© Hélène Milano / Thierry Aflalou Source D.G.
La rencontre d’adolescents réunis autour d’une projection de cinéma offre de multiples potentialités. Tels furent les propos tenus d’emblée par un centre socio-culturel marseillais, dans le contexte d’une proposition originale conçue autour de l’idée de : voir ensemble. Deux groupes de la métropole furent ainsi désignés : une classe de première dans un lycée technique et un collectif de collégiens malvoyants, malentendants dont certains présentaient des troubles du comportement, accueillis dans un Institut Médico Éducatif du centre ville. Le projet comprenait la projection du film Les roses noires et un débat à sa suite animé par un psychologue.
Procéder à la constitution d’un collectif de lycéens au motif de les inciter à discuter autour d’un film découvert ensemble visait à créer une expérience commune de partage et de réflexion, en s’appuyant sur une dynamique de groupe.
Réunir des adolescents d’horizons divers, ne s’étant pas rencontrés auparavant, s’appuie de manière tacite sur la disposition « naturelle » à leur âge, à vouloir vivre une identité commune de jeunes. A cette époque de leur développement, cette attitude leur permet de tenter, en annulant toute différence, de faire reculer l’émergence de leur singularité, à un moment où justement la crise pubertaire1 réactualise la différence des sexes et des générations. Une telle volonté se lit aisément à travers leurs vêtements larges et unisexes, leur langage hermétique, leurs comportements les conduisant à se présenter en bande, renforçant ainsi les codes les désignant semblables entre eux.
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Le challenge ici était que chacun déploie sa parole2 depuis sa perception et sa compréhension du film, avec l’asymétrie propre à ce groupe dans la mesure où les malentendants et les malvoyants n’avaient demandé aucune audio-vision, ni aide.
Choix judicieux du centre socio-culturel, Les Roses Noires est un film documentaire réalisé par Hélène Milano en 20103. Son propos est de faire parler des jeunes filles de 13 à 18 ans, ayant grandi et vivant dans les banlieues de Marseille ou Paris, dont les parents sont pour la plupart d’origine immigrée. Invitées à s’exprimer une à une sur leur vie d’adolescentes dans la cité, Coralie, Kahina, Moufida, Sébée… racontent leur langage, leur langue maternelle, le « parler cité » opposé au « parler français ». Elles expriment les multiples contradictions de leur vie, allant de l’attachement à leur origine familiale, à l’identité du groupe auquel elles disent désormais appartenir et à la revendication d’être pourtant, différentes et singulières.
Claudie, 18 ans, Le Blanc Mesnil, fait part de son ressenti : « Nous, on arrive sur Paris, directement ils nous entendent ils savent qu’on vient du neuf trois (93)… Les gens de Paris, eux, ils ont plus un parler… Ils parlent correctement. Parce que, voilà, ils ont une façon de parler, une façon de se tenir, ou quoi que ce soit… Qui n’est pas du tout la même que la nôtre ».
Sébée, 16 ans, de Montfermeil, revendique une langue propre à sa cité, mais en perçoit aussi les risques et les limites : « Je pense que la langue joue un grand rôle, elle nous unit. La langue qu’on a choisi aujourd’hui de parler dans la cité c’est bien qu’elle ne soit pas comprise par tout le monde, mais en fait des fois la manière dont on l’emploie, elle a l’air d’être agressive, les gens disent que c’est pas un bon langage, c’est pas du bon français… Et ça peut aussi être un inconvénient… » Elle explique un peu plus loin : « Pour moi un langage bourge c’est… Parler avec des mots soutenus. J’dirai c’est pas par les gens civilisés, parce que moi j’veux pas dire qu’on n’est pas civilisé, mais par les gens… Par les Français. Enfin non j’peux pas dire ça parce que je suis française aussi, mais… Par les gens qui ne viennent pas des banlieues en fait ».
A travers ces propos, s’égrènent les sujets graves qui les préoccupent : la gestion de sa réputation dans la cité, le contact avec les garçons, la féminité qui s’impose, la différence des sexes inévitable, la nostalgie de l’enfance.
« Je regrette la période où j’étais un garçon manqué. Quand je suis devenue femme…
Je préfère quand j’étais petite. »
« Être une fille c’est être née avec des problèmes. Un garçon il peut tout faire, la fille non. »
« Les garçons ont peur de leur sentiments ; on a peur de se dire des choses ; on se sent gêné si un mec disait ce qu’il pense. »
La cinéaste en filmant en gros plans leur visage, en annulant toute diversion autre que quelques rares images de Marseille, du marché de Clichy, ou d’une salle de sport, a réussi par une mise en confiance remarquable le déploiement d’une parole sincère de ces jeunes filles. De cette sobriété éclatent les visages juvéniles en pleine mutation vers la féminité.
« J’ai changé ; j’ai parlé bien, je fais plus attention à moi… Se mettre en jupe… Je suis fille à 90 %, aujourd’hui je me sens belle et je vais devenir fille à 100 %. »
En miroir, dans l’obscurité de la pénombre de la salle de projection, les lycéens écoutent happés dans l’essentiel de ce discours. Trente six jeunes attentifs, sans chahut, avec seulement quelques rires bienvenus de décharge pour se détendre de cette concentration d’authenticité.
Au moment de la réapparition de la lumière, comme lors de la pénombre enveloppante de la projection, leur mutisme offre encore une protection. Le silence fait alors office de lien groupal qui protège. Qui va prendre le risque de s’ouvrir à l’échange ?
En cet instant, il m’a été impossible de procéder à ce que j’avais pourtant prévu, c’est-à-dire à la modification de l’agencement des chaises alignées pour le visionnage en une installation plus conviviale en rond. Lové dans sa récente mise en groupe, tout juste installé dans cette sécurité grâce au temps du film, le groupe m’est apparu s’être suffisamment inventé et constitué. C’est en les considérant comme une entité groupale, et en cela à l’abri d’une confrontation trop vive avec l’adulte, dans cette consistance imaginaire due au rassemblement, que la prise de parole m’a semblé avoir une chance d’être amorcée.
Il avait été énoncé mon titre de psychologue. Mon état d’adulte comparable avec celui de leurs professeurs et éducateurs ne fait aucun doute. A quelle place me tiendraient-ils ? Dans le camp des parents, adultes, professeurs sachant ou dans celui d’un double assimilable ? Dans les deux cas, l’évitement de ces impasses est le challenge de l’intervention.
Il avait été placé aux deux premiers rangs les jeunes de l’Arc en Ciel. Ce sont eux, Julien, Kamel, Marion, Gena, en premier qui prirent la parole. En veillant, pour ma part, à n’intervenir que par la reprise exacte de leurs mots pour les porter haut et fort à l’attention de tous dans la salle, leur parole est d’abord sortie de l’un puis de l’autre. Habitués à être sollicités sans doute, leurs remarques se sont multipliées, soutenues par mes répétitions. Leur apparition est toutefois clairsemée dans les rangs et le contenu morcelé et dissocié.
Un jeune de l’Arc en ciel, plus bavard que les autres, lâche une confidence, l’association que cela a suscitée chez lui : un événement grave de sa vie familiale. La franchise et la soudaineté de cette intervention en appellent à la contenance du groupe. En re-verbalisant sa phrase à son adresse, je mets l’accent sur la possible association de la lecture du film à son propre roman de vie. La mort et le tragique sont présents rapidement dès lors que ces premières paroles échangées commencent à rebondir entre elles. La liaison analogique avec ce qui s’est dit dans le film et le vécu de chacun dans le groupe des spectateurs s’amorce de manière forte, portée par la constitution d’un discours qui commence à être commun entre eux, avec des rires et des moments en aparté, inaudibles dont l’animateur est exclu. Leurs échanges visent à resserrer leur communauté et à se protéger de la confrontation systématique à l’adulte que je représente face à eux.
Puis, toujours dans une lecture collective du film, dans l’énonciation éparpillée d’une description succincte des images et des sons faite par plusieurs d’entre eux, en énonçant la couleur de la peau des jeunes filles, la différence des lieux d’habitations, la différence des sexes, les lycéens de l’Arc en ciel entament ouvertement la question de leur différence et de leur handicap. Une forme d’exclusion qui les touche est à présent déposée dans le groupe. A ce stade, l’échange de paroles n’a presque plus besoin de ma relance répétitive.
Cette parole qui s’est autorisée à advenir va soutenir celle d’un autre jeune du lycée technique, qui désire s’exprimer dans le dernier rang. Il énonce que sans être en apparence différent, lui aussi a subi du racisme et a connu l’ostracisme. Traité d’allemand de l’est, et comparé à Staline, il fut lui aussi rejeté. Est évoquée alors la question de l’étranger, de l’étrangeté, de la peur que suscite la différence, parce qu’on ne connaît rien de l’autre. Il a pu évoquer la Serbie de ses parents, quittée devant le risque de mort due à la guerre, et s’autoriser à exprimer publiquement le ressenti d’une souffrance d’exclu. Grâce à un espace créé-partagé par le groupe, la possibilité de prendre le risque de dire sincèrement les investissements personnels de son histoire ouvre et offre la possibilité de rencontrer l’enjeu d’un développement subjectif, de déployer une position subjective assumée.
Le bel hommage rendu à un professeur de français par l’une des jeunes filles du film montre combien la rencontre avec l’adulte peut être profitable : « J’écoute ma prof, dans son cours, elle me mettait de l’ambition, elle nous faisait ouvrir les yeux, elle disait tu es capable. » Il est balayé vigoureusement par le propos de Julien, acquiescé largement par les autres, qui énonce avec force qu’avec un bac plus cinq on devient vigile dans une grande surface. L’ambiance est redevenue consensuelle, presque dépressive à la suite de la nostalgie à peine évoquée de l’enfance, où alors la différence entre enfant et adulte ne se vivait pas en ces termes crus d’une réalité préoccupante. Le rappel de la toute puissance enfantine perdue se fait en miroir de la présentation d’un futur angoissant. La dénonciation du monde adulte est sans appel, rappel de la différenciation des générations. En cela, la présence d’adultes garant d’une écoute bienveillante, et soutenante, hors contexte éducatif, ou parental, forme le cadre nécessaire pour recueillir ces paroles déjà lourdement chargées de réalités familiales et sociétales. Le risque pour ces jeunes, coincés dans une réalité envahissant leur propre espace, est de rater l’écart indispensable entre le singulier de leur vie et l’espace social, de s’y perdre et de ne pas parvenir à y construire une place, la leur. De nouvelles rencontres sont prévues par le centre socio-culturel d’Endoume autour de futures projections.
Soutenu et médiatisé par la projection du film et son propos, l’espace groupal en offrant assez de sécurité et en s’instituant en unité imaginaire même provisoire, permet de penser que les adolescents y trouvent un étayage suffisant pour introduire de l’altérité, de la différenciation, invitant chacun à relancer un travail psychique, celui-là singulier.
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