Note de terrain

© Geneviève André, septembre 2013, Cap Estérias, au nord de Libreville et estuaire du fleuve Komo. Source D.G.

Rencontre avec des psychologues gabonais, au Gabon, en 2013

Geneviève DEROY-ANDRÉGeneviève Deroy-André est psychologue clinicienne retraitée du CMPEA des Courlis (Nevers).

Joseph BISSIEMOUJoseph Bissiemou est psychologue clinicien à l’hôpital psychiatrique à Libreville (Gabon).

Godefroy MAYOMBOGodefroy Mayombo est psychologue clinicien à l’hôpital psychiatrique à Libreville (Gabon).

Marie Joseph MOUITIMarie Joseph Mouiti est psychologue clinicien à l’hôpital psychiatrique à Libreville (Gabon).

Bitsi JA. Processus de symbolisation et appartenance culturelle. Représentation de la maladie mentale et thérapies. Lyon 2: Thèse de Doctorat; 2005.

Cacou AMC. Psychologue Africain en Afrique, Peau noire, masque blanc? In: Kiss A, éditeur. L’empathie et la rencontre interculturelle. Paris: L’Harmattan; 2001.p.41-62.

De Rosny E. Les Yeux de ma chèvre. Paris: Plon; 1981.

De Rosny E. L’Afrique des Guérisons. Paris: Karthala; 1992.

Deroy-Andre G. Quel statut pour l’Esprit Gardien? L’autre, cliniques, cultures et sociétés 2011; 12(2) : 211-215.

Devereux G. Ethnopsychanalyse complémentariste. Paris: Flammarion; 1985.

Djakaridja K. Psychologue et Africain. VST Vie Sociale et Traitement 2005; (3): 73-75.

Eiguer A, Granjon E, Loncan A. La part des ancêtres. Paris: Dunod; 2006.

Gau C. Des désordres « ethniques »? Culture et sujet: etude au Centre de Santé Mentale de Melen, Libreville, Gabon. Figures de la Psychanalyse/Espace Analytique 2012; 12(24).

Hacking I. La fabrication des malades. La Recherche 2004; hors-série n° 14: 46-48.

Levi-Strauss C. Introduction à l’œuvre de Marcel MAUSS. In: Mauss M. Sociologie et Anthropologie. Paris: PUF; 1968.

Mbadinga S. L’icône culturelle ou la logique de la vérité du désir. In: Psychologie et culture, revue de l’U.O.B. Libreville: Editions du Silence; 1999.

Mboussou M, Mbadinga S, Koumou RD. Religion et psychopathologie africaine. Information psychiatrique 2009; 85(8).

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Pineau G. Produire sa vie: autoformation et autobiographie. Montréal Editions A. ST Martin; 1983 (réed.: Paris: Teraèdre; 2012).

Sow I. Psychiatrie dynamique africaine. Paris: Payot; 1978.

Articles de presse

Jeune Afrique: mai 2013

L’Union (quotidien gabonais): n° 6180 des 10 et 11 08.1996, n° 6227 du 8.10.1996 et n°.6300 des 4 et 5.1.1997

Colloque 

« Qu’est-ce que la psychopathologie? Intégration ou complémentarisme », organisé par l’Association Européenne de Psychopathologie de l’Enfant et l’Adolescent » le 5.4.2013, rue de l’Ecole de Médecine à Paris, sous la direction de B. GOLSE.

Présentations

On ne peut voir les choses que de là où l’on est. Aussi, je me suis déplacée pour aller rendre visite à d’anciens amis et collègues psychologues gabonais, avec qui j’avais vécu ma première expérience de clinique transculturelle, vingt ans auparavant, expérience relatée pour partie dans mon mémoire de D. U, en 2001. Ils étaient deux, et sont maintenant trois psychologues cliniciens dans le seul hôpital (et service) de psychiatrie du Gabon, à Melen, dans la « banlieue » de Libreville.

Désireuse de prendre du recul par rapport à mon implication professionnelle actuelle, et curieuse de leur devenir, j’ai souhaité recueillir leurs témoignages et impressions du moment sur le travail clinique contemporain tel qu’il peut se déployer dans leur cadre quotidien, africain et citadin.

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Chaque clinicien a sa propre trajectoire de vie, ses voyages, ses rencontres, qui contribuent autant à son auto-formation que son cursus universitaire (Pineau 2012), et c’est autant dans l’échange interactif d’une discussion informelle que par le cadre rigide d’un plan préétabli que les idées pertinentes peuvent fuser. Aussi, si j’avais préparé un guide d’entretien que j’avais soumis préalablement à leur réflexion, nos échanges se sont déployés aussi de manière informelle et décontractée au bord de l’estuaire du fleuve Komo (estuaire qui se nomme aussi « Gabon »), presque sous l’équateur. C’est sur cette base que nous allons tenter la gageure d’organiser ces propos libres, d’en dégager un plan et des pistes de réflexion.

Suivant la chronologie historique, nous avons évoqué brièvement l’articulation de notre « berceau culturel et familial » (Eiguer et coll, 2006) et notre choix professionnel : notre culture professionnelle commune aux références essentiellement psychanalytiques (mais pas seulement) nous permit très facilement d’aborder en toute confiance et sans risques d’équivoques certains points de notre histoire personnelle et familiale qui nous portèrent vers ces choix : ceux-ci passaient, pour les gabonais, par un séjour obligatoire en France afin de terminer les études de psycho.

Parmi les différentes « anecdotes » (pas si anecdotiques que ça), je ne peux résister à citer Joseph :

« Au lycée, Freud, l’inconscient, ce fut une révélation ! » Je sais qu’il a passé son enfance dans un village de brousse, et fut lycéen dans une petite ville loin de la capitale. J’essaie d’imaginer : une classe d’élèves africains, dans les années soixante-dix, la chaleur, et Freud avec sa barbe, ses lunettes, ces femmes corsetées : comment le XIXe siècle viennois peut-il s’inviter ainsi dans la touffeur des seventies équatoriales ? Je le lui dis : sa réponse, la voici : « je n’avais pas d’images, c’est juste le texte… » Là où je me représentais Freud dans son contexte, pour lui, le texte avait transité « hors contexte », et seul l’arrêt de sa bourse d’études, quelques années plus tard, fit obstacle à la concrétisation de sa formation psychanalytique.

Pourtant, Joseph, comme Godefroy et Marie-Jo, vécurent une enfance totalement africaine, à des époques certes différentes, échelonnées des années 1960 à 1980, maîtrisent totalement leur langue locale maternelle (eshira, nzebi ou punu), et travaillent maintenant dans un contexte que l’on pourrait dire « endo-culturel » d’Afrique centrale, bantoue. Mais est-on jamais totalement « endo-culturel » ?

L’épopée

Nous ne pouvons pas aborder leur pratique clinique actuelle sans retracer, ne serait-ce que brièvement, l’épopée pro-
fessionnelle qui l’a précédée :

Entre la période des patients « fous » enchaînés (que j’ai connue en 1991) : « C’était comme à l’époque de Pinel » dit Godefroy, et maintenant, où le Ministère de la Santé gabonais élabore son premier Plan de Santé Mentale, s’est déroulée une longue lutte difficile et opiniâtre menée par une poignée de soignants courageux et motivés qui en gardent un douloureux souvenir. Leur but : faire « exister » la Santé Mentale aux yeux des décideurs et du grand public par la mise en place officielle d’un cadre administratif pour les soins psychiques au sein du ministère de la santé publique.

Le temps fort de cette épopée fut la longue grève de 7 mois en 1996 (l’Union, 1996), avec ses manifestations devant le ministère (comme des patients y participaient, ce fut la panique chez les fonctionnaires du Ministère : « Les fous arrivent ! »), et son sit-in sous les yeux éberlués d’Omar Bongo, alors Président.

Des sanctions disciplinaires tombèrent (sous forme de mutation en brousse des « fortes têtes »), mais qui furent rapidement levées : après tout, on avait quand même besoin de soignants à Libreville !

Des locaux furent finalement reconstruits et (ou) rénovés, du personnel recruté et formé (notons au passage l’importance ici de la formation de « technicien supérieur en santé mentale » de Dakar, héritée de l’époque féconde de l’école Fann, où sont formés les infirmiers gabonais se destinant à la psychiatrie), et Joseph devint Directeur Adjoint de la structure. Le soin psychique trouva donc une place « officielle », mais qui reste encore beaucoup trop, selon nos collègues, plaquée sur un modèle médical importé d’Europe, et marginalisée par une position très périphérique à tous points de vue : géographiquement, et « culturellement ». Géographiquement par la position très excentrée de Melen par rapport au centre urbain de Libreville, et éloignée des autres villes du pays qui n’ont pas leurs propres structures (s’y ajoutent des difficultés de transport induites par l’urbanisation galopante et assez anarchique) ; « culturellement » par le défaut d’information et de sensibilisation à la possibilité d’une démarche vers le soin psychique non médical et non « traditionnel » ou religieux. Pour ce point, il y a néanmoins une évolution notable, puisqu’il existe maintenant des demandes explicites adressées à des psychologues pour un soin relevant de l’écoute, et des problématiques analogues à ce qu’on trouve partout ailleurs : séparations de couples, difficultés scolaires, etc. De plus, des patients européens viennent maintenant également consulter des psychologues gabonais (ils sont encore rares, et choisissent alors la consultation en privé, mais ce fait dénote une évolution significative des habitudes : là ou les auteurs décrivaient plus couramment une situation migratoire « type » patient afri-
cain/psychologue européen, sur terrain européen, l’inverse se produit maintenant, et se développera peut-être).

Notons, pour terminer, l’existence de projets de consultations publiques ambulatoires plus proches des populations, notamment dans le Centre de Libreville : l’un, dans le cadre du plan de santé mentale cité plus haut, s’appuyant sur les recommandations de l’O. M. S. prônant le développement de soins dits « communautaires », ancrés dans le tissus médico-social de proximité (O. M. S., 2005), l’autre articulé à l’Université, et au cursus maintenant complet de psychologie de l’U.O.B (Université Omar Bongo) de Libreville.

Quelles places, maintenant ?
Quelles identités ?
Quels rôles, pour chacun ?

Quelle place pour le soin psychique ? Quelle place pour le psychologue clinicien dans les dispositifs existants ou dans la création de nouveaux ? Quelle place occupe le psychologue dans l’imaginaire des patients ? Quelle place occupe sa culture ou la culture du patient dans le déroulé du soin, et dans l’attribution des places au niveau transférentiel ? Contre-transférentiel ? Nous ne pouvions aborder ce vaste questionnement qu’après nous être bien enracinés dans la profondeur historique du terrain géographique, et ce, afin d’appréhender ce que Hacking appelle « niche écologique » (Hacking 2003, 2004) pour les pathologies psy et que j’utilise également pour le contexte des soignants (Deroy-André, 2011) : nous avons vu plus haut comme ceux-ci furent portés et par un mandat collectif (études lointaines prises en charge par leur pays) et par leur volonté personnelle d’exercer ce métier, dans des conditions que l’on dira « suffisamment bonnes ».

D. Koné (2005), dans son article « Psy-chologue et Africain », insiste sur la primauté de la compétence professionnelle sur l’origine : « On se refuse obstinément à regarder l’Afrique contemporaine, ce qui importe, ce sont plus les qualifications et l’expérience de l’écoutant que son origine ». Il va même jusqu’à avancer qu’une certaine dose de méconnaissance de l’autre aiguise l’écoute : « on écoute, parce qu’on ne sait pas ». J’ai entendu un peu la même tonalité avec nos amis, avec bien des nuances, et avec une insistance particulière sur les difficultés rencontrées, dans cet exercice difficile. La psychologue ivoirienne A.M.C. Cacou développe également ces aspects, sur le terrain ivoirien (Cacou 2001).

Quels référentiels, quelles méthodes, quelles démarches ?

Cette légitimité de soignant s’appuyant sur la formation universitaire, au plan légal et contemporain, je leur ai demandé quelles étaient leurs références théoriques principales, et les outils conceptuels qui leurs semblaient les plus utiles dans leur pratique. Formés pour partie à l’U.O.B. (Université Omar Bongo de Libreville), puis dans des universités françaises, la psychanalyse, à quelques nuances près, est la référence centrale, complétée par l’approche rogérienne, et l’approche systémique. Cette référence psychanalytique est comprise dans une acceptation très ouverte au complémentarisme de Devereux, auteur le plus cité dans nos échanges, (Devereux 1985) et complétée par quelques particularités « locales » : l’usage récurrent de la notion « d’icône culturelle » (Mbadinga 1999) ; et la référence à Ibrahima Sow (jugé trop « culturaliste » néanmoins) qui enseigna par le passé à l’U.O.B.

Reste maintenant à articuler cette « offre » à la fois officialisée et marginalisée (cf. plus haut) aux demandes, portées par la souffrance psychique et le contexte anthropologico-social : qui suis-je pour celui qui demande à me rencontrer ou que l’on m’a adressé ? Quelle place dans le parcours de soins ?

« On peut nous prendre pour un médecin, et nous demander des médicaments, pour un nganga et attendre une pratique divinatoire, ou encore un pasteur et attendre des prières ! » Il existe en effet actuellement en Afrique centrale une prolifération particulière des églises dites « éveillées », qui font beaucoup de prosélytisme et proposent des « soins » sous forme d’exorcismes, entre autres, sont présentes sur le net, etc. (Mboussou et al., 2009). Pour ce qui est du « nganga » (terme utilisé dans la plupart des langues bantoues pour « tradipraticien ») nous orientons le lecteur vers la lecture d’E. de Rosny, de J.A. Bitsi, ou d’autres auteurs qui se sont penchés sur les soins traditionnels des ethnies de cette aire culturelle (De Rosny 1981, 1992 ; Bitsi 2005).

Les patients peuvent venir, soit d’eux-mêmes, soit sur le conseil de tel ou tel : parent, ami, ou aiguillé par un « technicien de santé mentale » qui effectue le premier entretien d’accueil, parfois après plusieurs échecs chez les ngangas ou les « pasteurs » des églises éveillées. Si quelques groupes thérapeutiques existent en co-thérapie pour des patients hospitalisés, c’est essentiellement en entretiens individuels ou familiaux que le cadre thérapeutique est posé : le voyage d’une culture à l’autre est alors interne et souvent implicite, tant pour le patient (toujours plus ou moins acculturé) que pour le thérapeute, qui pourra (devra ?) travailler avec ces données plurielles et en échanger avec le patient d’une manière ou d’une autre (Gau 2012).

Et c’est là que le travail de « haute voltige » complémentariste du psychologue clinicien en santé mentale gabonais commence, travail « épuisant », selon Godefroy (on veut bien le croire !). Ce travail les confronte à un « pré-transfert » souvent implicite et très composite, convoque leurs racines africaines, leur savoir universitaire, leurs affects contre-transférentiels afférents, pour ne citer que ces aspects… : Ecoutons les :

Quelques témoignages

Godefroy : « La demande de soins traditionnels demeure implicite dans la plupart des cas : “Vous savez, les choses des Noirs.”, disent-ils parfois. Les discours sont émaillés d’icônes culturelles : on nous demande “Est-ce que vous y croyez ?” ».

« J’ai vu un homme qui était séropositif déclaré depuis un an. Il était persuadé que son sida était « mystique » et que c’était son oncle maternel qui lui avait jeté un mauvais sort. Il a dû s’initier au bwiti (rituel initiatique masculin à visée thérapeutique ou de socialisation) pour comprendre et purifier son sang. L’iboga (plante hallucinogène utilisée pour ces initiations : Gollnoffer et Sillans, 1983) lui permettait de « nettoyer le sang » : même pour une maladie organique, il peut y avoir un persécuteur ! ».

Moi : « Toujours ces interprétations de type persécutif, encore maintenant ? »

Godefroy : « Oui, mais ce n’est pas toujours compréhensible, même pour nous : moi, par exemple, je ne connais pas bien les références culturelles du Nord, des Fang : une patiente me parlait du « Kong » (ou « Ekong » chez les Fang du Cameroun). Je n’y comprenais rien… : elle était séparée de son mari qui gardait les enfants (les Fang sont patrilinéaires), elle ne pouvait pas les revoir, sous peine de menaces de mort par son ex., un second traumatisme (mort d’enfants par électrocution accidentelle dont elle fut rendue responsable en sorcellerie) vint rendre sa souffrance difficilement tolérable ou explicable. Ne pouvant la verbaliser, elle dit « on m’a mis dans le Kong », comme un implicite supposé connu. 

Marie-Jo : « Le Kong est une pratique qui consiste à ôter la vie à un humain afin qu’il devienne votre serviteur dans l’autre monde. On fait alors un rituel pour te ramener dans le monde des vivants, par un enterrement symbolique » (De Rosny, ibid.)

Godefroy : « En tant que thérapeute, on fait toujours un mouvement de va et vient perpétuel entre plusieurs mondes »

Marie-Jo : « Ce n’est pas facile, on a été formés dans un système différent, il faut être très flexibles ».

Moi : « Et que répondez-vous quand on vous demande si vous y croyez ?

Godefroy : « Ca dépend de la sensibilité du thérapeute, du patient, on cherche à mieux comprendre de quoi il s’agit. A ce sujet, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt l’émission de RFI avec M.R. Moro ».

Marie-Jo : « Une autre icône, c’est le “mari de nuit” : une patiente fréquentait une église “éveillée” et le pasteur lui avait interdit de “forniquer” : elle vivait donc dans une totale abstinence sexuelle depuis plusieurs années. Elle rêvait que le “mari de nuit” venait lui faire l’amour. Je lui demande si ce “mari” a une figure. “Non, dit-elle, il change tout le temps”. Après quelques échanges, je lui demande si elle ne ressent pas finalement, du désir. Elle acquiesce, et nous pouvons alors ensemble parler de “refoulement”. Ici, le désir refoulé a pris la forme d’une icône, car “le mari de nuit” peut prendre différentes formes, persécutives, terrifiantes… ».

Godefroy : « Mari de nuit », c’est une traduction littérale de la langue.

Moi : « On peut dire “amant de rêve” » ?

Marie Jo : « C’est votre terme ! »

Joseph : « Voici une histoire d’enfant de remplacement : Une femme, qui n’avait pas fait le deuil d’un enfant mort, vient consulter pour sa fille plus jeune qui présentait des symptômes. Là, j’ai parlé “en langue” punu : ce n’est pas ma langue maternelle, mais on se comprend. Je lui ai dit que le problème de sa fille était dû au fantôme du grand frère qui venait l’habiter : elle a adhéré ! »

Moi : « Tu as fait le nganga ! »

Joseph : « Oui, c’est clair ! J’ai fait le nganga, en langue ! A chaque fois, je suis étonné de voir comme ça fonctionne bien. Pourtant, avant, j’étais plus réticent. Avec les fantômes, j’arrive à me débrouiller, quand les références sont traditionnelles. Avec Dieu, c’est plus difficile ! Je ne peux pas faire le pasteur ! C’est ainsi que pour moi, le complémentarisme prend tout son sens : j’ai deux référentiels en tête et je choisis l’un ou l’autre. Cette méthodologie est pour moi un gage de professionnalisme. »

Moi : « Tantôt nganga, tantôt psychanalyste, tantôt en français, tantôt “en langue”, comment se font ces choix ? »

Joseph : « J’utilise “la langue” parfois, et j’ai des résultats mais le risque, c’est de devenir trop fusionnel avec le patient : plus on est inclus dans le système commun de l’ethnie commune, plus on sera inclus dans un système de parenté dont il sera difficile de se dégager, moins on sera professionnel : le patient devient alors votre parent et il vous questionnera sur votre clan. En même temps, tout dépend de la relation que l’on entretient avec sa propre langue ».

Godefroy : « Cela dépend de comment chacun vit avec ses racines ; parler « la langue » tout de suite, c’est ne pas respecter une distance avec le patient. Cela vous met dans un état de relâchement. Dans un bureau, on est sensés parler français, c’était la langue obligatoire de l’administration sous Léon M’BA, choisie pour qu’on puisse tous se comprendre entre ethnies différentes, et pour mettre en place l’Etat »

Moi : « Oui, mais dans votre espace thérapeutique vous avez le choix de votre outil de travail ! »

Marie-Jo : « Ca dépend beaucoup de l’âge du patient : les plus âgés sont rassurés par la langue maternelle, ils sentent qu’ils sont chez eux et qu’ils peuvent parler. Pour les plus jeunes, au contraire, c’est une forme de familiarité défensive, ils cherchent à « copiner ».

Tout est donc dans la nuance, l’appréciation à la fois intuitive et raisonnée du clinicien, la palette de choix possibles est très large, et chacun tisse du « sur mesure » pour chaque situation.

Proximité ? Éloignement ?
Quelle juste distance ?
Quelles perspectives ?

Loin des prestigieuses universités, des colloques savants, des supervisions coûteuses, des dogmatismes étroits, des querelles de chapelles, où se heurtent parfois violemment culturalistes et universalistes ; loin des statuts plus confortables de fonctionnaires de bureau ou d’enseignant-chercheur, (choix souvent effectués par leurs anciens camarades de fac, faute de postes, ou de volonté clinique), nos trois amis pratiquent un complémentarisme de terrain courageux et finalement très novateur malgré les faibles moyens mis à leur disposition. Le récent colloque intitulé « Qu’est-ce que la psychopathologie ? Intégration ou complémentarisme » organisé récemment dans un amphi parisien (AEPEA, 2013) illustre le caractère tout à fait actuel, voire précurseur, de ces conceptions ouvertes aux modèles combinés. Parmi le foisonnement des pistes de recherche que nous avons repérées ou entre-aperçu, trois axes nous ont semblé primordiaux :

Un travail spécifique sur la langue : il s’agit ici, non pas d’échanger grâce à l’interprète qui effectue un rôle de « passeur », entre une aire culturelle et une autre, mais d’analyser la manière dont se joue la dynamique thérapeutique à travers les choix subtils existant dans la palette possible des langues entre soignants et patients, leurs connotations affectives, leurs signifiants propres à représenter, symboliser et échanger entre eux.

Un travail portant sur cette déclinaison particulière du complémentarisme : quand le soignant est porteur de deux systèmes de référence culturels : l’un familial, l’autre universitaire, et qu’il est amené à utiliser cette double appartenance comme outil de travail dans son pays d’origine : le dispositif thérapeutique est là discrètement transculturel.

Enfin, le rêve présent dans le discours de la plupart des patients reste une « voie royale » et un levier thérapeutique majeur.

Certes, de nombreux sujets de réflexion et recherches restent ouverts, et à la dernière question : « Quels sont vos soucis principaux ? », le manque de reconnaissance et les faibles rémunérations vinrent en premier lieu (je me suis trouvée là en terrain bien connu, entendant, presque trait pour trait, les revendications de mes collègues français), ainsi qu’un sentiment de fatigue, voire d’épuisement, et le souhait de « passer à autre chose » ou de finaliser une bonne fois pour toutes un vrai projet de santé mentale communautaire et intégré à la ville. Des échanges avec d’autres cliniciens africains, seraient aussi souhaitables, et pas seulement dans le cadre universitaire.

« Après toutes ces années d’asile, de psychiatrie, de politique de secteur, de nombreux plans de santé mentale dans les tiroirs des ministères, et « quelques » stratifications administratives de plus, sommes-nous, quant à nous, beaucoup plus avancés ? », pensais-je.

Et je me mettais à rêver d’un avenir lumineux et de dispositifs novateurs : réunions d’intervision par vidéoconférence, entre cliniciens de différents pays, échanges professionnels nord-sud, d’un pays à l’autre, dans le cadre de la formation continue…, mais je fus vite renvoyée sur terre, dans sa réalité la plus abjecte :

Pour finir, alors que nous pensions avoir fait le tour de la question, surgit d’on ne sait où la question des crimes rituels. Ce n’est pas un souci, c’est une véritable angoisse collective. Des corps mutilés d’enfants ou de jeunes sont retrouvés régulièrement par la police, souvent sur les plages de l’estuaire, comme cette même plage qui s’étale sous nos yeux. On dit que les organes sont prélevés à des fins de sorcellerie pour acquérir du pouvoir. Personne n’échappe à ce qui semble être la psychose du moment à Libreville (Jeune Afrique, mai 2013). Cette actualité macabre s’invite souvent dans les propos des patients, les angoisses des enfants, et les préoccupations de nos collègues, eux-mêmes parents vigilants. Nous passons d’un fait social total (au sens de Marcel Mauss) (Levi-Strauss 1968 ; Mauss 1968) : le psychologue clinicien, son pays, sa culture, et ses patients, à un autre : le sens de tels « faits divers » dans leur contexte. Chaque psychologue est membre de sa communauté sociale ; et je laisse à la réflexion du lecteur ces informations troublantes, perdue dans ma perplexité, et la plume à d’autres, africains ou non, pour écrire les épisodes suivants de cette réflexion en marche…

Résumé
Abstract
Resumen

Autres Notes de terrain

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