© grelot à chien Albert Bassoumba. Source
Bidounga O. Le Bunganga, source de création des objets qui soignent chez les Kongo. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2005 ; 6 : 419-431.
Bidounga O. Bunzonzi, un art de la parole chez les Kongo, Lari, Sundi. Droit et culture, 2007 ; 53 (1) : 220-226.
Bidounga O. Le Kimuntu. L’autre, cliniques, cultures et société, 2009 ; 10 (3) : 359-366.
Bidounga O. Ndambulu, la cuisine chez les Kongo. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2013 ; 14 (1) : 105-110 (publié en version plus longue dans la revue électronique Anthropoweb, octobre 2012).
Mabanza E. Visage des Palmiers. Paris ; L’Harmattan, Coll. « Poètes des cinq continents » : 2008.
C’est un sujet grave que celui de la mort, fatal corollaire de la vie, que les Kongo appellent Lufwa, chez les Lari comme chez les Soundi1.
Lorsqu’un vieillard meurt de mort naturelle, on dit que « Nzambi l’a rappelé » : Nzambi ku mbonguélé. Mais s’il s’agit d’un enfant, d’un adolescent ou d’un adulte dans la force de l’âge, on dira : Dia ba ndidi, « on l’a mangé », c’est-à-dire envoûté, ensorcelé ! La mort chez les Kongo n’est en effet jamais anodine : que l’on meure de maladie ou d’épidémie, individuellement ou en groupe, qu’on décède par accident, qu’une femme meure en couches, dans tous les cas, le décès est attribué à la malfaisance du ndoki, cet ennemi de l’ordre familial et villageois. La famille fait donc appel au nganga ngombo qui a pour tâche de rechercher dans tous les cas la cause du décès (Bidounga 2005). Lorsque le crime du ndoki est mis à jour par le nganga, il ne peut être canalisé ou apaisé que par la sagesse du nzonzi, autre personnage jouant un rôle important dans l’équilibre de la société kongo (Bidounga 2007).
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Une récente publication du poète congolais, mon compatriote et ami Edouard Mabanza (2008) Visage des palmiers, m’a donné à réfléchir et permis de réaliser la symbolique très particulière que revêt chez nous cet arbre en regard de la mort : les palmes coupées, fixées au mur d’une concession ou à l’entrée du village, signalent un deuil récent (accompagnées de fleurs, elles symbolisent plutôt la fête) ; les mêmes palmes servent à la construction du lunsanga, sorte de hutte qui accueille le corps du défunt avant ses funérailles. Quant au tronc, il donne le délicieux vin de palme malavu récolté par le nsonghi (ou « malafoutier ») et dont il existe deux qualités différentes, mbulu, le plus fort, quand il est tiré de la sève même du tronc, ou nsamba au goût plus fin, récolté à partir de la tige qui donne les fleurs et les noix, ces mêmes noix dont on tirera plus tard l’huile et la sauce appelée mwamba ngaji dont les Kongo raffolent et dont ils agrémentent volontiers leurs plats préférés (Bidounga 2013).
Mon idée, dans cet article, est de rappeler comment la société kongo réagit devant la mort et de décrire les différentes étapes du deuil.
La première impression de la mort est celle de la souffrance, celle que ressent déjà le malade, puis l’agonisant, mpassi za boubélo ; mais c’est aussi celle que l’on ressent devant la mort, mpassi za lufwa ba moyo ba monazo qu’on pourrait traduire par « souffrance de ceux qui restent ». La douleur est, comme il se doit, particulièrement vive pour le conjoint survivant : les pleurs manifestés sont souvent l’objet de commentaires, voire de moqueries, au cas où les larmes ne seraient pas jugées suffisamment abondantes ; ou bien les larmes peuvent-elles paraître suspectes, voire constituer la preuve des agissements d’un ndoki. Je me suis aussi laissé dire qu’aujourd’hui au Congo on va jusqu’à louer les services de pleureuses professionnelles qui dénaturent nos traditions.
La première étape est celle de la toilette du défunt yebessa, assurée exclusivement par la famille proche : s’il s’agit d’une femme, par ses sœurs, belles sœurs et filles, s’il s’agit d’un homme, par ses frères, beaux-frères et fils. Ensuite, le corps est revêtu d’un linceul, draps, pagnes ou tissus nlélé, voire d’une rabane de raphia nghiri, spécialité de nos voisins Téké. Peut-être au temps de nos ancêtres, le corps était-il enveloppé dans des feuilles de bananier si je me réfère à cette insulte que j’entendais enfant : Mama ku wa ba jikila mu makaya ma mankondi !, soit « toi dont la mère (ou le père) a été enterrée revêtue de feuilles de bananier ! ».
Le corps est ensuite exposé dans la hutte lunsanga. C’est alors qu’a lieu la veillée ou diji qui pouvait durer jusqu’à deux ou trois jours, rassemblant tous les proches du mort qui le pleurent et racontent toutes les anecdotes qui leur viennent à l’esprit, recomposant ainsi le portrait du défunt. Diji désigne également le lieu où se produit cette veillée, laquelle se tient généralement dans la concession du défunt, ou celle d’un de ses proches parents.
Les obsèques, qui ameutent toujours un grand nombre de personnes, s’organisent de la façon suivante. Le chef de famille fait appel en premier lieu aux membres du premier cercle : frères, sœurs, neveux et nièces issus de mères de la famille. Puis aux bala ba mbouta, c’est-à-dire aux enfants, garçons et filles, nés de pères membres de la famille qui auront des rôles très précis, comme apporter la poudre de chasse (nzongo) qui permettra de tirer des salves pour annoncer l’événement, battre le tam-tam appelé nkondji annonçant le décès ou la cérémonie, pleurer également le défunt et détourner par leurs prières la pluie qui pourrait entraver la cérémonie.
Le chef de famille fait également appel aux nkwési ou gendres mâles pour l’organisation et le déroulement des obsèques et qui apportent, tout comme les autres membres de la famille, leur part de financement. Personne n’envisagerait de se dérober à cet événement, que ce soit un membre de la famille proche ou un parent plus éloigné.
Enfin une contribution est également fixée aux brus nkama en plus de leur rôle de pleureuses auprès du défunt.
Comme dit la chanson : Mu ntoto ta tuka, mu ntoto tu kala, ngué tata Nzambi tu nzonzela diambu. « Nous venons de la terre, nous revenons à la terre : toi, Dieu le Père, explique-nous cette énigme ! »
Dans la limite de deux ou trois jours après la mort du défunt, l’inhumation a lieu généralement l’après-midi, car, comme dit encore la chanson, Ku diama ku pari ko buta kwa ku wa buta, « quand tu as fait des enfants, on ne peut t’enterrer le matin ! ». Les enfants masculins du défunt ou de la défunte sortent le corps de la hutte luntsanga et le déposent tel qu’il a été apprêté dans un cercueil fabriqué par le menuisier du village, s’il m’en souvient à partir du bois de palétuvier (séénga)… Avant l’introduction du cercueil dont le modèle nous a été apporté par les missionnaires chrétiens, il est probable que nos ancêtres ensevelissaient directement leurs défunts dans la terre. Puis les enfants hissent le cercueil sur leurs épaules et le conduisent, tout en chantant et en dansant, à sa dernière demeure dans le cimetière familial, à l’heure où le soleil commence à décliner… Tata wélé ta é ta ku nanguna kwa ku. « Papa, tu es parti, nous te soulevons ! ». Puis le corps est déposé dans la fosse qui a été creusée le matin même selon les instructions précises du chef de famille (l’oncle ou mfumu nkanda). L’oncle commence alors un discours qui tend à faire l’éloge du défunt ou de la défunte, évoquant ses qualités morales, sa générosité envers ses proches ; mais si la personne est décédée à la fleur de l’âge, le chef de famille n’hésitera pas à dénoncer les mauvais esprits qui lui auraient cherché querelle, invoquant le défunt pour qu’il punisse à son tour, là où il se trouve, les personnes qui lui ont voulu du mal en ce monde. Puis tous les assistants prennent une poignée de terre qu’ils jettent dans la fosse. On revient ensuite au village pour le grand repas qui va marquer la fin de la veillée (mwangasa diji), lequel a été préparé très tôt par les femmes de la famille qui ont la tâche de nourrir toutes les personnes venues assister aux obsèques, mais pour lequel également les chasseurs pourvoyeurs de gibier se sont mobilisés.
Le gibier apporté est souvent l’antilope nkabi, préparée en ragoût avec la sauce spéciale nkabu qui mêle le sang de l’animal avec le contenu de sa panse, mais on sert aussi un mets à haute portée symbolique qui est celui du poisson-chat ou silure (ngola de format moyen, ou nsumba de grande taille) qui était autrefois pêché exclusivement par les femmes. Dans les deux cas, le repas s’accompagne de grandes quantités de manioc yaka servies dans des corbeilles appelées mbaangu.
Avant ou après le repas (car en Afrique, on ne boit jamais en mangeant !) on offre généreusement le vin de palme nsamba et mbulu. Feu mon oncle Mayamou Mapoungui proposait quant à lui sa spécialité de mataka tambi, vin à base d’ananas et de canne à sucre.
Chez les Kongo, il était d’usage de faire accompagner la veuve par une de ses belles-sœurs veuves avant elle, et le veuf par un proche ayant déjà lui-même perdu sa femme, bien souvent sous le regard de la famille ; s’il n’en est pas dans sa fratrie, on n’hésitera pas à aller chercher veuf ou veuve à l’extérieur.
Selon la coutume, durant toute la période du deuil, le veuf ou la veuve avaient le devoir de se négliger, omettant de se coiffer ou de faire sa toilette et s’habillant de manière sévère, s’interdisant bien-sûr de regarder les femmes ou les hommes en maintenant la tête basse : les femmes, surtout dans les premières heures, avaient l’obligation de se mettre un bandeau noir sur le sexe.
Nasse lémbo ou kilembo utilisée par les femmes pour pêcher le poisson chat ngola ou nsumba (le plus gros).
La durée du deuil a été ramenée aujourd’hui à 45 jours, mais autrefois, du temps de nos ancêtres, il pouvait couvrir une période de neuf à douze mois, selon les usages et possibilités familiales, jusqu’à la levée de deuil appelée matanga. Cette fête est organisée lors d’une réunion de famille. Qui fixe une date à partir d’un calendrier traditionnel, constitué d’une herbe appelée kimbandja, tressée d’une manière particulière : on y fait des nœuds spécifiques correspondant aux jours de marché selon les contrées : Bukondzo, Mpika, Tsaba, Nkoyi. Les nœuds sont coupés à chaque passage du dit marché.
Le matanga est toujours organisé pendant la saison sèche et débute un vendredi de la semaine moderne. Lors de cette réunion, le montant des apports des uns et des autres membres de la famille selon leur rang est fixé en espèces pour les frères, sœurs, neveux et nièces, et en nature pour les nkwézi et les nkama.
La célébration commence par l’érection d’une nouvelle tombe (entre temps, les sépultures de la famille auront été nettoyées ou reconstruites afin d’honorer les autres morts). Aujourd’hui nos tombes ressemblent à celles du monde occidental, mais autrefois, la sépulture en pleine terre était marquée par un tertre sur lequel étaient déposés des objets ayant appartenu au défunt : canne, fétiche, poterie…
Pour l’occasion, les membres de la famille, tout comme les amis et les invités s’installeront dans un abri en branches de palmier construit exprès, le luntsanga que nous avons évoqué plus haut, où sont disposés des bancs faits de planches de palétuvier séénga.
Nkwési et nkama, parents et amis apportent chacun leur contribution en nature (mafundu) selon un protocole bien établi. Ils reçoivent en retour un nsendo, c’est-à-dire un panier alimentaire et la boisson selon la taille de leur luntsanga et en proportion de la valeur du cadeau apporté.
La fête est symbolisée par la présence de groupes de musiciens et de danseurs appelés mbazi. Plus il y a de mbazi, plus la fête battra son plein, manifestant l’importance de la famille.
Les formations musicales les plus connues sont : bwanga ou ndjendje (2 tam-tams joués debout, un grand et un petit, autour desquels font cercle danseurs et chanteurs : on trouve surtout cette formation en milieu lari-soundi) ; walla (2 tam-tams, un grand et un petit, cette fois joués assis, avec des danseurs disposés sur deux rangs horizontaux) ; ngoma ya n’téla (un bwanga évolué qu’on trouve surtout chez les Kongo de Boko) ; tchimbwa (petit tam-tam joué sur un rythme rapide, la « danse du chien ») ; mondo (tronc évidé sur lequel on tape à l’aide de deux baguettes) ; machikoulou (trompes en défenses d’éléphant) ; ngonghi (cloches en fer disposées par deux).
La fête commence le vendredi soir et dure jusqu’au dimanche matin.
sifflet nsiba © Albert Bassoumba
Au préalable, la veuve, le veuf ou les orphelins, et tous ceux qui ont respecté le deuil doivent se laver selon le rite yébissa nfwiri (« toilette du veuf ou de la veuve ») : ils vont à la rivière, se dévêtent et jettent dans le courant les vêtements qu’ils ont portés sur toute la durée du deuil, puis procèdent à une toilette minutieuse.
Lorsqu’il s’agit d’un couple, l’assistance à moitié dans l’eau invoque l’esprit du défunt en agitant des branches de ntééla pour qu’il se retire du corps de son conjoint. L’accompagnant du veuf ou de la veuve entonne alors ce chant : Ehé Tata (ou Mama) yébélé éhé ka yébéla ko, soit « Aujourd’hui Papa se lave, alors qu’il ne se lavait pas ! », chant repris en chœur par toute la famille. Ensuite, le corps du veuf est lavé et son abdomen enduit de poudre de kaolin pemba par le beau-frère qui l’a accompagné durant toute cette période, comme celui de la veuve l’est par une de ses belles-sœurs, ce qui leur donnera à l’un comme à l’autre le droit de se remarier.
Après le yébissa, on remonte au village en continuant à chanter les mêmes paroles dans une ambiance festive. Le veuf ou la veuve s’habillent de neuf et se coiffent ou se tressent les cheveux dans la maison familiale, le plus souvent chez l’oncle.
Le lendemain, soit le samedi, a lieu sur la place principale du village la grande fête qui va attirer beaucoup de monde et où interviennent les mbazi dont nous avons parlé plus haut, convoqués selon ses moyens par la famille, et dont les tam-tams, les trompes et les cloches invitent tout le monde à danser.
Durant la danse, au cœur de la fête, chaque invité se place devant le veuf ou la veuve pour le ou la féliciter et tendre à ses lèvres le cadeau dika (« faire manger »), soit une pièce de monnaie ou un billet de banque, lesquels sont ramassés ensuite par un des proches. Lorsque la danse soulève la poussière mfumfuta, la fête est à son paroxysme et c’est un signe de réussite.
L’après-midi du dimanche, la famille se retrouve pour faire le bilan et évoquer le devenir du veuf ou de la veuve et des autres membres de la famille.
À la levée du deuil sont réglées les affaires de succession, par l’intermédiaire de l’oncle ou ngwankazi. C’est lui qui a la charge de répartir les biens du défunt ou de la défunte entre les héritiers, de la manière la plus équitable possible. Chez nous en Afrique, et chez les Kongo en particulier, les biens restent collectifs et ne sont pas individualisés comme en Occident, on avait donc peu l’occasion de contester le partage. Toutefois, en cas de litige, portant surtout sur la question capitale chez les Kongo de la transmission de l’autorité familiale, on faisait appel au nzonzi.
Souvent, dans ces partages, on reprochait aux anciens de prendre la part du lion et on leur prêtait volontiers cette excuse : Beno lu sala bia dyé. « Vous les jeunes, c’est vous qui allez en profiter (sous-entendu : après nous) ! ».
Je terminerai cet article avec quelques proverbes en tiroirs dont nous avons la spécialité :
– le premier, Ntété fwa kasabakanako : « On ne sait qui va mourir le premier ! » évoque surtout nos épineux problèmes de succession : mais derrière, il suggère aussi la nécessité de préserver sa santé et de prendre soin de soi-même.
– le second : Yéléla nituaku, ndjevo za mpuku zi kwa zi ta ya ntsio ni ngula mpuku yi taya : « Prends bien soin de toi et pense que ce ne sont pas les seules moustaches du rat qui brûlent, mais son corps tout entier ! ».
– le troisième : Bongwa djoka na ku dia. « Le lézard qui fuit, on ne le mange pas ». Sous-entendu, pesons les risques, il est préférable de fuir plutôt que de se faire attraper !
– le quatrième : Ngoumbi ya lembo nsala dila mu lukuku : « quand la perdrix a perdu ses ailes, elle mange à la lisière (sous-entendu de la forêt où les prédateurs l’attraperont) ». C’est-à-dire, restons prudents !
J’ai aussi dans les oreilles la vieille incantation de nos grands-parents : Ma kaya ma sangui, « les feuilles de la forêt », sous-entendu on se doit de les connaître, car ce sont elles, grâce à l’expérience millénaire de nos ancêtres, qui nous nourrissent et nous servent de médicaments. J’ajouterai : Mayela mantu, « faisons travailler la tête », sous-entendu, pour garder la santé, on se doit de réfléchir et de penser aux feuilles de la forêt que nous ont léguées nos ancêtres.
Muntu fwa, « quelqu’un va mourir ». Cette expression est aujourd’hui utilisée chez nous avec une pointe d’ironie… Peut-on sourire de l’annonce d’une mort prochaine ? C’est avec un tel slogan que, lors du championnat annuel de football en 1986 à Brazzaville, sous le règne du Président Sassou, la fameuse équipe des « Diables noirs » de Brazzaville remporta brillamment la série des matchs : Muntu fwa ! Mais le président l’a pris pour lui, pensant que si cette équipe l’emportait, c’est lui qui mourrait ! » En conséquence, le président de l’équipe des Diables Noirs a été ultérieurement pourchassé par le pouvoir en place, privé de ses biens et condamné à l’exil !
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