Note de terrain

© Cristian Iohan Ştefănescu, In a place now called ISIS. Source (CC BY 2.0)

Recueil de paroles de familles syriennes réfugiées en Jordanie

Pauline LEFÈBVREPauline LEFÈBVRE est pédopsychiatre, assistante spécialisée, cothérapeute à la consultation transculturelle, CHU Avicenne (AP-HP), service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, 125 Avenue de Stalingrad, 93009 Bobigny Cedex.

Lefebvre P. Recueil de paroles de familles syriennes réfugiées en Jordanie. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2020, volume 21, n°2, pp. 217-222

Ce récit est celui de multiples voix de réfugiés syriens et de celles qui ont croisé leur chemin à Irbid, en Jordanie, dans le cadre de l’intervention de Médecins Sans Frontières1 (MSF) auprès de cette population déplacée. Ce sont les voix d’hommes, de femmes, d’adolescents et d’enfants syriens jetés sur les routes de l’exil, réfugiés de l’autre côté de la frontière, à quelques dizaines de kilomètres à peine de Derha en Syrie, où la guerre a éclaté en mars 2011. Dix familles ont accepté de témoigner, de raconter leur expérience singulière du conflit, ce qu’elles ont vécu et laissé là-bas en Syrie, leur vie de réfugiés en Jordanie, leurs douleurs et leurs espoirs. A ces voix se mêlent celles de jordaniens qui se sont engagés auprès de Médecins Sans Frontières pour leur apporter soins et soutien. En 2013, MSF a ouvert un programme médical materno-infantil pour les syriens réfugiés dans le gouvernorat d’Irbid. Il comprend une maternité avec un service de néonatologie, ainsi qu’un centre de consultations psychologiques pour les enfants et leurs familles.

Le conflit syrien a entrainé l’un des mouvements de réfugiés et déplacés internes les plus importants au Moyen-Orient depuis la seconde guerre mondiale. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) estimait, en été 2016, à près de cinq millions le nombre de syriens contraints de quitter leur pays depuis le début de la crise. La Jordanie fut l’un des principaux pays d’accueil avec plus de 640000 réfugiés inscrits officiellement en mai 2016, dont plus de la moitié étaient des enfants. Historiquement, rappelons que ce pays, depuis son indépendance en 1946, a connu des vagues successives de flux de réfugiés : l’exil des Palestiniens à la suite de la création de l’État d’Israël en 1948 et celui des Irakiens depuis les années 1990. Aujourd’hui, c’est toute une partie de la société syrienne qui doit se reconstruire en Jordanie, ou bien sur la route d’un exil vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, alors que le retour au pays reste hypothétique. Dans les gouvernorats d’Irbid, Tarash, Ajlun et Mafraq, en Jordanie, ce sont plus de 163000 réfugiés syriens enregistrés officiellement au mois de mai 2015 (les chiffres officieux étaient bien plus élevés alors), soit environ 26 % du flux de réfugiés pour le pays.

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Les familles qui ont accepté de partager avec nous leur histoire ont un ou plusieurs enfants ayant été suivis par les psychologues et travailleuses sociales du centre MSF, entre 2014 et début 2016. Ces enfants et adolescents présentaient tous alors des symptômes de psycho-traumatisme, d’anxiété de séparation et/ou de dépression. Au moment de la rencontre, les enfants avaient tous fini leurs soins depuis plusieurs mois. Ces témoignages ont été recueillis en aout 2016, à Irbid et dans les villages alentours. Ils nous transportent de part et d’autre de la frontière, des frontières, et nous font traverser le temps, un temps qui malheureusement semble figé depuis maintenant quelques années.

En tant que pédopsychiatre à la Maison des Adolescents, CASITA, à l’Hôpital Avicenne à Bobigny, je suis amenée à suivre nombre d’adolescents « exilés » en France, notamment des mineurs non accompagnés (MNA), la plupart d’entre eux souffrant de symptômes d’état de stress post-traumatique. Médecins Sans Frontières, pour qui je pars parallèlement régulièrement sur les terrains de catastrophe humanitaire naturelle ou du fait de conflits humains, m’a sollicitée l’été 2016 pour entendre le témoignage de ces familles syriennes réfugiées à la frontière jordanienne. Cette mission avait également le souci d’apporter un soutien clinique et une supervision aux équipes soignantes jordaniennes éprouvées dans leurs prises en charge pluriquotidiennes de situations de psycho-traumatisme, faisant bien souvent écho à leur propre histoire et celle de leurs parents.

Je rencontre une fois les familles, chez elles, dans l’idée de mieux comprendre leurs parcours, leurs besoins actuels, leurs espoirs, et également pour entendre, à posteriori, leur vécu des soins à la clinique pédopsychologique. L’objectif général de ces rencontres est de mieux connaitre la population syrienne réfugiée à la frontière jordanienne et d’apprécier, plusieurs mois après la fin de leur prise en charge, leur devenir, dans une volonté pour MSF d’ajuster au mieux son programme de soins.

Soraya m’accompagne, elle est jordanienne, professeure d’anglais à Irbid. Pendant les vacances scolaires, elle travaille comme interprète auprès de MSF. Sa grand-mère maternelle est syrienne, elle est arrivée enfant en Jordanie à la fin des années 1920, lors de la grande révolte syrienne2.

C’est dans un salon meublé à l’orientale que nous sommes chaque jour reçues, Soraya et moi, par des familles syriennes réfugiées en Jordanie.

Assises confortablement sur des canapés au ras du sol, nos entretiens ne peuvent vraiment commencer qu’après avoir pris un café offert à chacune de nos visites. L’odeur de la cardamome règne souvent alors dans ces pièces ombragées, aux persiennes baissées et rideaux tirés pour se protéger de la chaleur harassante de l’été. Le bruit du ventilateur nous accompagne sans cesse. Il y a peu de mobilier, peu d’effets personnels dans ces appartement modestes, mais nous sommes toujours extrêmement gentiment reçues, comme des invités de marque. Tous les habitants du foyer présents font généralement cercle autour de nous. Les parents unanimement s’excusent de cette curiosité, expliquant qu’il y a bien peu de distraction pour les enfants et eux-mêmes depuis qu’ils sont réfugiés.

Au début, il y avait la Syrie

C’est dans l’un de ces salons qu’Abdullah3, un homme d’une trentaine d’années, évoque la Syrie. Sa femme est également là, ainsi que leurs enfants Sarah 13 ans, Tara 11 ans, Azad 9 ans et Shirin 4 ans. Tous restent silencieux quand Abdullah entame le récit de leur périple. Ils habitaient Ohms : « Nous étions heureux avant la guerre, nous avions notre propre maison, un travail et de l’argent, les enfants allaient à l’école. » Silence… « Depuis 2011, trois de mes frères ont été arrêtés, ils ont disparu. Daesh voulait ma fille [Sarah], je devais me battre pour la sauver. On a été bombardé au travail, mes collègues sont morts à côté de moi. On est parti, on a voyagé de place en place pendant neuf mois. On a traversé le désert et parfois on restait alors trois jours et trois nuits sans eau, sans nourriture… Les enfants ont beaucoup souffert à cause des insectes et des rats qui essayaient de les mordre. Ils étaient effrayés, il n’y avait aucune lumière la nuit. Les filles [Sarah et Tara] parlent encore beaucoup aujourd’hui du désert. Shirin, elle n’avait que deux ans ! Deux de mes frères et les parents de ma femme sont restés là-bas. Nous, nous sommes arrivés il y a 2 ans en Jordanie, sans rien, à Zaatari camp. » C’est avec des larmes silencieuses qu’Abdullah finit là le récit de leur fuite de Syrie.

Le matin suivant, nous attendent Samir, sa femme Sedraa et leur fils Ali âgé de 13 ans. Les 2 frères ainés, 18 et 19 ans, sont au travail, la petite sœur de 11 ans, est à l’école. Samir et Sedraa se rappellent leur arrivée en 2013. Ils ont voyagé tous ensemble depuis Ohms : « Mais nos deux familles sont restées là-bas, excepté un frère en Turquie et un autre au Liban. Nous avons des nouvelles de ceux restés. Nous avons dû fuir car ils ont détruit notre maison. Et nous avions peur que nos fils ainés, Mohammed et Abdel, soient pris par l’armée. Mohammed a été arrêté et battu. Moi [Samir], j’ai été blessé pendant les bombardements… ».

Dans une autre maison, Iman nous reçoit avec ses fils de 7 et 6 ans. Sa fille Nasrin, 13 ans, reste dans la chambre mais passe de temps en temps furtivement la tête par la porte pour voir et entendre ce qu’il se passe. Iman est seule avec ses enfants. Elle est divorcée. « Il y avait beaucoup de violences à la maison en Syrie. Là-bas ce n’est pas permis pour une femme de divorcer. Je n’avais pas le droit de travailler en dehors de la maison. Avec la guerre, tout a été chamboulé. J’ai pris mes enfants avec moi et je suis partie, nous sommes arrivés il y a trois ans. Je ne regrette pas ma décision même si c’est très dur aujourd’hui, c’était terrible la vie là-bas. La guerre m’a au moins permis de divorcer. » Iman essuie des larmes et poursuit : « J’ai dû laisser mes deux fils ainés en Syrie, l’un est mort et l’autre a disparu. »

Lorsque nous rencontrons Alla (9ans) et Nour (14 ans) avec leur mère Meriem, le grand frère est au travail. Le père est resté en Syrie ainsi que deux filles ainées mariées. Meriem raconte : « Quand on vivait en Syrie, au début de la guerre, une bombe a détruit en partie la maison. Mon mari a décidé de nous protéger en m’envoyant avec les enfants en Jordanie. Il est resté là-bas pour s’occuper de nos biens, de nos terres. Mais une deuxième bombe est tombée et a détruit tout ce qu’il restait. A ce moment-là, il n’était plus possible pour lui de passer la frontière sans avoir beaucoup d’argent [les familles parlent de 500 à 700 dollars jordaniens]. Mon fils ainé, lui, est venu ici avant nous pour me trouver des médicaments car j’étais malade. Pendant notre voyage notre “van” a été bombardé, huit passagers sont morts. »

Manal nous attend avec ses fils Ahmed et Younes (5 et 4 ans), son mari et ses beaux-parents. Elle attend un troisième enfant et est visiblement avancée dans sa grossesse. « Nous sommes venus ici en juillet 2012 car j’étais enceinte de Younes, je voulais accoucher en sécurité. L’hôpital là-bas était détruit. Ahmed n’avait qu’un an, il était trop petit pour voir mais il a entendu le bruit de la guerre ». La grand-mère présente précise : « Nous avons tout vu, nous devions nous enfuir… » puis toute la famille se tait.

C’est au tour de Tamana, une jeune femme de 25 ans de nous recevoir. Elle a 2 filles et 2 fils, entre 5 et 11 ans, Mahran, 7 ans, a été suivi à la clinique. « En Syrie, mon mari a été tué par un tir de balles. Mahran était présent, il a vu son père couvert de sang et mourir. Il a été très choqué. Depuis, parfois il crie qu’on lui ramène son père. Il est replié, agressif avec les autres enfants, il pleure, ne joue pas et ne m’écoute pas… » Puis, elle rajoute avant de s’excuser pour aller nous chercher un verre d’eau : « Je pense qu’il me déteste, car il lui arrive de me dire qu’il préfèrerait que ce soit moi qui sois morte. »

La fin du voyage, l’arrivée en Jordanie et les camps de l’UNHCR

Pour nombre de familles, la route de l’exil s’interrompt dans l’un des camps jouxtant la frontière. En effet, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir au préalable une carte de réfugié officielle, délivrée par le gouvernement jordanien, doivent transiter parfois longuement dans ces camps. Le plus grand d’entre eux est Zaatari Camp, avec 80000 réfugiés à l’été 2016.

Après 9 mois de voyage depuis Ohms, Abdullah, sa femme et ses enfants arrivent à Zaatari Camp. Abdullah nous explique : « Nous n’avions pas le droit de sortir, alors nous nous sommes échappés. Le camp, c’était mieux que le désert mais pas bon non plus car nous y avions très froid en hiver. Je me rappelle que les filles pleuraient beaucoup. Quand des officiers venaient me demander quelque chose, elles criaient. Elles pensaient que c’était comme durant la guerre en Syrie, que j’allais être arrêté et disparaître ».

Samir et Sedraa expliquent leur arrivée à la frontière, sans papiers jordaniens. « Nous sommes arrivés sans rien ici. On nous a mis à Zaatari camp. On n’est resté qu’un seul jour car on s’est sauvé. Les conditions étaient effroyables : il n’y avait pas d’électricité, pas d’accès à l’eau potable, des déjections humaines partout, pas de toilettes […] Les gens qui organisaient le camp étaient sympathiques mais l’environnement trop rude, terrible. On a été dans un autre camp et on s’est échappé à nouveau. On ne veut pas retourner dans les camps, même si pour cette raison on est en situation irrégulière. »

Meriem, quant à elle nous précise : « Ma mère est jordanienne, cela nous a aidés pour un avoir un recours, nous ne sommes pas passés par le camp de Zaatari. Et comme j’étais malade, j’ai dû être soignée à l’hôpital en arrivant. Depuis, j’ai arrêté mes soins car cela était trop cher, mais ça va. »

Le quotidien d’exilé à Irbid, en Jordanie

Nous voilà de nouveau dans le salon d’Abdullah et sa famille, à Irbid. « Comme nous nous sommes échappés de Zaatari, nous sommes en situation irrégulière, nous n’avons pas la carte de réfugié. Je ne peux pas travailler, à part des petits boulots parfois [non déclarés]. Nous sommes « illégaux », c’est difficile maintenant d’obtenir la carte de réfugié. J’ai une sœur qui vit ici, mais son appartement est trop petit pour nous accueillir tous. On a dû vendre les bijoux de ma femme pour louer un appartement après s’être échappés de Zaatari. Puis, une ONG française nous a adressés à MSF pour les enfants, elle nous a aidés à payer l’appartement mais elle est partie. On n’a plus rien pour payer le loyer. L’an dernier, les enfants allaient à l’école, mais ils ont dû arrêter car c’était une école privée et on n’a plus d’argent. On n’a pas pu les inscrire à l’école publique car elles étaient toutes pleines. » Le temps de la guerre s’éternisant, comme le décrit Abdullah, de nombreuses ONG qui avaient apporté soutien aux familles sont déjà reparties ou ont fermé leurs programmes à l’été 2016. Devant l’afflux de réfugiés, les écoles publiques jordaniennes ne peuvent pas accueillir tous les enfants. Nombre d’écoles ont mis un système en place qui consiste à scolariser les enfants jordaniens le matin et les enfants syriens l’après-midi (ou inversement). Malgré cela, beaucoup d’enfants n’ont pas de place et l’accès à l’école privée est trop onéreux pour de nombreuses familles.

Chez Samir et Sedraa, il est temps pour leur fils de 13 ans, Ali, de se préparer pour aller au travail. Il ne va pas au collège. Il nous explique fièrement qu’il est employé chez un barbier. Nombre d’adolescents, voire d’enfants, sont contraints de travailler pour aider à subvenir aux besoins fondamentaux de leurs familles. Une étude datée de mai 2016, menée par the European Mediterranean Human Wright4, rapportait alors que plus de 6000 enfants syriens étaient contraints à travailler dans le gouvernorat d’Irbid. Après le départ de leur fils, Samir et Sedraa reprennent leur récit : « Nous attendons toujours nos papiers de réfugiés, depuis 2013, nous sommes illégaux. Si le gouvernement jordanien découvre que nous sommes ici, il nous fera arrêter et nous enverra de force dans le camp d’Azraq, ou pire en Syrie. On connait des gens à qui cela est arrivé. On connait un homme qui a été renvoyé de force en Syrie, mais seulement lui, ils ne renvoient pas les familles. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas quitter Irbid, on ne peut pas bouger, on doit rester cachés. Un jour, Mohamed notre fils ainé a été interpelé par la police alors qu’il était au travail, cela parce qu’il est réfugié syrien. Il a été arrêté et la police a ordonné à toute la famille de retourner à Azraq camp avant de repartir encore à Zaatari. Nous nous sommes encore échappés. Vous comprenez ? On vient d’Ohms, une grande ville, on ne peut pas vivre dans un camp ! » Samir précise l’air sombre mais fermement : « Si cela arrive encore, nous ne retournerons pas dans les camps, nous préférons retourner en Syrie, même si c’est la guerre ».

Iman, mère divorcée avec ses enfants, poursuit son récit en Jordanie. « J’ai une partie de ma famille et de ma belle-famille ici, pas exactement à Irbid. Mais je ne la vois pas, elle ne m’aide pas depuis le divorce. Ils sont en colère contre ma décision. Ils me disent que si mon fils est mort là-bas c’est ma faute, à cause de mon choix de quitter mon mari. Ils me blâment aussi parce que je travaille, dans un institut de beauté, ce n’est pas permis pour eux de travailler en dehors de la maison. Parfois, ils m’appellent pour m’accuser de tous les malheurs qui nous touchent moi et mes enfants. Je suis très seule. » Iman reste très digne malgré les larmes qui viennent. Ses fils n’interviennent pas tout au long de son récit. Ils restent absorbés dans leurs jeux vidéo, des jeux de guerre, comme coupés de nous, ils ne jouent qu’à cela explique Iman impuissante. Nous la questionnons sur l’absence de Rana, sa fille ainée de 15 ans. La jeune fille avait été suivie par la psychologue de MSF pour dépression. « Elle s’est mariée il y a 4 mois et est partie vivre chez sa belle-mère avec son mari. Vous comprenez, elle n’avait plus de père ni de grand frère pour la protéger et prendre soin d’elle. Alors je l’ai mariée, je me suis dit que c’était la meilleure solution pour elle. Je voudrais qu’elle continue à voir la psychologue, car elle ne va pas bien. Je suis inquiète mais je ne la vois pas beaucoup depuis son mariage, elle habite loin. Son mari et sa belle-mère ne veulent pas l’amener à la clinique, je ne peux rien faire ! Je n’aurais pas été si vite à la marier si la situation avait été différente. » A l’évocation de sa sœur, Nasrin cachée dans la chambre, réapparait. Iman confie alors à son sujet : « Elle est très en colère d’être séparée de son père, de la mort de son frère, du départ de sa sœur. Elle fait comme Rana maintenant, elle reste tout le temps dans sa chambre et même dans son lit ! Je voulais l’emmener à la clinique MSF mais elle refuse de sortir, je suis très inquiète. Les garçons, ça va mieux maintenant, depuis le suivi à MSF ils sont moins anxieux. Ils ne voulaient pas non plus entendre parler de quitter la maison. Aujourd’hui ils veulent aller à l’école, le grand va rentrer en septembre [il a 7 ans], son frère [6 ans] est encore trop petit. Mais pour Nasrin, il n’y a pas de place et les écoles privées sont trop chères. Je souhaite que les enfants aient une bonne éducation ici. »

Manal, qui est proche du terme de sa grossesse nous confie : « Je ne sens rien. » Sa belle-mère renchérit « Mais si, tu es heureuse de cela ! » Manal reprend : « Il y a eu un feu d’artifice ici, nous avons eu peur, nous nous sommes tous cachés, nous pensions que c’était à nouveau la guerre. » L’arrivée de ce nouvel enfant, bien que la grossesse soit suivie à la maternité de MSF, préoccupe beaucoup Manal et son mari : « Nous n’avons pas d’argent, nous nous sentons en insécurité, nous avons des problèmes avec les propriétaires de l’appartement pour payer, et avec les voisins aussi, on a déjà dû déménager […] Mais nous ne pensons pas que cela soit parce-que nous sommes syriens. » Comment accueillir un bébé dans ce contexte d’exil ?

Le rendez-vous a été difficile à prendre avec Tamana. Elle a pu sortir rapidement de Zaatari grâce à un garant d’une association qatarie. Elle reçoit une aide financière et est logée, comme d’autres mères avec enfants, dans un immeuble à Irbid sous « la protection » de cette association. Les veuves et les enfants bénéficiant de cette aide ont diverses contraintes en retour. Ainsi, Tamana doit demander une autorisation et rendre des comptes à ses « protecteurs » lorsqu’elle a des sorties à effectuer pour des démarches auprès des institutions jordaniennes, des ONG, des associations etc. Elle se rappelle alors : « A Derha, on était libre, on avait tous nos maisons et des jardins. »

Nous retrouvons Meriem avec ses filles Nour et Alla. Elle explique alors : « Bachar El-Assad a changé tout le système d’éducation, nous n’étions pas d’accord car cela mettait nos enfants en difficultés, il s’en moquait disant que c’était de toute façon une génération perdue dont il ne voulait s’occuper. Alors on a décidé de retirer les enfants de l’école. Mais ici, je veux que les filles y aillent, ça pourrait être un problème pour leur père et leur frère. Nour a 14 ans, chez nous, on est une famille traditionnelle, les filles arrêtent l’école à cet âge. On les prépare au mariage, toutes mes filles, mes sœurs et moi, nous nous sommes mariées à 15 ans et cela nous a rendues heureuses. La tradition peut continuer ici, je prépare Nour à être épouse l’an prochain ».

Les récits de ces familles syriennes réfugiées sont toujours douloureux, parfois traumatiques, ils sont aussi emprunts de résilience et souvent d’espoirs notamment pour leurs enfants. Soraya et moi avons été emportées dans ces histoires intimes et singulières retranscrites ici. Il est difficile, encore à ce jour, de se sentir à une juste distance, dans une position neutre de simples témoins, tant nous avons été effractées par ces récits. De façon unanime, les anciens jeunes patients rencontrés lors de ces entretiens, ayant été suivis au centre MSF, ne présentaient alors plus, ou nettement moins, les symptômes ayant amenés leurs parents à consulter. Plus de deux ans après ces rencontres, que sont devenues ces familles ? Sont-elles restées en Jordanie et dans quelles conditions pour elles et leurs enfants ? Sont-elles reparties sur les routes de l’exil au Moyen-Orient, en Europe ou en Amérique du Nord ? Sont-elles retournées en Syrie reconstruire leurs vies ? Toutes m’ont autorisée et demandé de porter leur voix, de raconter leur histoire, leur détresse, mais aussi leur espérance, leurs envies de se projeter dans un avenir possible. La question de la scolarisation et de l’avenir des enfants est apparue comme omniprésente dans ce contexte de grande précarité, de violence, de trauma. La volonté de définir un avenir meilleur pour la jeune génération exposée est elle aussi très forte. Les parents étaient alors partagés entre une perte d’espoir quant à un retour un jour au pays et le vœu de s’y réinstaller une fois la guerre finie. Les enfants, plus généralement, évoquaient leurs rêves de devenir médecins ou architectes pour rentrer en Syrie et reconstruire leur pays.

Remerciements

Nous tenons à remercier Médecins Sans Frontières sans qui ces rencontres n’auraient pu être possibles et, surtout, l’ensemble des équipes sur le terrain à Irbid en Jordanie dont l’aide et l’engagement ont été précieux pour ce travail (les professionnels de la clinique pédopsychiatrique notamment mais aussi de la maternité de MSF).

Nous remercions chaleureusement les familles qui ont accepté de témoigner, de nous accorder leur confiance et de partager avec nous leurs expériences.

  1. Médecins Sans Frontières (MSF) est une association médicale humanitaire internationale, créée en 1971 à Paris par des médecins et des journalistes, qui apportent une assistance médicale aux populations vulnérables en France et à l’étranger.
  2. La révolte druze de 1925-1927, appelée plus tard la révolution syrienne ou grande révolte syrienne, s’inscrit dans la lutte pour l’indépendance contre le mandat français en Syrie et au Liban. La France s’était vue attribuée par la Société des Nations, à la suite du démantèlement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, le mandat sur la Syrie en 1920.
  3. Ce texte respecte le principe de non-identification. Toutes les personnes citées, Abdullah ainsi que l’ensemble des adultes et des enfants sont anonymisés.
  4. The euro-Mediterranean human right monitor, London/final report on the finding of child labour assessment in ITSs of Irbid governorate, Jordan, may 2016.
Résumé
Abstract
Resumen

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