© guyswhoshoot Source D.G.
« Je vais te raconter l’histoire du boxeur silencieux… il n’a jamais répondu avec des mots, toujours avec ses poings sur le ring »
Un participant des ateliers boxe-écriture
Introduction
Cet article vise à décrire les effets contenants, réflexifs et revitalisants des figures de style et des formes poétiques proposées comme des consignes d’écriture dans le dispositif des ateliers boxe-écriture auprès d’un public de jeunes adultes ayant vécus des traumatismes extrêmes, ceux du parcours migratoire. Il s’agit d’ateliers d’écriture, donnés dans le champ du secteur social, qui se conjuguent avec une découverte préalable de la boxe sportive. Les consignes poétiques proposées ont pour thème le vécu corporel, sensoriel et émotionnel du participant dans la phase de découverte de la boxe. Nous étudierons plus particulièrement quatre types de consignes poétiques : le portait chinois ou le travail de la comparaison à partir de la proposition suivante « si mon corps était », l’anaphore avec des amorces de phrases centrées sur les métaphores du combat (agressivité, défense, K.O., protection…), la personnification qui permet de faire parler un objet ou encore s’adresser à un sentiment, et les formes poétiques fixes (quatrains et haïkus) travaillées en lien avec les émotions contrastées de la boxe qui peuvent rappeler celles du traumatisme – la peur, l’impuissance, la sidération ; et celles, quasiment opposées et nécessaires au travail de la restauration narcissique – la joie, la puissance, la fierté.
Exposé du problème
Des gants et un stylo
Des gants et un stylo : c’est bel et bien le pari singulier des ateliers boxe-écriture co-animés par une art-thérapeute et un coach de boxe. Pendant trois heures, des temps de pratique de la boxe et des temps d’écriture poétiques s’alternent pour explorer dans le corps et dans la pensée – le mouvement.
Le sociologue Loïc Wacquant a passé plusieurs années dans un gym aux États-Unis, plus précisément dans un quartier défavorisé de Chicago. Il a côtoyé pendant trois ans, quotidiennement, des boxeurs qui ont tous témoigné de ce que la boxe pouvait représenter dans leur vie. Le gym est décrit dans l’ouvrage Corps et âme comme un lieu de solidarité et de discipline, où la boxe transforme le corps et l’esprit des boxeurs assidus dont Wacquant lui-même fait partie. « Le gym est ensuite une école de moralité au sens de Durkheim », explique Wacquant, « c’est-à-dire une machine à fabriquer l’esprit de discipline, l’attachement au groupe, le respect d’autrui comme de soi et l’autonomie de la volonté indispensables à l’éclosion de la vocation pugilistique » (Wacquant, 2002, p. 18).
La pratique de la boxe place l’endurance, la ténacité et l’abnégation au centre de l’expérience. Elle suscite des sensations physiques intenses telles que la sueur, l’excitation, le souffle coupé, les battements cardiaques accrus, une fatigue extrême. Elle convoque spontanément des états émotionnels inhabituels, proches de la transe, et nous pouvons observer dans les ateliers des débordements, des rires défensifs, des joies intenses, des colères ou une excitation débordante.
La pratique de l’écriture poétique offre dans la continuité de la boxe, une seconde scène corporelle. Écrire, c’est habiter son corps. Dans le silence, tout en reprenant leur souffle, les participants sollicitent à nouveaux leurs mains et leurs muscles pour tracer sur le papier. Ils calent leur phrasé sur leur respiration, ils convoquent leurs imaginaires pour mettre en mots, par le geste graphique, les éprouvés et les affects de la manière la plus juste. Nous pouvons alors observer dans le gymnase, des corps en écriture, allongés ou assis, dans un coin ou au centre de la pièce.
Nous verrons comment dans les ateliers boxe-écriture la combinaison de l’expérience pugilistique avec celle de l’écriture poétique permet aux participants d’entamer un travail de liaison somato-psychique, et dans le cas des traumatismes extrêmes du parcours migratoire de se remémorer, d’élaborer et d’ouvrir de nouvelles perspectives grâce à la poésie.
Les traumatismes extrêmes du parcours migratoire
Les ateliers boxe-écriture ont été donnés entre juillet 2020 et septembre 2024 à plusieurs groupes de jeunes adultes en situation d’exclusion et de ré-insertion, dont certains étaient également des survivants de traumatismes extrêmes vécu sur la route du parcours migratoire. Ces événements traumatiques extrêmes, souvent répétés, sont de plusieurs ordres. Le plus souvent il s’agit d’actes de torture, de maltraitances, mais aussi d’accidents tragiques (naufrages, morts de proches) ou encore d’actes d’humiliations allant parfois même jusqu’à la déshumanisation.
Les jeunes que nous avons reçus, accompagnés par des associations, ne seraient probablement pas venu à un atelier d’écriture poétique si celui-ci ne proposait pas un atout particulièrement attractif : la boxe. Si certains jeunes ne parlent pas encore très bien le français, nous trouvons à nous adapter. D’autres, plus à l’aise, nous disent avoir déjà pratiqué « la bagarre des rues ». Dans l’ensemble peu de jeunes ont déjà enfilé des gants de boxe.
Écrire sur la boxe
Joyce Carol Oates, poétesse, romancière et essayiste américaine, nous invite à réfléchir à ce qu’écrire sur la boxe peut engager pour celui qui s’y essaye. Joyce Carol Oates signe en 1987 un livre de réflexions sur le noble-art dans lequel elle décortique sous un angle historique et philosophique sa passion pour la boxe datant de son adolescence. Une passion qu’elle partageait avec son père (De la boxe, 1987). Elle propose dans cet essai quelques parallèles entre l’écriture et la boxe, en particulier celui-ci : « Écrire sur la boxe, c’est écrire sur soi-même – aussi elliptiquement et aussi involontairement que ce soit ». Puis « Écrire sur la boxe, c’est également être forcé de réfléchir non seulement à la boxe, mais surtout aux limites de la civilisation – à ce qu’être « humain » veut dire, ou devrait vouloir dire » (Carol Oates, 1987, p.7). Écrire sur la boxe reviendrait donc à confronter le sujet à lui-même et – plus philosophiquement – aux limites de la civilisation. Ces observations nous rappellent les travaux de Freud parus en 1915. Qu’il s’agisse de l’homme civilisé au regard de la violence des hommes des origines, de l’hypocrisie de la société vis-à-vis de la violence, de notions de bien et de mal, du destin et du remaniement pulsionnel, le texte Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort nous fait repenser la violence. Car Freud nous dit bien que les pulsions de destruction circulent librement chez l’homme et dans les sociétés. La psychanalyse tente alors d’accompagner le sujet dans la pleine reconnaissance de ses pulsions refoulées. La civilisation, quant à elle, permet aux pulsions égoïstes de se changer en pulsions sociales. Le sujet apprend à voir dans le fait d’être aimé un avantage qui permet de renoncer à tous les autres souligne Freud.
Dans les ateliers boxe-écriture, la simple présence des gants de boxe dans la salle induit déjà une écriture coup de poing, ou une écriture sauvage comme en témoignent les participants. Car écrire sur la boxe, c’est aussi écrire à partir d’une idée de la boxe qui autorise d’elle-même à s’exprimer sur ce qui ne se dit pas ailleurs : la haine, la rage, la colère, la peur, l’angoisse, la détresse, l’extrême douleur, l’épuisement psychique, le désespoir. Joyce Carol Oates va même plus loin. Pour elle, la boxe est le seul sport qui puisse permettre un travail de sublimation de la colère. « C’est même le seul sport dans lequel la colère est mise en œuvre, anoblie. C’est la seule activité humaine dans laquelle la rage peut être transposée, sans aucune équivoque, en art. » (Carol Oates, 1987, p. 60)
C’est donc bien parce que la boxe induit une idée de la violence — à la fois dans une dimension d’agressivité mais également dans la nécessité de se défendre — que les ateliers boxe-écriture proposent, sans forcément le vouloir en première intention, une forme d’accueil, d’écoute et de possible questionnement des effets de l’évènement traumatique.
Méthodes et résultats : consignes et matériel poétique
Chaque atelier, préparé en amont par l’art-thérapeute, s’inscrit autour d’un thème à chaque fois différent : le combat, les appuis, la respiration, etc. Les consignes d’écriture sont souvent ré-adaptées sur place, le jour même, en fonction du nombre de participants et de leur capacité, ou non, à écrire seul. Nous allons présenter quatre types de consignes préférablement utilisées avec le public en situation de précarité sociale et / ou en situation d’exclusion.
Le portait chinois ou le travail de la comparaison, « si mon corps était »
Afin de permettre aux participants d’explorer leurs ressentis et leurs sensations corporelles après le premier temps de boxe, nous proposons l’écriture d’un portrait chinois. À la manière d’un « si j’étais… » la proposition d’écriture devient la suivante : « Si mon corps était… ». « Si mon corps était une couleur…, Si mon était un aliment…, Si mon corps était un mot…, Si mon corps était un mantra…, etc. ». Les participants sont invités à compléter les phrases en écrivant pendant deux minutes sur chaque proposition. Les images trouvées-créées (Winnicott, 1975) sont ensuite partagées avec le groupe lors d’un temps de lecture à haute voix. Prenons un exemple avec une proposition écrite par un participant : « Si mon corps était une fleur ce serait un tournesol toujours tourné vers le soleil ». Ce jeune homme perçoit son corps propre comme une ressource au pouvoir héliotropique qui le porte pour aller de l’avant. En donnant une image (le tournesol) pour exprimer une sensation (être attiré vers la lumière), il s’exprime à un autre niveau que sur le seul plan rationnel. Le langage symbolique permet au groupe de partager une représentation imagée de la sensation vécue par l’un d’eux.
L’anaphore ou l’écriture d’une liste poétique, « je boxe avec… ».
Les listes poétiques proposées dans l’atelier boxe-écriture peuvent se réaliser individuellement ou collectivement en faisant tourner la feuille à chaque nouvelle proposition. Les anaphores généralement proposées sont les suivantes. Elles sont répétées au moins une dizaine de fois.
Ces propositions mettent en valeur les processus de la boxe (combativité, défense, K.O., protection…). Lors des temps d’écriture, les métaphores des processus du combat viennent, à la manière de l’art-thérapie et des processus de création, éclairer le fonctionnement psychique et favoriser un travail de liaison somato-psychique. Le fait de répéter un mot ou un groupe de mots produit un effet rythmique, encourage l’association d’idées, renforce le propos par l’accumulation des images qui émergent spontanément et s’additionnent au fil de l’écriture.
Parmi les nombreux textes écrits dans les ateliers nous retiendrons celui-ci, écrit collectivement : « Mes poings en forme de léopard tellement qu’ils sont rapides / Mes poings en forme de protection / Mes poings en forme de mains géantes / Mes poings en forme de cailloux / Mes poings en forme de fierté ». Ce texte propose une série d’images évocatrices de la puissance, de la protection et du sentiment de fierté. Il n’est d’ailleurs pas rare que les textes produits en atelier vantent la force, le mérite, la puissance, voire la beauté de leurs auteurs. Nous y reviendrons.
La personnification : faire parler les gants de boxe ou le peignoir du boxeur
Il est parfois plus aisé de parler d’émotions quand il ne s’agit — en apparence — pas de soi. Certaines consignes poétiques consistent à faire parler un objet. En utilisant le principe de la personnification — une figure de style qui attribue des caractéristiques humaines à des objets inanimés — les participants peuvent s’amuser à décrire et raconter la vie de leurs gants de boxe. Ces objets deviennent des personnages à part entière qui expriment des émotions humaines telles que la fierté, la nostalgie, la loyauté et l’humilité.
Voici, pour illustrer cette proposition, un texte écrit par un participant : « Ouais, je sais, je suis spécial parce que j’ai été choisi par l’un des meilleurs boxeurs au monde, mais mon parcours n’a pas été simple. Par où devrais-je commencer ? Quand Marcel envoyait tous ses coups violents, j’absorbais la douleur censée atteindre son poing, et c’est sans parler de tous les visages avec lesquels je suis entré en contact. Le pire, c’était toutes les sueurs qui m’ont fait suffoquer. Mais c’était amusant. Maintenant, je me détends dans ce beau musée. Je me sens un peu seul parfois, mais toutes les bonnes choses ont une fin, après tout ».
Nous proposons également deux exemples écrit par deux participants différents : « Je suis un peignoir. J’appartiens à un grand boxeur. Je n’ai jamais été abandonné par ce boxeur, c’est ce que je veux ». Ou encore « Bonjour je m’appelle les gants de boxe vous m’utilisez souvent dans les matchs de boxe pour protéger vous-mêmes. Vous voyez comme je suis très important pour vous ».
Les formes poétiques fixes
Les quatrains (quatre vers) et les haïkus (trois vers de 5, 7, 5 syllabes) sont les deux formes fixes les plus souvent proposées aux participants. Particulièrement contraignantes, ces formes poétiques obligent les participants à bien choisir leurs mots pour capturer de manière concise et métaphorique une expérience, un vécu, un souvenir. La structure minimaliste de ces deux formes permet donc de transmettre un message clair et incisif.
Voici un haïku : « Pour apprendre le français / il faut porter les gants de la confiance / et donner un jab à la peur » et un quatrain : « En chemin vers la victoire / difficile d’atteindre la gloire / Le plus dur est d’y croire / En fait, le plus dur est d’apprendre de la défaite ». Ces deux poèmes soulignent que la véritable difficulté réside non pas dans l’échec en lui-même, mais dans la manière dont on réagit à cet échec— en choisissant d’apprendre et de grandir plutôt que de se laisser abattre.
Discussion : poésie et parcours migratoire.
Informer poétiquement le sujet
Dans les cas de traumatisme, le corps sait même avant que le mental en soit informé. C’est la théorie que soutient Pierre-Laurent Assoun, philosophe et psychanalyste français : « Le fait est que le corps sait avant que le sujet ne s’avise – à l’état vigile – de ce qui arrive à « son » corps. Le sujet est en quelque sorte le dernier « officiellement » informé de ce dont son corps s’était avisé, sous couvert de la « confidence » onirique, par exemple. » (Assoun, 2015, p. 150)
Nous travaillons donc avec l’hypothèse suivante : le corps en situation de boxe a une connaissance et une perception des événements avant même que le sujet ne le réalise. La particularité de la boxe est de mettre en lumière cette connaissance du corps en abaissant les possibilités de contrôle du mental puisqu’elle place le sujet dans une dynamique de combat propice à mettre au premier plan les réflexes et l’agilité dans une urgence qui court-circuite les chemins habituels de la pensée. La poésie, écrite consécutivement à l’expérience de la boxe, permet de mettre en image les sensations éprouvées et donc, d’informer poétiquement le sujet. D’ailleurs, les images poétiques surprennent souvent les participants eux-mêmes lors de la lecture : « est-ce moi qui est écrit ça ? » dira l’un d’eux.
« Je vais te raconter l’histoire du boxeur silencieux… il n’a jamais répondu avec des mots, toujours avec ses poings sur le ring » écrit l’un des participants. Un autre raconte : « Profil de mon boxeur : issu d’une famille pauvre, il va à la conquête d’une vie meilleure pour pouvoir réaliser son rêve d’enfance. De ce fait, il va se lancer dans un parcours migratoire en traversant le désert, la mer Méditerranée pour afin arriver en Italie. Une fois arrivé en Italie malgré des souffrances qu’il a enchaîné lors de son parcours, il va devoir s’installer à Rome dans la capitale. Lors des entrainements au club de boxe, il sera le meilleur de sa catégorie en défiant des géants de la boxe italienne. Du haut de ses 1,94 m, il ne va pas s’arrêter là. Il va continuer son aventure dans d’autres pays européens comme la France, la Belgique, etc. ».
Parce qu’elle produit des traces visibles et durables sur une surface contenante, l’écriture poétique provoque un effet miroir qui s’active lors de la lecture. Lorsque le participant lit son poème à haute voix ce n’est pas son visage qu’il voit comme dans tout miroir, mais bien une expression de sa pensée qu’il peut contempler, écouter et même entendre.
Dans le cas des traumatismes et particulièrement des traumatismes de guerre, ce qui est écrit devient possiblement « regardable » alors que cela même semblait impensable. Ce qui est écrit devient possiblement « entendable » alors que cela même semblait imprononçable. Dans le processus de relecture à haute voix qui a lieu pendant la séance, il se passe la chose suivante : je me relis, je me relie. Cette dimension de liaison est absolument essentielle pour travailler la question du traumatisme. Face à la cruauté, la barbarie et l’innommable, la poésie – parce qu’elle permet de s’exprimer par image, peut permettre de raconter des éprouvés du corps, des sensations et des souvenirs qui ne pourraient se dire autrement.
Prenons un autre exemple. « Si mon corps était un mantra, ce serait “ma mère compte sur moi” ». Le mantra choisi par ce participant puis partagé avec le groupe à haute-voix, “ma mère compte sur moi”, témoigne de l’importance pour ces jeunes dans les ateliers boxe-écriture d’écrire sur leur famille. Le désir de rendre sa mère fière est un moteur puissant pour avancer. D’ailleurs, ce jour-là ils sont nombreux à acquiescer, des discussions sur le sujet s’engagent. Souvenirs, émotions, confessions. Nous pensons que l’expérience partagée de la boxe crée une relation d’intimité vécue par le corps (proximité, émotions partagées, contact du regard, sueurs des uns et des autres) propice à se dévoiler beaucoup plus facilement dans l’écriture. Pour le dire plus simplement, l’expérience partagée de la boxe instaure de la complicité entre les participants. « N’abonne pas » ou encore « N’aie pas honte de pleurer » sont d’autres mantra qui ont été proposés. Les participants ont pu dire que ces sujets sont peu abordés dans d’autres espaces.
La poésie propose un « espace de partage » dans lequel les participants peuvent se comprendre mutuellement à un niveau symbolique. Les combats et les luttes, au sens propre et comme au sens figuré, s’incarnent dans chaque poème de manière singulière tout en faisant écho dans le groupe de pairs. Les images inventées par les participants évoquent immédiatement une compréhension qui pourrait être plus difficile à exprimer avec des mots ordinaires. C’est pourquoi, à la fin de chaque atelier, les participants éprouvent une grande fierté. Fierté d’avoir boxé bien sûr, mais surtout fierté d’avoir oser écrire, oser se lire, d’avoir été entendu et soutenu par le groupe.
La poésie, une architecture qui accueille et contient le matériau psychique
D’une manière générale, les règles d’écriture poétique annoncées comme fixe (nombre de vers par strophes, nombre de strophes par poème, nombre de pieds par vers, reprise de vers, etc.) offrent une architecture contenante pour celui qui souhaite écrire. Dans le cas des traumatismes extrêmes du parcours migratoire, la réponse poétique au chaos intérieur ressenti par le sujet est celle d’une structure métrique qui devient garante d’un accueil inconditionnel de l’émotion telle qu’elle se présente.
Il s’agit d’une forme de paradoxe : celui la contrainte libératrice. La contrainte stylistique provoque une forme d’affaiblissement de la censure permettant le retour du refoulé. La poésie permet à l’esprit d’être plus inventif car la contrainte va forcer le système qu’est le langage à sortir de son fonctionnement habituel. Il semble alors plus facile d’exprimer et de partager des affects douloureux à l’intérieur de barrières protectrices telles que la rythmique et la stylistique.
Blessure narcissique et estime de soi, une réponse poétique revitalisante
La figure du boxeur dans l’imaginaire des participants est souvent liée à des représentations de puissance, de combativité, de force, de courage, qui sont des représentations stimulantes pour des sujets malmenés ou détruits sur le plan narcissique par la violence répétée. La question de la vulnérabilité qui apparait masquée sous les traits d’un narcissisme survolté dans les poèmes sous des allures de « Je suis le plus fort », nous permet d’émettre l’hypothèse que de nombreux participants, qui se sentent impuissants dans leur vie, se soignent dans l’expression poétique. « Je frappe comme Tyson », « Je boxe sans avoir peur de l’adversaire » peut-on entendre. Il n’est pas rare que les textes produits en atelier vantent la force, le mérite, la puissance, voire la beauté de leurs auteurs. L’identification à la figure du boxeur permet alors de créer une boussole narcissisque. La poésie offre au sujet la possibilité de relancer l’activité fantasmatique pour ouvrir de nouveau horizon.
Les figures de styles, une voie d’accès aux émotions
Dans le travail d’écriture poétique qui s’appuie sur la figure de style de la personnification (cf exemples de textes cités plus haut), les gants de boxe deviennent un symbole de résilience ayant enduré de nombreux coups, littéralement, avant de finir leur « carrière » dans un musée. Le peignoir ou les gants de boxe n’ont pas besoin de gloire ou de reconnaissance, ils veulent juste rester et aider leur propriétaire. Nous pouvons imaginer la portée symbolique de tels textes lorsqu’ils sont lu à voix haute par leurs auteurs. A la lecture, le « je » des gants ou du peignoir se confond avec le « je » du lecteur et certains messages cachés se dévoilent. Les phrases comme « vous voyez comme je suis très important pour vous » peuvent s’entendre à d’autres niveaux y compris par l’auteur-lecteur lui-même. L’écriture poétique vient donc montrer au sujet, par métaphores ou symboles, ce qu’il n’entend pas de lui mais qu’il sent confusément, ce qu’il désire ardemment mais qu’il ne peut s’avouer. La figure de style (ici la personnification) n’est alors pas seulement envisagée comme outil stylistique mais aussi comme une voie d’accès aux émotions pouvant elle-même conduire par le travail poétique à un premier élan de subjectivation.
Grâce à la poésie, la situation traumatique trouve à s’exprimer sous un jour nouveau. Pour des sujets qui ont dû mainte fois faire le récit du traumatisme en le racontant, ou encore pour d’autres qui n’ont que très peu d’accès aux mots, le geste poétique offre une nouvelle voie d’expression.
Conclusion
Dans cet article nous avons exploré les spécificités de l’écriture poétique en lien avec une expérience préalable de la boxe dans le cadre des ateliers boxe-écriture. Ces ateliers ont été donnés dans différents contextes, plus particulièrement à des jeunes adultes polytraumatisés sur la route du parcours migratoire.
Les participants trouvent dans le travail poétique mené un accès favorisé à leurs émotions. Ils mobilisent leurs capacités d’élaborer à partir des éprouvés corporels. Par le travail contenant des contraintes stylistiques et du rebond de l’écriture, les participants se surprennent eux-mêmes et remettent du mouvement là l’expression émotionnelle avait pu être figée par les effets du traumatisme. Ils explorent à l’écrit et prononcent à l’oral face au groupe des métaphores revitalisantes et restauratrices.
L’écriture poétique (figures de style et formes fixes) engage le participant en tant que sujet dans une reconstruction perceptive, émotionnelle et poétique du moi effracté par le traumatisme en particulier grâce aux principes de la contrainte formelle et stylistique, de la libre association scripturale et de l’interprétation spéculaire qui s’active lors de la lecture1. La poésie se présente alors comme un support riche de conceptualisation, accueil, compréhension et transformation de l’expérience traumatique.
Nous terminerons cet article sur cette liste poétique écrite collectivement à partir de l’anaphore « j’écris pour… ».
J’ÉCRIS POUR LIBÉRER MA TÊTE DE MA FATIGUE
J’ÉCRIS POUR AVOIR DES IDÉES
J’ÉCRIS POUR CEUX QUI LIRONT
J’ÉCRIS POUR NE PAS OUBLIER CE QUE J’AI APPRIS
J’ÉCRIS POUR… EXISTER.
Cet article vise à décrire les effets contenants et revitalisants des figures de style et des formes poétiques proposées comme consignes d’écriture dans le dispositif des ateliers boxe-écriture auprès d’un public d’adultes ayant vécus des traumatismes extrêmes au cours de leur parcours migratoire. Ces ateliers d’écriture donnés dans le champ social se conjuguent avec une découverte préalable de la boxe sportive. Les consignes poétiques proposées ont pour thème le vécu corporel, sensoriel et émotionnel du participant dans la phase de découverte de la boxe. Les participants trouvent dans le travail poétique mené après la boxe un accès favorisé à leurs émotions. Ils mobilisent leurs capacités d’élaborer à partir des éprouvés corporels. Ils explorent à l’écrit et prononcent à l’oral face au groupe des métaphores revitalisantes et restauratrices. La poésie se présente alors comme un support riche de conceptualisation, accueil, compréhension et transformation de l’expérience traumatique.
Mots clés : écriture thérapeutique, boxe, poésie, libre association scripturale, interprétation spéculaire, contrainte stylistique, liaison somato-spychique, traumatisme, parcours migratoire.
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