aussi aller vers soi-même.

L’autre : Est-ce que cela représente votre cheminement ? Il y a un paradoxe, une antinomie que vous avez bien expliquée, cette transmission du père, ce qu’il aurait voulu vous transmettre sans y être parvenu.

GG : Oui, mon père a essayé de me transmettre son antisémitisme mais à petite dose de manière à ce que je ne m’en rende pas vraiment compte, on appelle ça mithridatiser. Je crois qu’il n’a jamais tenu un discours de type « tu sais » mais qu’il procédait par petites insinuations, l’une après l’autre etc. Aussi, il me voulait physique ; que je sois un pilote de chasse, un pilote de ligne, enfin pilote, et il m’a fait passer mon baptême de l’air à Saint Thion, un de ses copains était le chef pilote. Saint Thion était le nec plus ultra de la haute voltige, donc mon premier baptême de l’air ça a été un baptême de haute voltige, tellement il voulait m’inscrire dans un programme. C’est drôle mais même tout jeune, j’ai senti un danger. Normalement n’importe quel enfant aurait adoré que son père le porte à faire de l’aviation. Il voulait que je sois le plus jeune premier pilote à avoir le brevet de pilotage, c’était son fantasme. C’est drôle que je ne sois pas du tout rentré là dedans. Par contre à l’école, j’ai su dessiner des avions en perspective avant tous les autres enfants.

L’autre : Dans votre livre vous citez une phrase de Picasso qui renvoie à la filiation où il dit qu’un peintre a toujours un père et une mère, qu’il ne sort pas du néant. Comment faîtes-vous pour aller dans le sens contraire du père tout en restant le fils ?

GG : Et bien je vais vous donner un exemple en peinture. Quand on est jeune, on veut être très personnel, on veut se débarrasser de tout, c’est un peu normal vers 25 ans de vouloir exister, de créer sa propre identité et vous cherchez quelque chose qui soit très original, c’est-à-dire vous explorez votre propre identité à travers ce que vous faites. C’est un mauvais calcul mais c’est en tout cas celui que j’ai vécu dans ma jeunesse. En fait, exclure toute influence, c’est impossible, quoi que vous fassiez. A chaque fois que vous prenez un pinceau, de la peinture à l’huile et une toile, ce que vous ferez viendra de quelque part. Ce qui est intéressant c’est de prendre conscience d’où ça vient. J’étais attiré par une facture assez grasse, type Goya, et les italiens, le Tintoret ou le Gréco qui passe par l’Italie, qui revient par l’Espagne. Tout à coup je me suis aperçu que ce que j’aimais dans cette peinture là, c’était au-delà de la toile, une espèce de retour aux sources. Je voulais me débarrasser du jeu de la modernité donc oublier Picasso, Matisse. Le côté aplat de Matisse j’aimais beaucoup mais justement je ne voulais pas y toucher, je ne voulais pas être influencé par lui. C’est au moment où vous vous débarrassez de ce que vous avez aimé qu’en fait là commence l’aventure de votre propre style.

L’autre : Quand vous dites style, cela me fait penser à votre itinéraire, qui englobe tout à la fois cette parole biblique dans laquelle vous vous êtes immergé et le fait d’avoir respecté et entendu votre propre style et votre propre itinéraire.

GG : Il y a un mot qui m’amuse beaucoup c’est le mot médiocre parce que moi j’étais très mauvais à l’école, surtout avant d’être en pension et on m’a souvent dit que j’étais médiocre. Rabelais aussi raconte à sa manière des mythes bibliques, notamment celui du prophète Elie avec la hache jetée dans l’eau, il parle d’un médiocre et là tel que c’est écrit dans Rabelais, la médiocrité devient une grande qualité. Quand je prends un dictionnaire étymologique, je m’aperçois que médiocre c’est la même racine que médium et que c’est la sagesse absolue d’être médium qui signifie être en équilibre, en harmonie avec le contexte. Au Moyen Âge médiocre était donc une qualité.

L’autre : Cela me fait penser à votre position parce que on a l’impression que vous vous êtes construit un peu comme un métis qui est capable justement d’associer des choses différentes, de trouver des passerelles. Bien qu’un métis soit généralement métis par les générations précédentes, on a l’impression que c’est vous qui avez construit votre position.

GG : À l’origine, je viens d’une espèce de chaos complet, il a fallu que je reprenne tout à zéro. Je n’ai pas eu confiance en qui que ce soit, puis j’ai pu accorder celle-ci à des personnes dont on me conseillait de me tenir éloigné. Vous savez bon nombre d’artistes disent qu’il ne faut jamais se mettre entre les pattes d’un psychiatre ou d’un psychanalyste en affirmant qu’ils vont bouffer notre personnalité. Pour ma part je considère ces propos comme un tissu d’âneries. Si Van Gogh avait eu la chance d’avoir été soutenu par la psychiatrie d’aujourd’hui, son œuvre aurait été deux fois plus développée et je pense qu’avec quelques médicaments bien ajustés il aurait été plus tranquille et ne se serait pas coupé l’oreille. La médecine actuelle ne va pas casser la carrière d’un artiste et si la psychanalyse démolie son œuvre, cela veut peut-être tout simplement dire qu’il n’était probablement pas fait pour cette carrière.

L’autre : Cela ne nous ramènerait-il pas à Michel Onfray dont nous parlions, qui tape à bras raccourcis sur la psychanalyse ?

GG : Exactement ! Un jour on a fait une émission ensemble, on s’est retrouvés un peu par hasard sur le même plateau et il était justement interviewé sur son livre qui fustige la psychanalyse. Je n’étais absolument pas d’accord avec lui. Aussi je lui ai demandé : “Mais as-tu déjà toi-même entrepris un travail analytique ? Si tu n’en as pas fait une ça sert à rien d’en parler de la même façon que tu peux pas parler de E = MC2 à la télévision si tu n’es pas mathématicien”. La psychanalyse ce n’est pas dans les livres qu’on l’apprend c’est en la vivant allongé devant un psychanalyste.

L’autre : Qu’est ce qu’il vous a répondu ?

GG : Vous savez c’est quelqu’un très habile qui manie très bien les mots et comme il est intelligent il s’en est très bien sorti. Ultérieurement on s’est fâché à propos d’un article complètement antisémite qui était sorti dans le journal le Point et qu’il soutenait. Il m’a proposé qu’on fasse une conférence ensemble mais j’ai refusé car dans un débat entre lui et moi je ne faisais pas le poids. C’est quelqu’un qui manipule les mots bien mieux que moi.

L’autre : Quand vous parliez des mythes, je me demandais quelle place les animaux y occupaient ? Des animaux comme les ânes par exemple qui représentent aussi la sagesse. Certains mythes n’évoquent-il pas aussi le temps où les animaux parlaient ? Dans vos œuvres les animaux sont très présents. Est-ce aussi une façon de transmettre autre chose, là où les mots feraient peut-être défaut ?

GG : Oui, vous savez le bestiaire c’est quelque chose de tout à fait classique. Si on prend les Fables de La Fontaine, c’est formidable de faire parler les animaux qui sont aussi très présents dans le Talmud. Ils sont pour moi une source d’inspiration extraordinaire. Dans ma prochaine exposition il y aura beaucoup plus d’oiseaux par exemple, ce que je n’avais pas encore beaucoup abordé. J’ai fait par le passé une exposition qui s’appelait « L’ânesse et la figue » pour des raisons très précises. Alors quel était le rapport entre l’ânesse et la figue ? C’était tout simplement parce que dans le Talmud Aton et Te’enah étaient l’un en dessous de l’autre, on entend presque la même chose. Il y a une complicité sonore qui permet d’associer la figue avec l’ânesse et de suivre une association d’idée qui fait sérieusement penser justement à une cure analytique. Dans la prochaine exposition qui sera au mois de janvier à la galerie Templon, il y aura beaucoup de tableaux sur les oiseaux, le nid, le renvoi de la mère. Ceci en référence à un verset du deutéronome qui dit à peu près ceci : « Si en chemin tu rencontres un nid d’oiseau, tu chasses la mère et tu peux prendre les petits ou les œufs, ainsi ta vie et tes jours en seront-ils prolongés ». En fait ce verset qui semble anecdotique pose mille questions pour les maitres du Talmud : qu’est ce que c’est qu’un chemin, le nid est-il par terre, dans l’arbre ou dans le ciel ? Parce que tout à coup on déraisonne, c’est ça qui est génial dans le Talmud. Cela fait de merveilleux sujets en peinture parce que ce nid peut être en l’air et qu’on en oublie la cause parce qu’il n’y a aucune raison à ce qu’il y ait un nid en l’air, alors vous chassez la mère, vous prenez les petits, ça ne tient pas debout. Mais c’est pire après, le nid est sur la tête, vous rencontrez quelqu’un qui passe, il a un nid sur la tête, mais si le nid est dans la tête alors vous rentrez en plein dans la sémiologie. Pour moi tout cela est une vraie ouverture par rapport à toute ma culture, tout ce que j’ai pu apprendre, c’est une richesse formidable.

L’autre : Justement par rapport aux versets il y a énormément d’images qui peuvent se présenter et dans les com-
mentaires elles sont multiples.

GG : Vous savez, lire la Thora sans les commentaires cela ne sert à rien. Dans la tradition il ne faut jamais lire la Thora tout seul, il faut la lire à plusieurs. Sur chaque verset il y a dix interprétations possibles, dans chaque mot il y a dix interprétations possibles, dans chaque lettre vous avez soixante dix interprétations possibles, alors cela fait pas mal d’interprétations.

L’autre : Tout à l’heure vous disiez : « Au début c’était le chaos, j’ai un peu tout reconstruit », mais dans votre vie forcément il y a eu des rencontres. Des personnes-ressources où l’on entend d’ailleurs le mot source. Dans les concepts transculturels on parle d’affiliations en pensant aux personnes qui sont en situation d’exil et qui sont obligées de se réinventer une filiation. Y a t-il des personnes qui vous ont révélé à votre art ? Qui vous ont particulièrement influencées ?

GG : La première vraie rencontre c’était en Bourgogne avec quelqu’un de très fermé sur lui-même, fils de bûcheron, d’une famille très pauvre venant de l’Italie. A leur arrivée en France ils ont dormi dans l’écurie du maire d’un petit village de Bourgogne. Cet homme est mon oncle, le mari de la sœur de ma mère. Il faisait de l’art brut. C’est-à-dire qu’il fallait qu’il réinvente tout son univers. Pour un enfant c’était extraordinaire. D’ailleurs dans mon atelier mon fauteuil préféré est fait par lui, en bouts de tonneaux avec des branchages. On dirait le fauteuil de Robinson Crusoé. Tout ça peint au minium, une couleur qui sèche vite, avec un côté argent étrange. Mon oncle était bûcheron, tailleur de pierres, maçon, barbier et coiffeur dans un tout petit village. Ce n’était pas quelqu’un qui parlait mais il faisait un dessin par an, un mickey ou un chasseur avec un lapin. Il faisait un dessin par an pour voir s’il gardait bien la main !

L’autre : À l’adolescence quand vous est venu le goût du dessin a-t-il été présent ? Et a-t-il eu le temps de voir ce que vous étiez devenu ?

GG : Non, mais on s’aimait beaucoup, et il y a des choses qu’il a dîtes qui m’ont vraiment bouleversées. Plus tard aux Beaux-Arts j’ai rencontré des personnes formidables comme Fabrice Emaer au Palace qui avait une attitude très paradoxale parce qu’il se faisait appeler le Prince de la Nuit, couvert de paillettes, alors que dans son travail il était extrêmement sérieux. Je me couchais alors vers sept heures du soir pour me lever vers quatre heures du matin et peindre, ce qui me permettait de poursuivre la nuit avec lui qui n’avait pas dormi du tout. On prenait le petit déjeuner ensemble et on parlait à bâtons rompus. C’était quelqu’un de passionnant. Il m’a donné de vrais conseils en m’invitant à me méfier et à prendre la distance nécessaire quand il a été question que j’expose aux États-Unis.

L’autre : Comment avez vous pu conjuguer ce passage par le Palace avec toute l’attention et toute la prudence qu’il vous fallait conserver vis-à-vis de vous même ?

GG : Je n’ai pas toujours été prudent, mais j’ai de plus en plus appris à l’être. J’ai plutôt le sentiment d’être un bouchon sur un océan de sentiments d’incertitudes. J’ai eu aussi beaucoup de chance avec certaines rencontres. Mon oncle de Bourgogne, mes amis et puis Elizabeth ma femme qui m’a fabriqué, sans elle je serai encore dans les hôpitaux. Elizabeth rencontrait aussi des difficultés dans son éducation. Pas du tout comme les miennes, bien sûr et on s’est retrouvé complices avec le sentiment d’être un peu justement dans la même aventure. J’étais très déprimé parce que je ratais tout, je ne croyais pas aux Beaux-Arts, je m’ennuyais. Elizabeth avait un projet, elle m’avait dit : « Toi tu vas peindre et moi je vais devenir la secrétaire du magasin de mes parents, je gagnerai de l’argent et toi dès que tu deviendras célèbre, dès que tu gagneras ta vie en peinture, je m’arrêterai d’être secrétaire et je commencerai une carrière de designer ». Ce projet totalement utopique qui ne tenait absolument pas debout, on y croyait vraiment et en fait c’est ce qui s’est passé. Quand j’ai commencé à bien gagner ma vie avec les peintures de décors que je faisais au Palace, et ensuite avec des expositions qui ont marchées jusqu’à intéresser le grand marchand d’art Léo Castelli, Elizabeth a en effet pu se retirer de son travail, pour commencer sa carrière de designer et cela a très bien marché pour elle.

L’autre : Léo Castelli tel que vous le présentez est un personnage extrêmement singulier et brillant.

GG : Oui ce sont des personnages rares dans une société. Il y a un très beau livre sur lui écrit par Annie Cohen-Solal4. Cela mérite de le lire pour comprendre ce qu’est une aventure humaine comme celle-ci ; Léo Castelli était le plus grand marchand de tableaux au monde et pour avoir été à quelques centimètres de lui dans des vernissages, j’avais qu’une envie c’était de lui dire : « Ecoutez je voudrais vous présenter mes tableaux » mais c’était surtout à ne pas faire. Après cette première exposition que j’ai faite à New-York, c’est lui qui est venu vers moi en évoquant un tableau dont il avait entendu parler. On l’appelait le vieux lion, on peut comprendre pourquoi. Les premiers mots qu’il m’a dit sont : « Dites-moi le tableau que vous avez exposé à la Holly Salomon Gallery a eu beaucoup de succès ? Je ne l’ai pas vu mais je sais que c’est un très beau tableau. On va sans doute travailler ensemble. Je sais qu’il y a beaucoup de galeries qui veulent travailler avec vous, il faudra leur donner de petites choses, on va se voir et on va discuter un petit peu de quelles sont vos conditions ». C’est un tableau qui s’appelle Adhara5 et déjà au vernissage, Templon, avec qui je travaille aujourd’hui, m’avait dit ; « Tu sais, tu vas faire une grande carrière ». Le tableau était à vendre, mais personne ne l’achetait. Un autre marchand de tableaux, Sperone, un italien me l’a raconté après. Il prend l’ascenseur et dans celui-ci il y avait des gens qui parlaient de mon tableau. Il revient à la galerie Holly Salamon pour l’acheter, mais on lui dit que celui-ci n’est plus à vendre. Il mandate alors un des artistes de sa galerie. Mais la galerie refuse toujours de vendre ce tableau. Plusieurs marchands sont venus me voir dont une galerie allemande qui était à New-York et m’ont demandé : « Mais est-ce que le vieux lion a vu ce tableau ? » Et moi je ne savais pas de qui il parlait, ils m’ont alors dit ; « Ecoutez tant que Léo Castelli n’a pas vu ce tableau on ne va pas prendre de décision mais au moment où il l’aura vu s’il ne travaille pas avec vous, dites-vous que nous sommes prêt à travailler avec vous ». New-York n’est pas comme à Paris, il y a une hiérarchie. Léo était le pape des marchands de tableaux. C’est quelqu’un qui s’est formé en France. Il est arrivé avec quelques européens à New-York et au bout de quelques années il disait aux américains mais attendez en Amérique vous avez des grands artistes et c’est là où il découvre tous les grands : Rauschenberg, Jasper Johns et bien d’autres. Un des mots que j’aime beaucoup de Léo, alors que je lui disais : « Léo comment vous voyez un peu l’avenir ? » Parce que la situation était dure, les modes passent tellement vite ! Léo qui avait déjà 85 ans, je l’ai connu très vieux à cet âge là, m’a répondu « Oh, on y verra clair dans quinze ou vingt ans » ! J’aimais cette façon désinvolte de bousculer le temps.

L’autre : Le processus de nomination dans le domaine clinique et transculturel apparaît comme quelque chose de très important, pourriez vous nous dire comment vous vous y prenez pour nommer vos tableaux ?

GG : À l’époque où je travaillais sur le thème de la Divine Comédie, dans la rétrospective que j’ai faite à Beaubourg, la plupart de mes tableaux étaient sans titre. À l’époque je me disais qu’il fallait être suffisamment précis en peinture pour qu’on se dise : tiens il s’agit d’une histoire, tout en ne nommant pas l’histoire. Maintenant, je trouve que le sujet compte plus que la peinture. Vous savez ce que j’aime dans la peinture c’est d’être limité au cadre, c’est pour ça que je n’ai pas envie de m’engager dans un processus dit « moderne ». Je considère que tous les processus modernes ont déjà été faits. Comment aller plus loin que Marcel Duchamp. Comment sortir de cette question ? Et bien en n’attachant aucune importance à l’originalité ni à la forme. Ma forme est on ne peut plus classique. Si j’étais musicien j’aimerais bien acheter un Stradivarius, c’est-à-dire avoir un très bel instrument, et bien de même en peinture j’essayerai d’avoir des bonnes couleurs. A une époque j’ai même broyé mes couleurs pour savoir de quoi était faite la peinture.

L’autre : Donc vous n’avez pas nommé vos tableaux au début ?

GG : La plus belle définition de la liberté, c’est la liberté du prisonnier qui n’a plus que sa tête à penser. Et bien j’étais prisonnier dans la forme de la peinture, je ne pouvais pas échapper à l’histoire de l’art. Un tableau n’est plus original, vous ne pouvez plus rien faire en peinture qui n’ait déjà été fait. Vous peignez bien, ça évoque le XVIIIe siècle ou la renaissance, vous peignez mal ça évoque Chirico, vous la rayez c’est Hartung, si vous la trouez c’est Fontana, si vous mettez du bleu c’est Klein. Donc le problème n’est pas là. Le problème est au niveau du sujet. Et bien oui en effet, j’ai été au plus profond du sujet, en vivant justement ce que font les maîtres de l’exégèse, c’est-à-dire de l’interprétation qui ne sont pas des explications, parce que le tableau appartient à celui qui le regarde et que celui qui le regarde ne voit généralement pas du tout ce que j’ai voulu y mettre. Mais par contre, je donne mon parcours, mes clés et puis après chacun en fait ce qu’il en veut. Je crois que les tableaux au fond n’ont pas beaucoup d’importance. C’est l’espace qu’il y a entre les tableaux qui compte. Le lien, l’entre deux, ce qui n’est pas dit. Dans les tableaux il y a beaucoup de choses qui ne sont pas dites.

L’autre : Comme si la succession de tableaux devenait un langage ?

GG : Exactement, c’est bien parce que c’est le temps d’une exposition mais c’est pour cela que j’ai fait des tableaux sur Cervantès, Don Quichotte, Rabelais. La dernière c’était sur Goethe. Ce ne sont plus des thèmes bibliques et la prochaine va être sur les associations libres et sur les images subliminales, tellement renvoyées à l’inconscient qu’il n’y aura pas de cohérence logique. C’est-à-dire qu’on pourra associer Tintin et Milou et Kafka en passant par la tasse de thé où vous avez bu et cette exposition, qui semblera très incohérente, sera en fait très liée.

L’autre : Dans l’association La Source que vous avez créée, il y a aussi quelque chose qui se perpétue. Est-ce que pour vous cela a été une manière de transmettre par une autre voie ? Comme un don que vous auriez voulu faire à ceux qui seraient en panne de transmission.

GG : L’aventure de la Source est liée à mon histoire personnelle. Chacun son aventure, moi j’étais tellement perdu dans un échec scolaire massif, si désarçonné dans mon éducation que la peinture est devenue quelque chose qui m’a toujours protégé. On se demandait, si je n’étais pas débile à l’école. J’étais tellement nul dans la classe qu’avec un autre élève aussi mauvais que moi on était dans une sous classe. C’est-à-dire qu’on était trente élèves et qu’il y avait une sous classe de deux élèves. Donc, j’étais soit le premier soit dernier. Mais j’existais auprès de mes maitresses parce que pendant la fête des mères, je finissais les dessins de mes petits copains ce qui m’a permis de prendre conscience que le dessin était une manière d’exister. J’ai toujours eu une grande confiance dans la peinture, le dessin, alors que je ratais tous mes examens. J’ai fait les Beaux-Arts pour avoir le sursis militaire et manger pour deux francs cinquante au restaurant universitaire. L’avantage de ces études c’est qu’il y a beaucoup d’années et à mon époque, il ne fallait pas avoir le Bac. Aujourd’hui je n’aurais pas pu faire les Beaux-Arts. Et même si je n’ai rien appris aux Beaux-Arts, au moins j’avais obtenu mon sursis.

L’autre : Comment est née La Source ?

GG : À une époque j’étais incapable d’entreprendre quoi que ce soit et puis un jour je me suis dit que peut-être il était temps d’agir, de ne pas accepter les choses telles qu’elles se présentent alors, tout simplement, j’ai profité de mes relations professionnelles. J’ai demandé à des amis artistes d’aller à la rencontre de ces enfants de la DDASS. Des artistes comme Buren, Combas, Boltanski ont tout de suite joué le jeu. Alors qu’on s’engueulait et qu’on n’était pas d’accord sur les définitions de l’art, sur un projet comme celui de La Source ils ont tous été d’accord. On a immédiatement voulu donner une orientation à La Source « hors genre » en invitant aussi bien Fabrice Hyber qui est un artiste conceptuel que Yan Pei-Ming ou Jean-Pierre Reynaud. Tous ont accepté de faire des ateliers avec les enfants de La Source.

L’autre : La Source est un projet de transmission avec des enfants de milieux défavorisés ?

GG : Au départ, c’est avec des enfants de milieux très défavorisés. On travaillait avec des juges pour enfants, la DASS, les services sociaux locaux, le Conseil général et autres. Il y a toujours un grand artiste qui mène un atelier et d’autres conduits par de jeunes artistes qui ont une bourse. On voulait aller voir l’Éducation Nationale pour avoir des subventions, ils nous ont dit : « Vous faites vraiment un bon travail, pourquoi ne recevriez-vous pas des classes normales ? » Certes cela nous intéressait de toucher une subvention supplémentaire mais nous y avons trouvé surtout l’opportunité de pouvoir mélanger des enfants venant d’un milieu difficile avec des enfants qui vont bien. Et ce d’autant plus que les enfants, qui sont les piliers de La Source, étaient fiers de transmettre quelque chose à leur tour. La Source est un peu le lien entre la famille, l’école, et l’enfant. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de maitresses d’école qui viennent nous voir en disant : « Vous savez cet enfant n’est pas bon, il est au fond de la classe, on se moque de lui, est- ce que vous vous ne pourriez pas faire quelque chose ? »

L’autre : Maintenant vous disposez de plusieurs lieux ?

GG : Oui, et cette année on va sans doute créer une Source à Paris et dans tous les cas à Meudon. Je pense qu’en 2014, avec Catherine Chevillaud du Musée Rodin, on nous confiera les ateliers Rodin. On a commencé cette transmission avec les enfants et les artistes du côté des arts plastiques mais maintenant, on nous a demandé de travailler sur l’illettrisme, ce qui va nous amener à inviter aussi des littéraires, des écrivains, des horticulteurs, des cuisiniers pour créer de nouveaux ateliers. La Source est une Fondation maintenant sous l’égide de la Fondation de France, ce qui est bien pour les subventions parce qu’il faut que ça puisse devenir aussi du mécénat privé dans un contexte où les subventions
d’État
sont de plus en plus insuffisantes. À La Source, nous avons confiance dans la démarche artistique. Je pense que la culture n’est pas un luxe mais une nécessité. C’est la base même de toute éducation, qui permet de trouver une identité, une force, une indépendance, une liberté. Car la liberté ce n’est pas quelque chose qu’il faut attendre, la liberté c’est quelque chose que l’on prend.

  1. La Source est une association à vocation sociale et éducative par l’expression artistique, créée en 1991 par Gérard Garouste.
  2. Commentaires.
  3. L’Intranquille « Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou » Gérard Garouste avec Judith Pérrignon. Paris : L’Iconoclaste ; 2009.
  4. Cohen-Solal A. Léo Castelli et les siens. Paris : Gallimard ; 2009.
  5. Adhara est le nom d’un astre de la constellation du Chien.

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