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Note de terrain

© Staatliche Museen Berlin, Museum für Islamische Kunst, Foto Milena Schlösser, participants d'une visite guidée du projet "Multaka. Source D.G.

Le musée comme lieu de parole, de dialogue et d’intégration

Le projet MULTAKA à Berlin

Gésine STURMGesine Sturm est psychologue clinicienne, MCF en psychologie clinique interculturelle, LCPI - EA 459, Université Jean Jaurès, Toulouse, membre du comité de rédaction de la revue L’autre.

Zohra GUERRAOUIZohra Guerraoui est psychologue interculturelle et maître de conférences en psychologie interculturelle, Laboratoire Cliniques Psychopathologique, Interculturelle (LCPI, EA 4591), Université Toulouse 2 Jean Jaurès. Ses travaux portent sur les processus d’interculturation, identité interculturelle, adolescents en difficulté (délinquance), familles migrantes, transmission en situation de migration. Elle intervient également auprès d’adolescents.

Sturm G, Guerraoui Z. Le musée comme lieu de parole, de dialogue et d’intégration Le projet MULTAKA à Berlin. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2016, vol. 17, n°3, pp. 351-353

Cet été, nous avons eu le privilège de participer à deux tours guidés qui font partie d’un projet innovateur à Berlin, le projet MULTAKA (Point de rencontre en arabe). L’objectif de ce projet est d’ouvrir les portes de plusieurs musées aux réfugiés syriens et irakiens pour permettre des rencontres et des échanges autour de l’Histoire ancienne et récente, tout en mobilisant un questionnement autour de l’actualité à partir des sociétés plurielles du passé et du présent. Ces visites se veulent interactives, laissant la place à chacun de commenter, de témoigner, d’interroger à partir des œuvres exposées.1

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Le Musée d’art islamique à Berlin, qui a souhaité que ce lieu devienne un lieu de parole et d’échanges, est à l’initiative de ce projet. Car pour son directeur, Stefan Weber, le musée « ne doit plus être considéré comme un lieu de silence »2. Trois autres musées ont rejoint ce projet : le Pergamonmuseum, mondialement connu pour la porte d’Ishtar et le Grand Autel de Pergame ; le Bode-Museum avec ses sculptures de la renaissance et sa collection d’art byzantin, et le Musée de l’Histoire allemande.

Mis en place en novembre 2015, ce projet a nécessité la formation de dix-neuf guides d’origines syrienne et irakienne pour effectuer des visites guidées gratuites en arabe. Etudiants en Histoire ancienne pour certains, ou d’autres filières pour d’autres, ils ont pour mission de faire parler, réagir, dialoguer les visiteurs (réfugiés ou pas, arabes ou pas mais nécessairement arabophones) autour des œuvres, dans la mesure où l’objectif est d’établir des liens, de faire des parallèles, des interconnections avec l’Histoire, mais aussi avec les thèmes d’actualité comme la question du vivre ensemble dans une société multiculturelle et multi-religieuse, la question de la migration et de l’exil, des guerres et de leurs conséquences.

La première de nos deux visites se déroule au Musée d’art islamique. Les œuvres exposées (la chambre d’Alep, le mihrab de la mosquée Beyhekim en Anatolie…) témoignent de sociétés où la diversité culturelle et religieuse, l’interpénétration de différentes traditions, pratiques et styles artistiques faisaient partie du quotidien. Les visiteurs, essentiellement des femmes syriennes et irakiennes, questionnent, demandent des précisions au guide. Deux femmes du groupe participent de manière particulièrement active. Elles prennent parfois la place du guide, attirant notre attention sur tel ou tel détail, indiquant la spécificité des techniques de travail. Soucieux de leurs « invités français », les visiteurs nous demandent si on comprend, et parfois un des participants reprend un bout de ce qui a été dit, en français, en anglais, en allemand ou bien en arabe. Nous sommes touchées de la générosité de ces hôtes qui nous font partager leur savoir. La visite est chargée d’émotion et pas toujours facile pour les participants. Elle les confronte à un retour douloureux sur leur passé. Ainsi une des jeunes participantes raconte des fouilles archéologiques auxquelles elle a participé en Syrie, avant la guerre. Elle se tourne souvent vers une dame âgée en chaise roulante, visiblement experte, pour recueillir son avis. Leurs échanges traduisent une véritable passion pour l’Histoire de leur pays, la Syrie. Leurs échanges les rapprochent, une complicité s’installe entre-elles. Ces moments d’échanges sont émaillés de rires, de tristesse, de pleurs. Ils traduisent une vive émotion qui atteint une intensité très forte à la fin de la visite quand les deux femmes se prennent dans les bras en pleurant, submergées par la tristesse de la destruction de leur pays, mais heureuses aussi d’avoir pu partager dans ce lieu des souvenirs et constater que « ces choses sont encore là ». La douleur du passé perdu et le rappel de tout ce qui a été détruit en Irak et en Syrie laissent place à un sentiment de fierté au regard de ces richesses et de l’apport de leurs pays à l’Histoire et à la culture de l’humanité.

L’objectif souhaité par Stefan Weber semble atteint car un certain nombre de visiteurs disent « sortir la tête haute » de ces visites.3 Stefan Weber est convaincu que ce type d’initiative ne sert pas uniquement les réfugiés, mais également la société allemande dans son ensemble. Selon lui, il participe au tissage de liens nécessaires entre personnes qui se reconnaissent sans préjuger de leur propre valeur et celle de l’autre pour la construction d’un avenir commun : « Pour notre démocratie, nous avons besoin de personnes qui ont une bonne estime d’elles-mêmes, car c’est la condition pour pourvoir avoir une bonne estime de l’autre ».4

La deuxième visite, à laquelle nous participons quelques jours plus tard dans le cadre de ce projet MULTAKA, se déroule au Musée de l’Histoire allemande. L’univers est bien différent et soulève des questions d’une autre nature, celles de la Réforme, des guerres de religions, de l’exil et ses épreuves, du nazisme et ses horreurs, de la partition du pays, mais aussi sa reconstruction après-guerre et son unification. Ainsi, à travers différents tableaux, il est montré que les tensions interreligieuses que ce pays – qui deviendra l’Allemagne – a connues au temps de la Réforme et de la Contre-Réforme, loin d’être causées par les différences religieuses, sont étroitement liées aux questions de pouvoir. Certains découvrent cette histoire qui remet en question l’image d’un christianisme uni après les croisades. Un tableau, qui témoigne des grandes vagues d’émigration des Européens vers les Amériques, suscite de l’émotion parmi les participants. Il représente un bateau qui brûle et coule en plein mer, avec des hommes, femmes et enfants sautant par-dessus-bord. Il leur rappelle une actualité douloureuse. Il rappelle également que l’Allemagne a connu des périodes d’émigration, et que ses habitants, qui ont fui la faim et les persécutions, ont pu se reconstruire ailleurs.

La période du troisième Reich, et plus particulièrement la shoah, suscite un échange très vif entre visiteurs, l’un d’eux contestant les chiffres des victimes de l’holocauste. Plusieurs réfugiés interviennent en lui faisant remarquer que les chiffres sont fondés et qu’il leur semble déplacé de discuter la précision des chiffres quand on est face à des crimes contre l’humanité.

Les photos de Berlin, détruit par les bombardements de la fin de la deuxième guerre mondiale, émeuvent profondément les participants. Ces photos leur rappellent une autre réalité, celle de leurs pays dévastés. Les photos de la reconstruction de la ville par les habitants, pierre par pierre, sont vivement commentées. Leurs échangent portent sur l’espoir qu’un avenir est possible dans leur pays une fois la paix revenue.

A la fin de la visite, une allemande venue accompagner un refugié se rapproche de nous. Nous sommes devant les photos du 9 septembre 1989, date de la chute du Mur séparant Berlin Est de sa partie Ouest. Elle se met à parler. Elle nous raconte son vécu de cette journée. Allemande de l’Est, tout son monde s’écroulait. Elle nous dit l’excitation mais aussi la peur qu’elle a ressenties quand elle est entrée, pour la première fois, dans Berlin Ouest. « J’avais peur et j’ai demandé à ma mère de m’accompagner, en disant qu’elle avait des souvenirs de cette partie de la ville qui m’était totalement étrange. Après, j’ai remarqué avec surprise que les trottoirs étaient les mêmes… comme si je n’avais pas pu imaginer qu’il y avait du commun entre ces deux parties de Berlin… ».

Les visites du projet MULTAKA font parler les visiteurs et pas seulement les réfugiés. Chacun partage dans cet échange ses souvenirs, sa tristesse, ses peurs, mais aussi sa fierté et ses espoirs. En confrontant chacun à ces sentiments, il permet de se retrouver sur ce qui fait notre humanité, permettant alors une véritable rencontre fondée sur la connaissance de l’Autre, de son histoire, rappelant que tous les peuples ont connu à un moment ou à un autre des périodes tragiques qui ont pu être surmontées. Dans cet esprit, ce projet propose aussi des ateliers mixtes, entre refugiés et visiteurs allemands, permettant à chacun d’exposer son point de vue, d’interroger l’Histoire dont témoignent les œuvres exposées.

A travers ce projet, nous voyons que la Culture a toute sa place dans la rencontre avec l’Autre. L’accueil de l’exilé ne se résume pas seulement à le nourrir, à lui procurer un toit, du réconfort, même si cela reste fondamental. Son bien-être, son intégration, passe aussi par la nourriture de l’esprit qui permet une autre approche de la reconnaissance de l’Autre, une approche qui permet de faire un petit pas de côté, de se décentrer. Ce sont à travers de tels projets où chacun est entendu, reconnu dans sa subjectivité que peuvent émerger des valeurs partagées propices aux interculturations, seules perspectives viables aujourd’hui pour une véritable intégration de chacun dans un monde globalisé, où de plus en plus de personnes, pour des raisons diverses, sont amenées à se déplacer, s’exiler, s’expatrier.

  1. Pour une description de ce projet en anglais : http://www.scheringstiftung.de/ compte facebook (en Allemand et en Arabe) : MultakaTreffpunktMuseum
  2. Emission Titel, Thesen, Temperamente du 17 avril 2016 accessible sur : http://www.daserste.de/information/wissen-kultur/ttt/videos/das-multaka-projekt-des-pergamonmuseums-100.html
  3. Citation de l’émission Emission Titel, Thesen, Temperamente mentionnée plus haut.
  4. Idem
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