Note de terrain

Séminaire Réfléchir et approfondir la psychothérapie transculturelle. UFR Sciences de l’Homme et de la Société, Université Félix Houphouët Boigny, Abidjan. Source D.G.

Un séminaire de clinique transculturelle à Abidjan (9-13 Octobre 2023)

et


Daniel DELANOË

Daniel Delanoë est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de l’Unité Mobile Trans-Culturelle, EPS Barthélemy Durand, 91152 Étampes, Chercheur associé INSERM Unité 1018, Fellow Institut Convergences Migrations (2021-2025) Maison de Solenn, Maison des Adolescents, Cochin, Paris.

Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Dakouri Gadou (2011). La Sorcellerie, une réalité vivante en Afrique. Abidjan, Les Éditions du CERAP.

Véronique Duchesne (1996). Le cercle de kaolin. Boson et initiés en terre anyi, Côte d’Ivoire, Paris, Institut d’ethnologie.

Véronique Duchesne (2000). Le Bossonisme ou comment être «moderne et de religion africaine». Présence africaine. 2000, 161/162, pp.299-314. halshs-00270280.

https://shs.hal.science/file/index/docid/270280/filename/V.Duchesne.Le_Bossonisme.pdf

Jean Marie Adiaffi (2002). La carte d’identité. Hatier International (1980).

Franz Fanon (1952). Le « syndrome nord-africain ». Esprit, 187 (2), pp 237-248.

Franz Fanon (1956). Racisme et culture. Conférence au Congrès international des écrivains et artistes noirs, 20 septembre 1956. Disponible sur le site de l’INA, https://www.ina.fr/audio/PH909013001

Pour citer cet article :

Repéré à https://revuelautre.com/notes-de-terrain/un-seminaire-de-clinique-transculturelle-a-abidjan-9-13-octobre-2023/ - Revue L’autre ISSN 2259-4566

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À l’initiative de Thérèse Verger, psychologue clinicienne à Abidjan et de Claire Mestre psychiatre-psychothérapeute, anthropologue (CHU de Bordeaux, revue L’autre), un séminaire transculturel Réfléchir et approfondir la psychothérapie transculturelle a été accueilli par Denis Komenan Dagou et Marie-Chantal Cacou, tous deux enseignants-chercheurs en psychologie clinique et psychopathologie, et membres du laboratoire Société Individu Culture (LaSIC) de l’Université Félix Houphouët Boigny (Abidjan), du 9 au 13 octobre 2023. Le séminaire s’est fait sous l’égide de l’AIEP.

Ouvert aux psychologues et autres professionnels, le séminaire a été animé par Claire Mestre, Marie-Chantal Cacou, Denis Komenan Dagou, et Daniel Delanoë, psychiatre, anthropologue, (EPS Barthélemy Durand, Etampes).

L’idée de ce séminaire est venue du constat que la clinique transculturelle, absente du champ des psychothérapies en Côte d’Ivoire, pourrait avoir sa place dans un pays que l’on pourrait qualifier de multiculturel, au vu des 70 langues qui y sont parlées quotidiennement, des mouvements migratoires venant des pays voisins, et de la présence de plusieurs communautés, dont la diaspora libanaise et la communauté française. Comment s’inspirer de l’ethnopsychanalyse et de la clinique transculturelle dans un pays où les cultures animistes et monothéistes sont très prégnantes, et où le paysage culturel et social évolue rapidement ?

Transmettre la clinique transculturelle

Claire Mestre et Daniel Delanoë ont exposé les sources et les bases de la clinique transculturelle, en s’appuyant sur des exemples cliniques en situation migratoire. Le 2e jour, nous avons visionné la première séquence du DVD de J’ai rêvé d’une grande étendue d’eau (2005), le documentaire de Laurence Petit-Jouvet sur la consultation de Marie Rose Moro à Bobigny. Ce fut un moment très important pour les participants, à qui nous avions expliqué le dispositif groupal de la consultation transculturelle. Ils ont pu observer comment, le passage par la reconnaissance de l’altérité du patient permet d’accéder à son humanité et à ses sentiments universellement partagés, de construire une alliance thérapeutique, de parvenir à accueillir et nommer la tristesse maternelle et d’en dégager l’enfant mutique (le cas de Siaka).

Denis Dagou a évoqué le parcours triangulaire de restauration de la parole au village, un autre dispositif groupal, dont s’est d’ailleurs inspiré le dispositif de la consultation transculturelle. Lors de la survenue d’une infortune, le guérisseur donne une explication. Le village se réunit alors. Le chef du village prend la parole, et une autre personne relaie sa parole à la personne concernée. Celle-ci ne répond pas directement au chef, mais s’adresse à la personne tierce.

Des questions fondamentales ont émergé. Comment tenir compte du rapport du sujet à sa culture et plus encore, de ses cultures ? Comment tenir compte de l’histoire ? « En Côte d’Ivoire, explique Marie-Chantal Cacou, nous sommes des anormaux si nous ne croyons pas à l’univers des entités invisibles. Les normaux sont ceux qui y croient ». La position transculturelle (dans le sens d’articuler l’outil psychologique et anthropologique) conduirait alors le psychothérapeute à se décaler de cet univers, tout en signifiant qu’il peut en tenir compte, à établir une bonne distance, ni trop près ni trop loin. En France, c’est l’inverse, nous sommes des « anormaux » si nous croyons à cet univers des forces invisibles, et la position transculturelle conduit à s’en rapprocher suffisamment pour pouvoir l’accueillir et en faire un possible levier thérapeutique.

Cliniques abidjanaises

Thérèse Verger a fait le récit d’une psychothérapie d’une femme victime de nombreuses violences sexuelles incestueuses depuis l’enfance et qui interprétait cette série de malheurs par la sorcellerie. Les questions sous-jacentes à cette étiologie étaient la répétition des agressions par une femme dont la mère elle-même (a-t-on pu faire l’hypothèse) portait un non-dit de transgression. Trauma, répétition du trauma, après-coup, réhabilitation : toutes ces questions ont émergé. La sorcellerie pouvait donc se traduire par un récit intime et familial, fait de conflits et de violations graves.

Marie-Chantal Cacou a exposé l’histoire d’un enfant accusé de sorcellerie, rencontré dans le cadre d’une recherche avec une étudiante. J a 16 ans, il est en classe de 3e, scolarisé en internat dans un « camps de prières pour les enfants sorciers » tenu par des Evangélistes, aux frais de son père. Ses parents sont séparés depuis qu’il a 4 ans et il a vécu ensuite chez son père. A l’âge de 9 ans, sa belle-mère, la nouvelle épouse de son père, dit que le pasteur le considère comme un enfant sorcier, et qu’il a été initié par sa mère. Ses rêves sont interprétés comme des actes de sorcellerie : la mère l’emmène chaque nuit manger de la chair humaine. La belle-mère accuse l’enfant d’avoir volé la voix de sa petite demi-sœur, qui a des problèmes d’élocution. Elle le frappe, et lui dit d’aller chercher la voix de sa fille là où il l’a cachée. Le père rejette ses accusations, jusqu’à ce qu’il voie son fils voler de l’argent une nuit. Il est alors conduit dans le camp de prière évangéliste. Dans ce centre, on demande aux enfants d’avouer ce qu’ils ont volé et d’aller le chercher. Quand il revient, il pense avoir la voix de sa demi-sœur dans sa main, mais sa sœur ne guérit pas. Un mois après, il commence à bégayer. Sa belle-mère refuse qu’il revienne à la maison et il va rester au centre de prière jusqu’à son bac. Revu une année après, il fait une bonne scolarité, mais son père lui manque. L’étudiante cherche à le réconforter en lui disant que ce n’est peut-être pas la voix de sa sœur qu’il doit trouver, ou que Dieu dit que ce n’est pas lui qui l’a cachée. Dans ce milieu, un enfant qui se rebelle est désigné comme un enfant sorcier. S’il refuse cette accusation, cela confirme qu’il est bien un enfant sorcier. Et s’il ne la refuse pas, il accepte d’être désigné comme un enfant sorcier.

Comment protéger l’enfant des effets d’accusation de sorcellerie par son entourage ? Une pratique d’accusation en progression avec l’offre des Églises évangélistes de ces « camps de prières pour les enfants sorciers » où ils sont accueillis parfois pour plusieurs années, aux frais de leurs parents, et où ils peuvent être l’objet de graves violences physiques et psychologiques.

Dakouri Gadou, anthropologue, Laboratoire LaSIC), nous a fait part de sa recherche sur la phénoménologie de la sorcellerie et de la souffrance. La sorcellerie apparaît comme une réalité vécue, lors d’une succession d’évènement malheureux, dont la gravité et la persistance sont incompréhensibles et finissent par convaincre d’une manœuvre sorcière : maladie, pauvreté, stérilité, accident, chômage, perte d’emploi… Ce peut-être aussi devant des évènements brutaux, décès, maladie incurable, non identifiable, des symptômes hors de l’ordinaire. Et aussi devant l’échec de la thérapeutique, de la phytothérapie, de la médecine sacrée, de la médecine occidentale (Gadou 2011).

Denis Dagou soulève alors une question : « Quels membres de la famille inviter à la consultation transculturelle ? La structure de la famille élargie en Côte d’Ivoire peut inclure bien des personnes et parmi elles, des personnes qui peuvent être perçues comme des jeteurs de mauvais sorts ». Ne faudrait-il pas alors réfléchir avec le patient à la question de qui on invite ou pas ? Ce qui suppose déjà d’accueillir et co-construire avec le patient une problématisation impliquant l’entourage dans l’explication de ses troubles.

Post-colonie

L’entrée dans le thème du racisme s’est faite par les écrits de Frantz Fanon à propos du texte Le « syndrome nord-africain » (1952). Cela nous amené à l’histoire coloniale et ses effets après avoir écouté ensemble « Racisme et Culture », la conférence de Frantz Fanon au Congrès international des écrivains et artistes noirs de 1956. L’histoire de la Côte d’Ivoire est aussi mouvementée : pays anciennement colonisé et en proie à des guerres civiles dans les années 2000 à 2011, aux enjeux complexes.

L’imposition de la religion chrétienne par les colons a délégitimé le riche système animiste, qui peut être revendiqué par certains dans une perspective de reconquête. Ainsi l’équipe du séminaire nous a amenés rencontrer les Komyans, des « féticheuses » ou guérisseuses, qui communiquent avec les génies. Reconnues par l’État, elles ont établi une école dans les années 1990 près d’Abengourou, à 200 km au nord-est d’Abidjan. Au Centre initiatique des Komyans Adjoua Messouma d’Aniassue (Cikama), on peut venir consulter pour une demande d’explication d’une difficulté ou d’une infortune. A travers danses, musique et transe, le génie possédant peut se manifester et la Komyan fait la part d’un bon ou d’un mauvais génie. Dans le cas d’une « bonne » possession, le génie peut avoir des demandes relayées par les Komyans, comme des rituels, des sacrifices. Mais il faut que le consultant exécute ces recommandations, sans quoi leur force se retournera contre la personne ou la Komyan. Nous avons assisté à une démonstration de danses rituelles, et nous avons longuement parlé à la prêtresse directrice de cette école, qui accueille des élèves, surtout des femmes, appelées par un esprit à devenir Komyan. Leur formation dure trois ans, après quoi, elles retournent dans leur village. Le terme utilisé venant de la langue agni pour désigner les génies est bosson. L’écrivain Jean-Marie Adiaffi en a tiré le nom de Bossonisme pour remplacer le terme d’animisme, avec son roman La carte d’identité paru en 1980 et grand prix littéraire d’Afrique noire (Duchesne, 1996, 2000).

Cet univers est aussi celui dans lequel vivent ou ont vécu nos collègues ivoiriens. L’un d’eux nous a raconté que sa mère était Komyan, ainsi que son oncle, possédé par un esprit féminin, et que lui-même avait été appelé à devenir Komyan, mais qu’il avait refusé. Un autre nous a dit que dans son village d’origine, on a arrêté de payer la Komyan quand elle n’a pas réussi à guérir quelqu’un.

Avec les migrations urbaines, les jeunes n’ont plus accès à des ressources symboliques familiales et traditionnelles. Ils ont peur de la sorcellerie, mais sont démunis face à elle. Le fossé se creuse et les urbains ont peur d’aller au village, peur d’y être empoisonnés ou ensorcelés.

Des réflexions à poursuivre

Les participants au séminaire ont expérimenté une circulation inédite de la parole dans le soin transculturel et dans le séminaire. La discussion est souvent difficile explique Denis Dagou, en raison des relations hiérarchiques entre enseignants et anciens étudiants même diplômés, qui inhibent la parole. En contraste, est apparue nettement une particularité de la clinique transculturelle, qui est de créditer chacun d’une parole et d’un savoir importants et intéressants, professionnels et patients, non hiérarchisés, (même si le cadre est structuré et que le thérapeute principal a une fonction spécifique et un certain pouvoir, qui lui est confié par le groupe). C’est sans doute cette absence de hiérarchie entre les paroles des uns et des autres qui a pu s’installer dans le séminaire, et qui a contribué à l’intensité et la sincérité des échanges.

Des thèmes tels que la sorcellerie et aussi le suicide des étudiants, sont propices à développer une clinique ancrée dans la société abidjanaise. Bien d’autres ont été abordés sur l’engagement du thérapeute, son contre-transfert culturel. Des réflexions sont ainsi appelées à se poursuivre. « Une fête de la pensée ! » concluait Denis Dagou.

Remerciements : Le séminaire a reçu le soutien de l’UFR Sciences de l’Homme et de la Société de l’Université Félix Houphouët Boigny, du Centre paramédical La Feuille Blanche (Abidjan), de la Congrégation Eudiste, congrégation Jésus et Marie, et de l’Association Internationale de d’Ethnopsychanalyse. Daniel Delanoë était en mission pour l’EPS Barthélemy Durand (Essonne).