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Note de terrain

© Mike Vondran, at Christ the Redeemer, Corcovado, Rio de Janeiro, Brazil, 30 Decembre 2008. Source (CC BY 2.0)

Voyage brésilien : une rencontre de l’autre, une rencontre de soi

Cynthia WEILLERCynthia Weiller est psychologue clinicienne interculturelle jeune diplômée de l'université Toulouse Jean Jaurès en France.

Bruce A, Kopenawa D. La chute du ciel, parole d’un chaman Yanomami. Paris: Plon Terres Humaines; 2010.

Glissant E. Tout-Monde. Paris: Gallimard; 1995.

Glissant E. La cohée de lamantin. Paris: Gallimard; 2005.

Kaës R et al. Différence culturelle et souffrances de l’identité. Paris: Dunod; 1998.

Kaës R. Comment penser le transculturel aujourd’hui. Conférence EATGA (European Association for Transcultural Group-Analysis); 2009.

Lapassade G. Les états modifiés de conscience. Paris: PUF; 1987.

Mestre C. La trace du voyage, le corps et les pensées en mouvement. In: Mestre C, Moro MR, éditeurs. Partir, migrer l’éloge du détour. France: La Pensée sauvage; 2008. p. 25-38.

Viveiros de Castro E. Métaphysiques cannibales. Paris: PUF; 2009.

Appelée par la découverte et l’envie d’apprendre de l’autre, je suis partie au Brésil presque 3 mois, après avoir fait le choix de m’orienter vers une spécialité Psychologie clinique et interculturelle. Je me suis demandé quel était l’intérêt de l’expérience du voyage lorsque l’on est dans l’apprentissage du métier de psychologue interculturel ? Pour moi, partir c’était et c’est prendre le risque absolu de la rencontre et de ce fait, prendre le risque de se rencontrer soi-même dans les autres. Je voulais expérimenter par moi-même ce sentiment d’étrangeté face à une culture inconnue, une langue, une temporalité différente, afin de pouvoir approcher ce sentiment d’inquiétude, ce « mal à soi » dont parle Deligny (cité par Gomez 20131) provoqué par les autres. Enfin pour perdre un peu de cet « ethnocentrisme qui est comme le bon sens, […] la chose du monde la mieux partagée » (Viveiros de Castro 2009 : 75). Le contenu de cet écrit est à prendre autant comme des notes de terrains, qu’une analyse de mon vécu personnel du voyage.

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L’expérience subjective du changement

J’ai choisi de présenter quatre éléments, quatre mots qui, tout au long de mon voyage m’ont posée questions, m’ont fait faire des liens entre ma culture d’appartenance et la culture brésilienne que j’ai découverte. Ces quatre notions sont pour moi des clés d’entrée et de compréhension d’une nouvelle culture. Elles viennent questionner, chambouler ces « allants de soi » de George Lapassade (1987) que nous transportons tous dans notre valise culturelle. Il s’agit du corps, du temps, de la langue, et de l’espace. Cette liste est subjective, et j’aurais pu parler d’autres concepts, mais se sont ceux que je voudrais détailler dans cet article.

Le corps

Arriver dans un nouveau pays, c’est tout d’abord donner de nouvelles sensations à nos sens. C’est voir et observer de nouvelles couleurs, de nouvelles lumières. C’est sentir des odeurs que l’on n’a jamais humées. Elles sont fortes, agressives, insupportables ou au contraire, douces, parfois presque familières et on les apprécie d’autant plus. Le voyage c’est d’abord l’explosion de tous nos sens qui sont comme décuplés par ce changement. Il me semble important de parler des sens et ainsi du corps car ce dernier fait partie de l’expérience de la migration, qu’elle soit pour seulement quelques mois, années ou sans dates de retour définie. Il est comme une barrière physique entre l’extérieur, l’environnement et l’intérieur, notre psychisme. « Dans une expérience de terrain, l’accès au savoir se conquiert d’abord par l’épreuve du corps » (Bruce et Kopenawa 2010 : 132), le corps physique n’est pas qu’une simple enveloppe, mais il est le premier en contact direct avec l’extérieur, et quand notre environnement change, le corps fait de même. Il permet également d’exprimer des choses que l’inconscient refoule, le corps lâche prise quand on ne peut plus mettre du sens sur nos sensations, comme si le voyage provoquait le conflit intérieur : « le corps devient l’ultime recours pour faire signe au lieu de faire sens » (Kaës 1998 : 77). Il m’apparaît alors très important de ne pas dénigrer le corps, mais de l’écouter, d’en prendre soin et de considérer ses changements, ses modifications comme des signes à interpréter. Cette réflexion m’amène à penser qu’il faut également prendre soin du corps et de ses manifestations de la personne que l’on a en face de nous, en entretien et en consultation. Questionner le corps, la maladie, l’alimentation, les activités physiques… vont être des clés de compréhension du vécu migratoire et ainsi de l’état de bien-être de la personne. Ces éléments nous amènent à interpeller la notion de temporalité chez l’autre.

Le temps

« On n’a pas de temps pour la vitesse » (Glissant 1995 : 320). Cette phrase, écrite dans un poème intitulé « Marie-Galante », me semble illustrer totalement la temporalité des pays tropicaux, où le soleil et ses effets, dictent le temps. Si l’on devait comparer cette temporalité avec celle de nos pays occidentaux européens, elle serait plus lente, plus tranquille, et plus douce. Dans mes activités, je me suis aperçue que les Brésiliens n’avaient pas la même conception du temps que moi, Française, Européenne, Occidentale. Les horaires sont le plus souvent respectés avec une marge d’une demi-heure, on ne court pas, on prend le temps d’être, donc on ne regarde pas systématiquement l’heure. Le bien être et le respect de ses envies semble important. Les tensions que pourrait provoquer la montre se font moins sentir au quotidien. Il m’a été particulièrement difficile au début de mon séjour de prendre le temps de m’adapter. On m’a apprit à être à l’heure, on m’a apprit qu’il fallait faire, toujours faire, produire, qu’attendre était une perte de temps, que les échanges dans les couloirs étaient improductifs, etc. Le temps apparaît donc comme quelque chose de culturel qui viendrait notamment constituer un rapport au monde, aux choses et aux gens. Mais que fait-on des temps « improductifs » où les gens échangent et se rencontrent. Tous ces temps où on n’a l’impression que l’on ne fait rien, mais où finalement le vide permet l’invention et la création. Je me suis rendue compte que dans ma vie d’étudiante française, j’avais peu de moment de vide, comme si le vide faisait peur et que dans le monde capitaliste, il ne faut pas avoir de temps vide qui nous permettrait de réfléchir, de penser, de construire, déconstruire, reconstruire. Pas de temps « d’analyse du savoir, où l’on recompose pour savoir et voir ça » proposé par Jean Oury (20132). Mais alors à quoi bon vouloir travailler avec l’humain si nous ne nous mettons pas au rythme naturel de celui qui est face et proche de nous ? Quel est ton rythme ? Cette question pourrait devenir une question d’ouverture d’un entretien, d’une consultation ! Quel est ton rythme que je puisse le respecter, que je puisse respirer en même temps que toi, que je puisse approcher ton monde pour t’aider. J’arrive ainsi à la même conclusion que Jean Oury, quand il dit : « les rythmes, c’est ce qui va nous permettre de déchiffrer la personnalité, le style de l’autre » (ibid.). Cette expérience a été aussi l’occasion lors du travail et de la rencontre avec les Indiens de réaliser à quel point la relation à l’autre est chronophage. Quelle illusion que de penser pouvoir définir et comprendre en quelques mois les termes de mon stage.

La langue

Faire l’expérience d’un pays où l’on ne parle pas la même langue c’est faire l’expérience d’un autre système de pensée. La langue parlée est le reflet de la culture à laquelle elle s’apparente. Qu’il est frustrant de ne pas pouvoir s’exprimer, prendre la parole, dire ce que l’on ressent, donner son avis lorsque l’on ne maîtrise pas une langue. J’ai parfois l’impression de faire l’expérience de celle qui ne peut pas, on ne me comprend pas bien, et je ne peux qu’exprimer des choses de bases, choses primaires. Et finalement qu’il est facile quand on ne se comprend pas de prêter à l’autre des intentions erronées car uniquement basées sur des suppositions. « Je suis, moi aussi un autre pour ces autres dont je scrute la culture » (Devereux cité par Kaës 2009 : 9). Si je vais plus loin dans ma réflexion, je me dis que l’autre, celui qui détient le savoir de la langue, pourrait me considérer comme inintéressante et primaire au regard de la pauvreté de mon vocabulaire. Je peux alors apparaître sans intérêt, sans pensées, et cela provoque en moi un terrible sentiment de solitude, de non appartenance sociale. Il en découle une profonde frustration, parfois de la colère ou de l’irritation. Cette réflexion me renvoie à la situation des demandeurs d’asile pour qui la langue inconnue devient barrière. Que pensent les gens qui les rencontrent ? Qu’inventent ces migrants qui ne peuvent exprimer leurs émotions, sentiments, colères, désirs, et envies ? Qu’éprouvent-ils ? La question de l’interprète dans l’entretien s’impose alors, et il m’apparaît clairement que sa présence permet deux choses fondamentales : avoir la possibilité de parler sa langue maternelle lorsque que l’on est baigné dans une musique qui nous semble encore étrangère, provoque une excitation et une joie immense, presque enfantine. Par exemple, lors d’un travail de soutien, d’intégration et d’accompagnement avec des étudiants migrants africains, j’ai pu observer la joie qu’ils avaient à me parler français. Pour certains cela faisaient plusieurs années qu’ils n’avaient pas pu parler leur langue maternelle. Cette joie prend une valeur particulière lorsque l’on est complètement isolé, dépressif ou angoissé. La seconde chose que j’ai pu observer directement, est comment, par la traduction, l’interprète permet un temps de latence entre ce que l’on dit et l’impact qu’il provoque sur les gens. Ce temps de traduction permet un temps de pause, de recul. Il nous donne à voir nos paroles, à penser nos mots et a mieux percevoir l’impact de nos paroles chez l’étranger. Ainsi, pouvoir avoir expérimenté cette double position de « je ne me fais pas comprendre » et « je suis traduite », m’ont permise, et même si cela est à moindre échelle, de vivre et de comprendre ce que peuvent ressentir les gens qui s’exilent et se retrouvent sans repères, sans connaître la langue du pays d’accueil, dans un sentiment de pure solitude due à la rupture du cadre culturel. « La reconstruction de ces petits liens entre ses propres voyages et celui de l’autre permet de mettre en mots les sources du changement et de la transformation » (Mestre 2008 : 25).

Cette solitude nous amène à la notion de communication avec les siens. En effet, on peut faire l’hypothèse que la rupture du cadre culturel renforce le besoin de lien et de présence des proches et de la famille. Expérimenter ce besoin de parler avec les personnes qui nous sont proches, vivre la nécessité d’avoir des nouvelles, me fait réaliser l’importance de la question : « As-tu des nouvelles de ta famille ? ». Comme si l’éloignement géographique pouvait les détruire, on est plus sûr de rien, notre vie ou la leur peut être subitement en danger depuis notre départ. Est-ce cela l’angoisse de mort ? Enfin et malgré mon apprentissage rapide du brésilien je n’avais pas résolue le problème de la langue pour autant et il me semble qu’Edouard Glissant a raison lorsqu’il dit : « Entends, je te parle dans ta langue, et entends encore, c’est dans mon langage que je te comprends » (2005 : 38).

Le chez soi/l’espace

Lorsque tout change autour de soi, lorsque les repères disparaissent et que les couleurs changent, on diminue notre espace, on diminue notre « terrain de jeu ». Au début, je n’ai pas osé m’aventurer trop loin. Je préférais y aller pas à pas. Et avant de pouvoir sortir dehors seule et en confiance, il m’a fallut construire un endroit : mon chez moi. Nous ne sommes pas tous égaux vis-à-vis de ce besoin de « chez soi », mais pour moi il me fallait me sentir bien et en sécurité « chez moi », dans ce bout de maison, avant de pouvoir sortir loin et être disponible entièrement, m’offrir à ce nouveau pays. Investir un lieu, c’est l’investir de soi et il faut en avoir envie. Je repense à ces étudiants africains, relégués dans cette « maison d’étudiants pour Africains », au fond d’un jardin, où à chaque grosse averse, les murs prenaient l’aspect d’une cascade ! Si l’on fait l’hypothèse que la maison est comme notre corps, comme les limites de notre identité entre extérieur et intérieur, comment alors ne pas se sentir vulnérable lorsqu’on est perméable à la pluie ! La dimension du chez soi et la notion d’espace nous contient psychiquement. Nous avons besoin d’un endroit où nous nous sentons protégés si l’extérieur nous semble agressif, angoissant, incontrôlable, incompréhensible. Se créer un espace à soi pour créer un espace pour l’autre et ne pas tout mélanger, ne pas penser que l’on peut tout au même moment, mais que chaque chose mûrit et se fait en son temps. Ce qui me ramène à ce que j’ai écrit plus haut sur le temps au Brésil. Ce temps plus lent m’a permis le temps de la réflexion. Le temps d’écouter, le temps de sentir, le temps de rêver. On ne part pas en voyage seule sans peurs, sans doute de l’inconnu, de l’autre qui va croiser notre chemin. Il nous faut passer par des étapes, comme des panneaux de signalisation au bord de la route. Malheureusement et heureusement, ils ne sont pas tous indiqués, à nous de les débusquer, d’y faire face sans préparation. C’est ce qui nous pousse à la transformation. « Trans-formation » : passer par du différent, se faire envahir et traverser par du neuf, vivre des surprises et changer. Devenir autre soi-même, devenir autre à soi-même parfois, et pour les autres, pour un instant, le temps du changement. « Les voyages forment la jeunesse ». Oui, mais pas seulement, ils forment les Hommes. Partir pour grandir en laissant derrière soi les choses trop connues qui ne sont plus facteurs de changement.

  1. Intervention pendant la Journée de Psychothérapie Institutionnelle : Jeux et Enjeux institutionnels. Auch ; mars 2013
  2. Intervention pendant la Journée de Psychothérapie Institutionnelle : Jeux et Enjeux institutionnels. Auch ; mars 2013
Résumé
Abstract
Resumen

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