Note de terrain

Droit d’asile et certificats médicaux : une expérience originale lyonnaise de plus de 30 ans

© Jeanne Menjoulet, Marseille, un migrant de bronze, Près du vieux port, exposition éphémère. MP 2013 Source (CC BY 2.0)

Droit d’asile et certificats médicaux : une expérience originale lyonnaise de plus de 30 ans

Serge DUPERRETmédecin, membre de l’association Médecine et Droit d’Asile (MéDA), 3 place du Marché 69009 Lyon. méda69@protonmail.com

Michel ARGOUSEMichel Argouse est médecin, membre de l’association Médecine et Droit d’Asile (MéDA), 3 place du Marché 69009 Lyon. méda69@protonmail.com

Gilbert SOUWEINEGilbert Souweine est médecin, membre de l’association Médecine et Droit d’Asile (MéDA), 3 place du Marché 69009 Lyon. méda69@protonmail.com

Joseph BIOTJoseph Biot est médecin, membre de l’association Médecine et Droit d’Asile (MéDA), 3 place du Marché 69009 Lyon. méda69@protonmail.com

Anne COLLETAnne Collet est médecin, membre de l’association Médecine et Droit d’Asile (MéDA), 3 place du Marché 69009 Lyon. méda69@protonmail.com

Nicole SMOLSKINicole Smolski est médecin, membre de l’association Médecine et Droit d’Asile (MéDA), 3 place du Marché 69009 Lyon. méda69@protonmail.com

Agamben, G. (1997). Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue. Seuil.

Allden, K., Baykal, T., Iacopino, V., Kirschner, R., Özkalipci, Ö., Peel, M., et al. (Eds.). (2001). Istanbul Protocol: Manual on the effective in­vestigation and documentation of torture and other cruel, inhuman or degrading treatment or punishment. Geneva, Switzerland: United Nations. Office of the High Commissioner for Human Rights.

D’Halluin, E. (2004). Comment produire un discours légitime? Plein Droit, 64, 30-33.

Fassin, D., & Kobelinsky, C. (2012). Comment on juge l’asile. L’institution comme agent moral. Revue française de sociologie, 4(53), 657-688.

Honneth, A. (2006). La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique. La Découverte.

Lacan, J. (1975). Les écrits techniques de Freud, Le Séminaire, Livre I. Seuil.

Mc Kinney, K. (2007). Breaking the conspiracy of silence: Testimony, traumatic memory and psychotherapy with the survivors of political violence. Ethos, 35(3), 265-299.

Noiriel, G. (2019). Une histoire populaire de la France. AGONE.

Pestre, É. (2012). L’instrumentalisation par la preuve du corps du réfugié. Recherches en psychanalyse, 2(14), 147-154.

Ricœur, P. (1977). Expliquer et comprendre. Sur quelques connexions remarquables entre la théorie du texte, la théorie de l’action et la théorie de l’histoire. Revue Philosophique de Louvain, 25, 126-147.

Tallarico, S., & Baubet, T. (2017). La mer comme espace liminal. Étude de cas sur les aspects symboliques et magico-religieux de la traversée de la mer Méditerranée. Rhizome, 1(63), 68-74.

Duperret S, Argouse M, Souweine G, Biot J, Collet A, Smolski N. Droit d’asile et certificats médicaux : une expérience originale lyonnaise de plus de 30 ans. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2023, volume 24, n°1, pp. 118-125

« Médecine et Droit d’Asile » (MéDA) est une association lyonnaise qui, depuis 34 ans, perpétue une tradition de délivrance de certificats médicaux aux personnes qui ont subi un traumatisme dont elles gardent des séquelles physiques, psychiques et qui, pour ces raisons, demandent l’asile. La finalité de cette activité est de faire valoir ces violences et leurs conséquences auprès des instances administratives ou juridiques chargées de la procédure d’asile, mais elle pose un certain nombre de problèmes d’ordre éthique et déontologique auxquels nous nous proposons de répondre à travers la présentation de notre activité et une réflexion théorique.

Exposé du problème

Les réserves, voire critiques sont nombreuses à l’encontre de la production de tels certificats. Les associations qui le proposaient, reconnues au niveau national (Centre Primo Levi, COMEDE, Centre Minkowska), ont cessé pour la plupart de proposer cette activité. Engagées désormais dans une offre médicale de soins qu’elles jugent incompatible avec la rédaction de certificats, elles considèrent par ailleurs cette activité critiquable et dispendieuse en temps, au détriment de l’aspect thérapeutique.

[ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5,6″ ihc_mb_template= »1″]

Une première limite est que tous les demandeurs d’asile ne peuvent pas obtenir un tel certificat. Ils ne sont d’ailleurs pas réclamés par la CNDA (Cour nationale du droit d’asile)1. Au sein de MéDA, un peu plus de mille sont établis chaque année, c’est peu au regard du nombre de demandeurs convoqués à la CNDA. En termes d’égalité d’accès, le reproche est fondé, le terme de discrimination a même été employé.

De plus, ces certificats sont jugés souvent peu utiles ou d’une utilité difficile à établir. En effet, peu de délibérés des jugements nous reviennent et il est impossible de rattacher précisément le rôle d’un certificat à une décision de la cour, car exceptionnelles sont les preuves.

Il est encore un écueil, celui de faire coïncider le récit à des attendus de l’OFPRA ou de la CNDA (D’Halluin, 2004), remplacer le récit d’une vie par un texte formaté, normé, correspondant aux critères de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés.

Enfin, la production de certificats peut donner crédit à la suspicion qui entoure le demandeur. En effet, la recherche de la preuve (de sévices, de tortures, etc.) est une façon d’admettre que la personne requérante pourrait être sur le territoire pour de mauvaises raisons, en tout cas ne relevant pas de l’asile ou de la protection subsidiaire. Le certificat médical participerait à l’instrumentalisation du corps du migrant dans la quête de la preuve (Pestre, 2012) et la mise à disposition de ce corps pour répondre aux critères établis par le pouvoir (Agamben, 1997).

Ce primat donné à l’inscription de la preuve sur le corps, discrédite la parole et le simple fait d’être arrivé là, au profit de l’image, outil facile de comparaison, d’archivage et de classement. Après tant de réserves, que justifie une telle activité ?

Pour répondre à ces critiques, toutes pertinentes, nous développerons les raisons qui nous font poursuivre. L’histoire de cette association est un premier élément de réponse.

Histoire et particularités de notre fonctionnement

Notre association est composée d’accueillant(e)s et de médecins à la retraite, tous bénévoles. Elle poursuit la route tracée depuis 1998 par le Docteur Nicole Léry, maître de conférences en médecine légale, docteure en médecine, en pharmacie, et en droit, qui crée l’unité fonctionnelle « Centre de Droit et Éthique de la Santé » (CDES) au sein du service de médecine légale du CHU de Lyon. Ce centre deviendra, en 2016, Médecine et Droit d’Asile (MéDA), par désaffection du CHU. Ce rejet par l’institution universitaire où le CDES avait vu le jour a probablement été vécu comme un défi pour ses fondateurs. L’activité de MéDA s’est accrue, répondant à une forte demande des avocats, des structures d’accueil de demandeurs d’asile, des médecins soignants, et progressivement des demandeurs d’asile eux-mêmes.

Il faut préciser que MéDA n’est pas une structure de soins, son activité est tournée uniquement vers l’élaboration des certificats médicaux. Devoir choisir entre une activité de soins et la production de certificats est une question qui ne s’est pas posée.

Chaque patient est reçu 1h30 à 2h, l’ensemble du dossier d’asile (récit de vie, notes de l’interrogatoire OFPRA, rejet de l’OFPRA, complément éventuel de récit, recours et dossier médical éventuels) est analysé lors de la rédaction finale du certificat. Le requérant et le médecin échangent à propos du récit, en insistant nécessairement sur les violences subies ; souvent certaines questions lui sont posées pour la première fois, car la consultation médicale est un lieu d’écoute particulier, loin de la suspicion. Certains évènements peuvent apparaître de novo, alors que le récit a déjà été maintes fois produit. C’est un premier élément de réponse au risque évoqué de soumettre le récit à une norme attendue des autorités : notre « enquête » n’obéit à aucun code et suit scrupuleusement l’histoire du demandeur. Chacune d’elles est écoutée comme un récit singulier, même si les motifs se répètent. Nos seules interventions ont pour but d’éviter les digressions, afin de se recentrer sur les causes du départ (parfois très lointaines, remontant à l’enfance) et les violences qui ont causé, précédé ou émaillé le parcours.

Puis le patient est examiné, à la recherche de constatations pathologiques concordantes avec le récit : analyse des séquelles selon le Protocole d’Istanbul (Allden et al., 2001), recherche de troubles psychiques post traumatiques. Le certificat, de deux à quatre pages, avec photos le plus souvent, est ensuite envoyé au demandeur d’asile et avec son accord à l’avocat, pour être produit à la CNDA si ce dernier le juge utile.

Un conseil scientifique réuni quatre fois par an permet de consolider le savoir et les pratiques. Il est fait appel à des experts d’horizons et de spécialités différents (psychiatres et psychologues, avocats, sociologues ou politistes). Des lectures croisées des certificats, deux fois par mois, selon les principes des groupes d’analyse de la pratique, permettent de garantir la qualité et la rigueur médicales que nous devons à ces personnes. Un travail prospectif est en route pour analyser les phénomènes de contre-transfert et leurs conséquences éventuelles sur la consultation et la rédaction du certificat. Un codage accompagne l’archivage. Il nous permet de suivre l’évolution des populations rencontrées et leurs motifs de départ.

Un des sujets qui fait régulièrement débat est l’importance à donner au récit. Cette question est centrale, elle illustre la différence avec un certificat médical produit par un médecin légiste ou généraliste où le récit est absent ou minimal. Or, ce dernier est déjà rapporté dans plusieurs documents et le convoquer à nouveau pourrait apparaître redondant, inutile, voire source d’erreurs. Mais, à la condition de l’intégrer dans un ensemble où l’examen médical vient corroborer le discours, le certificat médical produit une cohérence sur laquelle nous reviendrons plus loin. En cas de distorsions ou d’incohérences, nous pouvons les relier aux conséquences psychiques du trauma, si nous en avons la conviction clinique. Le caractère « ramassé » du récit se justifie par la nécessité d’insister sur ce lien. Souvent, les récits produits pour l’OFPRA débutent par les causes du départ, les souffrances actuelles sont placées avant les causes qui les ont produites, inversion qui ne contribue pas à clarifier le propos.

Ainsi, en laissant s’exprimer le consultant, même si nous sommes contraints de privilégier les faits essentiels à l’élaboration d’un certificat, nous « recevons » beaucoup de déclarations inédites ; le huis clos d’une consultation médicale, avec du temps et une écoute bienveillante, conduit certaines personnes, hommes ou femmes, à nous livrer des parts de leur histoire jamais avouées, notamment celles qui sont relatives à des violences sexuelles.

Tous ces récits ont en commun de témoigner de l’impossibilité à faire valoir ses droits dans le pays d’origine, soit par absence de droit, soit parce que la justice est corrompue. Ils témoignent également d’un niveau inimaginable de violences physiques ou psychiques qui peut dépasser l’entendement d’un occidental. Une des fonctions d’un certificat médical est de rendre crédible ce niveau de violence, au regard des constatations médicales, même si la prime à l’horreur n’est pas notre finalité.

Résultats

La région d’origine des consultants est majoritairement la région Auvergne Rhône-Alpes (79 %), mais certains viennent parfois de très loin (Marseille, Paris, Dijon, Toulouse, Orléans, Nantes, Lille, etc.). Les pays d’origine appartiennent actuellement majoritairement à l’Afrique de l’Ouest, mais cette composition est très variable suivant les périodes. Autre caractéristique, le grand nombre de victimes de la prostitution au sein de réseaux organisés et de violences sexuelles, ainsi que les demandes d’asile pour homosexualité. L’âge des demandeurs demeure stable, majoritairement entre 20 et 40 ans. Comme mentionné plus haut, l’évaluation d’une telle pratique est illusoire, car seulement 30 % des consultants nous font connaître le résultat du jugement, qu’il soit favorable ou non.

Le climat de suspicion qui entoure la demande d’asile est propice à qualifier certains récits de « convenus » ou « peu circonstanciés », pour reprendre les termes retrouvés fréquemment dans les rejets de l’OFPRA. Si certains récits stéréotypés ont pu circuler, nous ne pouvons souscrire à ces accusations. Ils sont aisément repérables. De plus, la place réservée à l’écoute permet de relever des incohérences ou des impossibilités dont nous prévenons la personne.

Enfin, restant en contact avec les centres d’accueil qui continuent à nous solliciter, nous n’avons pas de retour témoignant de « retraumatisations », comme cela a pu être redouté.

Bien sûr, cela n’a pas valeur de preuve d’une innocuité totale.

Discussion

Le parcours pour l’obtention du statut de réfugié est à comparer à une « course à handicap » très particulière. Dans une course avec paris, le handicap pèse sur le plus avantagé, il se veut introduire de l’équité entre les concurrents dans le seul but d’animer la course, de la rendre plus spectaculaire parce que plus disputée. À l’inverse, dans la demande d’asile, le handicap aggrave la situation du plus désavantagé et accroît les vulnérabilités. Le demandeur d’asile voit se dresser de nombreux obstacles, comme autant de handicaps cumulés, alors que ses chances potentielles de succès sont connues pour être faibles.

Cette discussion ressuscite un débat ancien : faut-il participer au rétablissement d’une certaine équité, au risque de cautionner des orientations politiques très discutables, ou ne pas participer, au risque de l’abandon ?

Pour tenter de répondre à cette question, partons de l’écart observé entre les exigences des autorités et les moyens dont disposent les demandeurs d’asile.

La distorsion entre le droit d’asile et le droit civil ou pénal est une première illustration de cet écart. En droit civil, le demandeur est celui qui prétend, qui invoque une prétention, celle de ne pas avoir été payé, d’avoir été outragé, etc. Pour cela, il doit prouver cette prétention, car la charge de la preuve revient à celui qui la forme : « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. » (Article 9 du Code de procédure civile). Ainsi, deux parties s’opposent. Celle qui fait face au demandeur est le défendeur. Si le demandeur doit prouver l’exécution d’une obligation, le défendeur devra démontrer qu’il s’en est libéré (article 1353 du Code civil). Dans certaines hypothèses, le législateur ou la jurisprudence ont inversé la charge de la preuve, souvent pour prendre acte de la dissymétrie existant entre des parties et de l’impossibilité pour la partie la plus faible de prouver ses allégations. Est-ce le cas pour le demandeur d’asile ? Si le demandeur d’asile a réuni les éléments « prouvant » à ses yeux que la police de son pays l’a arrêté et emprisonné arbitrairement, qu’il a été torturé… Sa démonstration est isolée, celui qui est accusé d’avoir commis ces exactions est absent. Si l’on devait suivre les règles en matière civile, cette absence de contradicteur devrait bénéficier au demandeur d’asile en raison précisément de cette dissymétrie. C’est pourtant exactement l’inverse que nous constatons : pèse sur lui une présomption de mauvaise foi, qui conduit à mettre systématiquement en doute sa parole. Cruauté du sort, quand la victime vient d’un pays dit « sûr ». Tout se passe comme si la présence du défendeur était futile car le pays qu’il eût représenté est qualifié de « sûr ».

En droit pénal, l’accusé est présumé innocent, la charge de la preuve incombe au demandeur, à savoir, dans l’immense majorité des cas, au parquet. Dans la situation de la demande d’asile, le requérant est présumé coupable de ne pas répondre aux conditions de l’asile, voire de falsifier son récit. Les conditions imposées ne sont donc ni rattachables au droit civil, ni au droit pénal.

La Cour nationale du droit d’asile doit rendre un jugement, alors qu’une seule des parties est représentée et dans un climat de suspicion qui place la partie présente en position de présumée coupable à qui la charge de la preuve incombe alors que l’inversion de la charge devrait s’imposer au bourreau. Nous ne pouvons que dénoncer cette situation. Faut-il, pour autant renoncer à fournir tous les moyens au requérant face à la CNDA ?

Second écart, le primat donné au langage écrit qui n’est pourtant pas maîtrisé par tous les demandeurs. Or, c’est sur des rapports écrits que l’enquête des officiers de protection et de la Cour du droit d’asile va s’appuyer. Cet écrit rapporte souvent des propos traduits par un interprète. Ce primat donné à l’écrit se justifie parfaitement dans nos sociétés où le droit s’exerce depuis des siècles en se référant à des textes, des jurisprudences archivées. Mais beaucoup des personnes que nous recevons ressortent de pays où le droit ne se réfère pas à une législation écrite et opposable ; en outre, la plupart d’entre elles n’ont pas eu les moyens d’être défendues par un avocat, et sont le plus souvent emprisonnées sans chef d’inculpation.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que nombre de pays colonisés n’ont pas connu le développement suffisant pour la reconnaissance et la diffusion de leur propre langue par l’écriture. La langue écrite demeure un instrument de domination, comme l’écrit Gérard Noiriel : « L’une des formes essentielles de la domination dans l’histoire a opposé ceux qui détenaient le pouvoir de d’écrire et d’interpréter le monde au moyen de l’écriture et ceux qui ne disposaient que d’un langage oral. » (Noiriel, 2019). Cette domination se prolonge. La double médiation depuis une langue étrangère, voire vernaculaire, vers une traduction, puis par une transcription dans une langue étrangère induit nécessairement des réductions qui peuvent être interprétées comme autant de manques, d’incertitudes, voire de falsifications. L’intervention de professionnels, tels les avocats ou les médecins, à même d’instruire un compte rendu dans une « langue » officielle est à voir aussi comme une « opération de rétablissement de crédibilité ». Ce qui est de fait validé pour la justice doit l’être pour la médecine. C’est la mission d’un avocat de traduire en langage juridique, compréhensible par un magistrat, ce que le demandeur exprime par sa simple présence et des signes linguistiques éloignés de la langue juridique. Il est vrai que sa seule présence devrait suffire à reconnaître au demandeur la qualité de migrant. Cette simple présence est, en soi, une preuve. Mais cette seule présence n’est pas un langage traductible en droit. Elle n’est pas jugée suffisante.

Ainsi, colliger des signes pathologiques dans un certificat médical peut être considéré certes comme une insulte – pourquoi celui qui a souffert devrait-il prouver ses souffrances, dévoiler son corps et sa psyché à un examinateur ? –, mais a contrario comme la nécessité de traduire dans une langue technique, recevable pour une Cour de Justice, ce que la seule présence ne peut soutenir, ce que le corps a enfoui. Enfin, l’importance que nous donnons à ce récit sur le mode d’une histoire écrite avec un début, des actions, une intrigue, un dénouement, contribue à donner un sens (Ricoeur, 1977). Il s’agit bien d’un dilemme éthique : faire ou ne pas faire. Puisque la communication entre les parties repose sur des moyens inégaux, l’établissement d’un certificat médical peut rétablir une certaine équité. De notre point de vue, il est un moyen supplémentaire pour rendre cohérente et convaincante une tragédie qui ne l’est pas nécessairement pour la CNDA.

Enfin, le dernier point soulevé sera celui de la reconnaissance. Celle-ci peut-elle procéder d’une certification ?

L’exilé souffre, dès son arrivée sur notre sol, d’un déficit de reconnaissance. Pour Axel Honneth, la reconnaissance est indispensable à la construction d’une identité et repose sur l’expérience des trois sphères suivantes : l’amour et l’amitié (la sphère qui touche aux liens affectifs qui unissent l’individu à un groupe intime), la sphère juridico-politique (le sujet est reconnu comme être universel et autonome de par ses droits et devoirs) et enfin celle du social (les signes propres, les valeurs et l’identité culturelle peuvent être reconnus et partagés au sein de cette sphère). De la première, l’Homme retire la confiance en soi, de la seconde le respect de soi au sens où il peut se prévaloir du droit au même titre que ceux qui l’entourent, de la troisième, l’estime de soi. Sans cette triple reconnaissance, naît le triple sentiment d’être méprisé (Honneth, 2006). Pour ces individus privés d’intimité, qui ont quitté parents, épouse et enfants, la construction d’une identité est morcelée ou impossible. Elle est même considérée comme secondaire en regard de l’obtention des « papiers ». De plus, la reconnaissance juridique relève d’un horizon lointain, hypothétique. Enfin, l’isolement social est la règle pour ces populations. Il peut d’ailleurs paraître paradoxal de constater que la vie en squat offre plus d’occasions de partager une solidarité mutuelle que la vie en centres d’accueils pour demandeurs d’asile où la vie est plus cloisonnée et les origines culturelles par trop éloignées. La CNDA focalise son jugement sur les raisons du départ. Les tortures subies sur le trajet, notamment en Libye, n’auraient pas à intervenir dans la décision, alors qu’elles participent souvent à la dégradation psychique du demandeur d’asile. Comment pourrait-on stratifier les sévices ? Nous objectons que l’absence de reconnaissance du trajet migratoire participe à la genèse du traumatisme, au même titre que les conditions du départ. Nous tentons d’en rendre compte dans nos certificats. Il s’agit d’une forme de reconnaissance qui fait cruellement défaut dans les autres documents et lors de l’entretien à l’OFPRA. D’ailleurs, les avocats avec lesquels nous communiquons, nous confortent à le faire et la CNDA en tient compte parfois. En outre, nous constatons que le traumatisme lié à la traversée de la Méditerranée est souvent plus présent que les brutalités qui ont précipité le départ du pays, de par son importance symbolique (Tallarico & Baubet, 2017). Devrions-nous le taire quand nous rapportons l’état psychique du requérant, alors qu’il n’apparaît nulle part dans les récits antérieurs ? Là encore, il s’agit d’une reconnaissance. Nous n’interprétons pas le rôle de cette reconnaissance autrement qu’en terme de construction d’une identité dans un environnement nouveau. Il ne s’agit aucunement de rechercher des vertus thérapeutiques à celle-ci, comme cela a pu être soutenu (Mc Kinney, 2007).

Conclusion

Quel que soit le motif de l’exil, l’intéressé est soumis à une obligation de résultat, illustrée par cette phrase : « En Libye, si ça ne va pas, tu vas en Italie, en Italie, tu dis que la France ça sera mieux. Quand tu es arrivé en France, tu ne peux plus revenir en arrière. »

Le pays où la demande d’asile est déposée symbolise ainsi la fin du voyage, avec ses attendus : le répit, le repos, l’hospitalité, la reconstruction, l’avenir meilleur. Les difficultés endurées sont derrière, pensent-ils, mais cette confrontation au réel (« tu ne peux plus revenir en arrière ») est source d’un nouveau traumatisme, comme à chaque fois que nous nous cognons dans ce réel que nous ne pouvions imaginer avant d’y être confronté (Lacan, 1975, p. 141). Ou, formulé différemment, l’individu doit symboliser un réel qui l’a traumatisé en suivant une trace administrative qu’il ne maîtrise pas. Cette obligation de résultat est au-delà des possibles pour lui seul. Ainsi, c’est en termes de responsabilité que la production d’un document médical se pose de notre point de vue, même si nous avons la conviction que la problématique se situe en amont ; dans les conditions d’entrée sur notre territoire, limitées à la procédure d’asile. Alors que tous migrants ne répondent pas fidèlement aux critères de la convention de Genève, la réalisation de certificats médicaux a été jugée par certains comme une compromission avec cette « prime à la torture » imposée. Il n’en est rien, certains de nos certificats ne rapportent ni torture, ni cicatrices, mais témoignent toujours de la souffrance liée à la séparation. MéDA exerce une activité centrée sur la rédaction de certificats médicaux en donnant au récit la place nécessaire à la cohérence d’une histoire pour ces personnes peu rompues à notre justice, à un mode de communication passant par l’écrit et soumises à un déficit structurel de reconnaissance. C’est en raison de cette iniquité qu’il nous apparaît impérieux de mobiliser tous les moyens pour leur permettre de faire entendre leur voix. Il est vrai que nous doutons parfois de l’utilité de notre pratique, confrontés à des décisions surprenantes, constatant après d’autres (Fassin & Kobelinsky, 2012) que convaincre certains magistrats ou rapporteurs de la CNDA semble vain.

Nous savons que notre travail est une goutte d’eau, et nous souhaiterions que tous puissent en bénéficier ou ne pas avoir à en produire du tout. Mais, en l’état actuel de l’accueil des migrants, cette rencontre entre deux personnes, ce lieu d’écoute original, cette possibilité offerte de transcrire le non-dit, l’indicible, de l’écrire, participe à rétablir un peu de dignité et de reconnaissance.

  1. Il ne s’agit donc pas d’une expertise au sens juridique du terme.
Résumé

Droit d’asile et certificats médicaux: une expérience originale lyonnaise de plus de 30 ans

Notre expérience lyonnaise, débutée il y a 34 ans, consiste à recevoir, écouter, examiner, évaluer les séquelles physiques et psychologiques des demandeurs d’asile, puis à rédiger un certificat médical qui peut être produit à la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA). Nous souhaitons défendre les arguments de cette activité soumise à une analyse de la pratique et qui concerne environ mille requérants par an.

Les motivations reposent sur une analyse de la demande d’asile, faite d’obstacles et d’incohérences. Les critiques à l’encontre de la production de tels certificats sont développées. Nous leur opposons l’argument éthique de renforcer la crédibilité de la demande, par une «recherche supplémentaire de traces», alors que règne la suspicion à l’endroit du demandeur d’asile. Le climat de confiance instauré permet de colliger des sévices jamais révélés qui ont pourtant toute leur place dans la demande d’asile, ainsi que les séquelles liées au trajet migratoire, habituellement tenues à l’écart. Nous nous référons au Protocole d’Istanbul pour la concordance entre les récits et les séquelles corporelles, ainsi qu’à la classification internationale des maladies pour la mise en évidence des atteintes psychiques.

Abstract

Asylum and medical certificates: an original experiment in Lyon over more than 30 years

Our experiment in Lyon, which was initiated 34 years ago, consists in receiving asylum seekers, listening to them, examining them, assessing their physical and psychological sequellae, and drafting a medical certificate, which can be presented to the national court for the granting of asylum in France (CNDA). We wish to promote the arguments for this activity by way of analysis of the practices, which involve around a thousand applicants a year.

The guiding principles are based on an analysis of the application for asylum, with its cohort of obstacles and incoherences. Criticism of the mode of production of these certificates has developed. To this, we oppose the ethical argument of reinforcing the credibility of the application by way of a search for «supplementary traces», in the setting of a climate of suspicion towards the asylum seeker. The climate of trust instated enables the collection of evidence of abuse thus far never revealed, although clearly it has its place in applicatons for asylum. This also concerns sequellae of the migratory journey, usually set to one side. We refer to the Instanbul Protocol for the concordance between narratives and bodily sequellae, and to the ICD to cast light on mental consequences.

Resumen

Derecho de asilo y certificados médicos: una experiencia original de Lyon de más de 30 años

Nuestra experiencia en Lyon, iniciada hace 34 años, consiste en recibir, escuchar, examinar, evaluar las secuelas físicas y psíquicas de los solicitantes de asilo, para luego redactar un certificado médico que se puede presentar en el Tribunal Nacional de Derecho de Asilo (CNDA). A través de un análisis de la práctica, planteamos una defensa de esta actividad que concierne aproximadamente a mil solicitantes de asilo al año.

Las motivaciones parten de un análisis de la solicitud de asilo, frecuentemente llena de trabas e inconsistencias. Se plantean igualmente las críticas contra la producción de tales certificados. A esto se le opone el argumento ético de reforzar la credibilidad de la solicitud, mediante una “búsqueda adicional de huellas”, mientras reina la sospecha sobre el solicitante de asilo. El clima de confianza establecido permite poner en evidencia abusos que nunca habían sido revelados, y que tendrían mucha importancia en la solicitud de asilo, así como las secuelas vinculadas a la trayectoria migratoria, que suelen ser ignoradas. Nos referimos al Protocolo de Estambul para la concordancia entre los relatos y las secuelas corporales, así como a la clasificación internacional de enfermedades para la descripción de las afecciones psíquicas.

Autres Notes de terrain

© 2025 Editions La pensée sauvage - Tous droits réservés - ISSN 2259-4566 • Conception Label Indigo

CONNEXION