© Israeltourism , Yad Vashem, Neve Granot, Jerusalem, 15 mai 2012. Source
En 2004, le programme « Tikva »1 est mis en place à la Maison de retraite de la Fondation de Rothschild. Il consiste en un soin apporté aux survivants de la Shoah qui résident dans cette maison de retraite. La Fondation pour la Mémoire de la Shoah finance le salaire de dix auxiliaires de vie qui interviennent auprès de ces résidents. Environ cent cinquante résidents sont alors concernés par cette proposition. Sont désignées survivants de la Shoah les personnes qui ont survécu à la “solution finale” en Europe entre 1939 et 1945 et ont été internées, déportées, cachées, ou se sont engagées dans des mouvements de résistance… Aujourd’hui, dix ans plus tard, sur les cinq cent trente résidents de la Maison de retraite, un peu plus d’une centaine sont concernés par le programme Tikva. Le groupe d’auxiliaires de vie est constitué de femmes qui ont fait elles-mêmes le choix de travailler auprès de ces résidents.
En 2004, j’ai participé à la mise en place de ce programme. J’ai coordonné l’équipe d’auxiliaires de vie et assuré la médiation entre l’équipe, les résidents et leurs familles. En 2013, j’ai été sollicitée pour intervenir dans le cadre de la formation des auxiliaires de vie du programme Tikva, sous la forme d’une supervision. Entre-temps, l’équipe qui avait été constituée en 2004 a été renouvelée.
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Les auxiliaires de vie reçoivent une formation afin de mieux appréhender les usagers en question. Cette formation, mise en place par l’Institut Léon Askénazi, fait appel à des historiens, des anthropologues, des sociologues qui interviennent sur le judaïsme, les rituels, l’histoire, la culture ashkénaze (histoire, langue) ainsi que sur la Shoah et sur ses effets à long termes. Lorsque je suis intervenue dans ce cadre en 2013, mon propos était d’apporter aux auxiliaires de vie, des éléments de compréhension sur le vécu des résidents, en termes de répercussions psychologiques des traumatismes vécus pendant la Shoah. Les auxiliaires de vie engagées dans ce programme sont, pour la plupart, d’origine extra-européenne. Certaines sont antillaises, d’autres sont originaires d’Afrique subsaharienne, ou du Maghreb. Certaines sont venues en France pour des raisons économiques, d’autres pour des raisons politiques, ou juridiques. Parmi elles, certaines ont eu un passé traumatique antérieur à leur migration. Migrantes, elles ont toutes connu une rupture avec leur pays d’origine. Ce qui est ressorti de ces séances de formation, c’est leur attachement fort à la figure de l’ancien et à la famille. En Afrique ou aux Antilles, on connaît l’importance attribuée au groupe familial et culturel comme étant au fondement de l’humain. Le groupe porte l’individu, l’étaye, et les décisions prises au niveau individuel sont partagées en famille.
Lors de mes interventions en 2013, je me suis rendu compte de l’impact du vécu des résidents dans l’aide que ces femmes leur apportaient. La plupart étaient affectées, voire bouleversées par ce que les résidents pouvaient leur dire, leur raconter ou bien manifester. Elles avaient donc besoin que je leur fournisse des éclairages sur leurs éprouvés. Certaines ont pu me dire à quel point il leur était difficile, le soir, de quitter les résidents dont elles s’occupaient, car c’était le moment où les angoisses des résidents étaient massives et souvent, ils ne voulaient pas que les auxiliaires de vie les quittent. Elles souhaitaient donc en connaître le sens. D’autres ne comprenaient pas pourquoi les résidents avaient parfois des difficultés à accepter de prendre une douche quand elles le leur demandaient. La plupart ne comprenaient pas non plus les raisons pour lesquelles ils ne recevaient pas de visite de leurs enfants ou bien, lorsque ceux-ci leur rendaient visite, pourquoi ils semblaient davantage souffrir que leurs parents, en déversant bien souvent leur mal-être auprès de l’auxiliaire de vie, devenue alors la confidente de la famille. Certaines s’interrogeaient également sur les raisons pour lesquelles des résidents leur avaient fait part de leur intention de se faire incinérer après leur mort, alors qu’elles ont appris au cours de leur formation que l’incinération était proscrite dans le judaïsme. Ces auxiliaires de vie sont souvent les dernières personnes qui prennent soin des résidents et auxquelles ces derniers confient leur histoire. Elles sont celles qui les accompagnent dans leur fin de vie.
Ces rencontres auxiliaires de vie et résidents du programme Tikva, sont d’une grande richesse et bouleversantes. Ce qui ressort de ma première expérience dans l’élaboration du projet et dans les interventions réalisées en 2013, c’est l’altérité qui est au cœur de leurs échanges, dans un respect mutuel de ce qu’est chacun, dans son histoire, dans ses représentations culturelles. Les auxiliaires de vie, pour la plupart musulmanes ou chrétiennes, rencontrent le judaïsme et l’histoire juive. Elles avaient souvent des a priori qu’elles apprennent à déconstruire. De même, les résidents rencontrent des femmes souvent attachées à leurs représentations culturelles : religion, objets, valeurs, rituels. Ils avaient également des a priori qu’ils transforment. Il semble que cette rencontre permette parfois à certains résidents de renouer avec leur groupe d’appartenance, le groupe juif, qui les aide ainsi à appréhender leur fin de vie différemment, parfois avec plus d’apaisement.
Ces femmes prennent soin de personnes qui ont un passé traumatique marqué par la destruction de leur groupe familial et culturel. La souffrance de ces personnes vieillissantes les interpelle. Elles l’entendent, elles la comprennent. L’empathie est au cœur de cette relation. Transfert et contre-transfert agissent fortement dans cette relation d’aide. En retour, les résidents rencontrent des femmes dont le parcours migratoire est marqué par la rupture avec leur groupe familial et parfois culturel, et semblent ainsi être en « miroir » de leur propre histoire. Ils sont également touchés par l’histoire de ces femmes.
Quelle est la nature de cette rencontre entre ces femmes et ces personnes âgées ? Comment se comprennent-elles ? Quelle aide ces auxiliaires de vie leur apportent-elles ? Ces séances de formation/supervision montrent qu’il s’agit de bien autre chose qu’une seule aide aux soins quotidiens.S’agit-il d’un processus de réparation de part et d’autre ? En quoi cette rencontre est-elle si étayante ? C’est par un travail actuel de terrain que des réponses tentent de s’élaborer.
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