Anzieu, D. (1984). Le moi peau. Dunod.
Bion, W. R. (1960). La grille. Repris dans W. R. Bion. Entretiens psychanalytiques (1980). Gallimard.
Blanket, B., & Watelet, C. (2021). Toit et moi. Du décor de la maison au bien-être intérieur. Éditions du Chêne.
Eiguer, A. (2004). L’inconscient de la maison, Dunod.
Eiguer, A. (2013). Votre maison vous révèle. Michel Lafon.
Eiguer, A. (2016). Une maison natale. Dunod.
Freud, S. (1913). Totem et tabou. OC XI. PUF.
Freud, S. (1928). Dostoïevski et la question du parricide, OC XVIII. PUF.
Freud, S. (1931). Nouvelle suite des conférences d’introduction à la psychanalyse, OC XIX. PUF.
Héritier, F. (1994). Les deux sœurs et leur mère, Anthropologie de l’inceste. Odile Jacob.
Héritier, F. (1996). Masculin-féminin I. La pensée de la différence. Odile Jacob.
Héritier, F. (2002). Masculin-féminin II. Dissoudre la hiérarchie. Odile Jacob.
Kaës, R. (2015). L’extension de la psychanalyse. Dunod.
Moscovici, S. (1976). La psychologie de la représentation sociale. Revue européenne des sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto, 14(38-39), 409-416. Repris in Kalampalikis N (2019) Serge Moscovici. Psychologie des représentations sociales. HAL Id. hal – 02091985.
Piaget, J. (1926) La représentation du monde chez l’enfant. Alcan.
Tisseron, S. (1998). La honte. Psychanalyse d’un lien social. Dunod.
Eiguer A. La maison un lieu d’intimité : incidences transculturelles. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2022, volume 23, n°2, pp. 199-208
Pour aborder ce thème, en commençant, je vais introduire la dimension transculturelle, en deuxième lieu, présenter la psychologie de la maison, cherchant ensuite à les articuler dans le but de développer notre clinique.
La psychanalyse familiale apporte un élément qui la différencie de la psychanalyse individuelle ; elle intègre l’environnement humain à l’interprétation sur le fonctionnement mental du sujet ; les membres de la famille de celui-ci présentent de nombreuses incidences et influences sur lui dans la mesure où ils établissent des liens intersubjectifs et une groupalité que l’on peut sans hésiter appeler inconsciente. Cette position favorise l’idée que les grands groupes, les institutions, la société dans son ensemble, entretiennent des liens significatifs avec le sujet et sa famille. À mon tour, je me suis demandé si l’environnement matériel dans lequel nous habitons, c’est-à-dire notre maison, n’a pas aussi un lien avec ses résidents et j’ai pu explorer des aspects de ce lien (Eiguer, 2004).
Avec la notion d’extension de l’analyse, Kaës (2015) rend possible ces perspectives de compréhension ; la psychanalyse de groupes apporte un modèle suffisamment ouvert et dynamique pour que notre lien à l’environnement soit saisi dans sa complexité.
Cette extension a permis de nourrir des recherches contribuant à développer des idées théorico-pratiques aujourd’hui intégrées comme celle de représentation sociale (Moscovici, 1976). Ainsi que l’analyse étend son application à d’autres domaines que le sujet singulier, cet auteur propose que l’interprétation de certaines productions sociales (par exemple, les aprioris, les préjugés, les idéologies, les modes, les légendes, les mythes) gagneraient à se fonder sur le modèle analytique et piagétien de la représentation (Piaget, 1926). Une représentation sociale est une figure subjective qui s’étaye sur une perception pour se constituer en un « concept », une pensée donnant forme à ce que l’on perçoit. Moscovici dit : « La représentation collective ne se réduit pas à la somme des représentations des individus qui composent une société. Elle est en fait un des signes de la primauté du social sur l’individuel, du débordement de celui-ci par celui-là » (op. cit., p. 2). Pour souligner leur évolution, Moscovici précise plus loin : « Leur aspect perceptif suppose la présence de l’objet, l’aspect conceptuel, son absence » (op. cit., p. 3) Cette idée évoque celle de Freud lorsqu’il suggère qu’au début de la formation de la représentation inconsciente chez l’enfant, l’éloignement de la mère est déterminant.
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Dans la page 4 du même texte, Moscovici affirme à propos de la représentation sociale : « Représenter une chose, en effet, ce n’est pas simplement le dédoubler ou le reproduire ; c’est le reconstituer, le retoucher, mieux, le changer de cadre. Le passage du concept à la perception, et vice-versa, transformant la matière commune, crée l’impression de “réalisme”de substantialité des abstractions, puisque nous pouvons agir avec elles, et d’abstraction des substances, puisqu’elles expriment une structure définie. Ces organisations intellectuelles, une fois formées, nous font oublier qu’elles sont une œuvre de communication et de groupe, que leur existence à l’extérieur porte l’empreinte d’un travail du psychisme individuel et collectif. »
Serait-il trop osé de penser que nos représentations sociales ont une incidence sur nos représentations psychiques dont celle de la différenciation de sexes pouvant ensuite influencer la façon dont nous nous représentons notre habitat ?
Dans le présent travail, les rapports entre la psychologie de la famille et l’habitat seront étudiés dans une de leurs dimensions, la manière dont la différence des sexes influence nos liens à l’espace habitable, aspect peu souligné dans mes travaux précédents.
Pour ce faire, nous allons nous étayer sur des recherches anthropologiques, qui travaillent avec des représentations sociales. Je suis intéressé de savoir dans quelle mesure le groupe, fût-ce le groupe social, influence le psychisme, ainsi que de savoir si les choses matérielles que nous construisons gardent nos marques et nous influencent. Un bref rappel des études anthropologiques nous guidera, permettant de repérer ces accordages et enchaînements possibles.
Dans ses ouvrages Les deux sœurs et leur mère (1994) et Masculin-féminin I. La pensée de la différence (1996), Françoise Héritier fait état de ses avancées sur la vision mythique du féminin et du masculin dans les cultures traditionnelles et exotiques, appuyée sur l’idée que la femme serait par sa nature froide et humide, et l’homme, chaud et sec. (Voir aussi, Masculin-féminin II. Dissoudre la hiérarchie, 2002.)
Il convient d’entendre ici « chaud » et « froid » en termes concrets, pas émotionnels, encore moins de façon figurée, comme le fait Freud lorsqu’il définit la pensée mythique en 1913. Dans ces cultures, on explique que c’est pour ces raisons que les femmes cherchent incessamment le contact avec autrui et cela afin de se réchauffer. Lors de la grossesse, elles comptent beaucoup sur leurs partenaires pour qu’ils leur offrent de la chaleur par l’étreinte sexuelle, le sperme nourrissant l’embryon (Héritier, 1994, p. 278). Ensuite, à la naissance du bébé, elles risquent de trop « se refroidir » en donnant soin et nourriture. Les femmes de l’entourage s’occupent de réchauffer ces mères par des massages (Héritier, op. cit., p. 280, 283). Les hommes semblent peu disposés au contact pour des raisons inverses ; ils sont trop chauds et secs. Pendant les règles, les femmes perdent de leur « humidité » ; il ne convient pas de faire l’amour à ce moment.
En somme, les liens entre les genres, ainsi que les singularités de chacun d’eux, sont connotés de ces doubles caractéristiques (F. Héritier a principalement travaillé avec les Samo, une peuplade d’Afrique de l’Ouest). Toutefois, ce n’est pas uniquement le monde intime qui est influencé, mais aussi la nature. Une sécheresse ou une inondation sont interprétées comme liées à l’excès de rapprochement, notamment si on soupçonne que quelqu’un ait commis un inceste. Liquides et muqueuses sont les éléments en jeu ; la promiscuité, la difficulté majeure. Ainsi, l’étreinte entre proches dans l’inceste conduit l’homme à trouver le sperme de son parent à l’intérieur du corps de la femme. Il est alors question de « cumul de l’identique » (Héritier, op.cit., p. 274 et sq., pp. 280-292). Ce trop de liquide dans l’intimité sexuelle des humains répercute sur la nature par des excès cataclysmiques : il provoque d’abondantes pluies et des inondations. Parfois, dans d’autres peuplades, le sol est vécu, au contraire, comme trop chaud (Héritier, op. cit., 243, 283). Il ne faut pas y ajouter de la chaleur.
Le projet de mon travail s’inscrit dans les suggestions de F. Héritier (1996, op. cit., p. 19) : « (…) Il faut franchir de hauts barrages pour faire comprendre que ce dont nous parlons ne réfère pas à des ‘‘autres” totalement exotiques, étrangers à nous-mêmes, à des mentalités archaïques, à des modes de vie disparus, ni même à des survivances, mais à nous-mêmes, à notre propre société, à nos propres réactions, comportements et réactions. » Et plus loin (p. 86) l’auteure propose : « Il n’est pas évident qu’il soit impossible de retrouver ailleurs et même dans notre culture des traces de cette dichotomie fondamentale entre le chaud et le froid, au-dessus de la distinction masculin/
féminin. Il suffit d’interroger le langage, les expressions métaphoriques du langage populaire pour comprendre que le substrat inconscient est là : la femme est “frigide” l’homme est “un chaud gaillard” la femme stérile est “un fruit sec”. »
Dans une tentative d’interroger d’autres terrains où se manifeste cette dichotomie, mon choix portera sur la façon dont nous vivons notre habitat en me demandant si les représentations sociales dans d’autres cultures du masculin et du féminin trouvent une place dans nos vécus le concernant.
Un précédent apparaît en Extrême-Orient dans la culture du yang (masculin) et du yin (féminin) qui souligne que dans la maison, les parties du séjour et de réception sont inspirées (peut-on y lire de « façon latente » ?) par le yang, et celles qui sont les plus intimes, souvent installées en arrière de la maison, les chambres, les toilettes et la salle des bains, le sont par le yin.
Suscité par le yang et le yin, le Feng shui est un art ancien chinois appliqué dans l’aménagement de la maison dans le but d’apporter harmonie à « l’énergie environnementale » des lieux. En même temps, l’équilibre entre le masculin et le féminin apporterait du bien-être aux habitants (cf. Blanket & Watelet, 2021).
Dans mes recherches sur la psychologie de la maison, j’ai trouvé que l’élection et l’aménagement de notre habitat sont marqués par le fonctionnement inconscient de ceux qui y résident (Eiguer, 2004, 2013). La maison nous ressemble ; par exemple, les objets que nous utilisons et nous servent pour l’embellir traduisent nos goûts. Nombre d’expériences leur sont rattachées, comme la réminiscence de la personne qui nous les a offerts. Dans notre maison, quelques objets sont hérités, si ce ne l’est pas concrètement, ce l’est à travers les traces mnésiques des goûts des aïeux, que nous reproduisons.
Certes, pour un nombre de personnes, la maison est vécue comme un enfermement ou comme un lieu peu rassurant, mais en général elle est contenante. Les sans-abris, par exemple, désespèrent de retrouver un havre (Eiguer, 2004). Pour beaucoup des sujets, la maison est considérée comme exclusivement fonctionnelle ; en vérité, elle est à la fois fonctionnelle et symbolique : elle nous parle ; souvent, nous nous attachons sentimentalement à elle.
Ainsi, une représentation inconsciente prend forme : l’habitat intérieur. Il se construit sur la base de l’image de notre corps et du groupe formé par les membres de notre famille. L’ouvrage d’Anzieu Le moi-peau (1984), a inspiré mon approche pour beaucoup. Dans un travail de 2013, Votre maison vous révèle, j’étudie les forces et les représentations latentes qui conduisent à nous installer dans chacune des parties ou des pièces de la maison, le séjour, les chambres, la cuisine, les couloirs, les portes et fenêtres, ainsi que dans ces pièces singulièrement mystérieuses qui sont le grenier et la cave.
De même que notre fonctionnement psychique intervient dans votre lien à l’habitat, il est probable que l’
habitat nous influence, nous étaye, voire qu’il contribue à notre croissance. Mais comment le prouver ? Dans cette perspective, quelles sont les valeurs de cet interfonctionnement ?
Ce qui favorise notre attachement à la maison est pour beaucoup le fait que nous nous y sentons à l’aise avec nos proches et que l’intimité avec eux nous gratifie et éventuellement nous construit. Il est intéressant de parler davantage de l’intimité et des lieux du partage de l’intime. C’est, par exemple, dans ce climat particulier que le couple vit des moments de bien-être, ainsi que les autres résidents, enfants, parents, amis. Les conjoints partagent leurs points de vue ; ils tiennent aux idéaux et aux valeurs communs – une communauté de pensées. Leurs petits et grands secrets sont échangés ; l’intimité les bonifie même s’ils sont gênants, culpabilisants… Grâce à ce partage et à la confiance dans l’autre, la pudeur remplace la honte.
De la même manière que dans le couple, des valeurs s’accordent entre les uns et les autres, et se transmettent de parents à enfants et entre frères et sœurs. Chacun peut s’ouvrir à l’autre et garder en même temps ses jardins secrets. On apprécie être le dépositaire des petites misères de l’autre : on admet, le cas échéant, que certains de ces faits et œuvres soient tus, ou échangés avec des tiers vécus comme des privilégiés. Dans ce cas, les rapports avec amis et proches familiers sont mieux acceptés et respectés. Il est fréquent que l’on choisisse un ami ou un proche de la famille pour se livrer facilement. C’est au « confident » que l’on raconte ses doutes, ses peurs, ses douleurs cachées, ses handicaps, ses misères, ses infidélités, ses manipulations et mensonges, les trahisons que l’on a commises, et qui restent ignorées de tous, et aussi le récit de son enfance, ses rêves, ses projets, ses gestes généreux, les cadeaux que l’on a offerts sans avouer qu’ils venaient de nous, et encore ses amours secrètes ou insatisfaites. Le sujet dépositaire de l’intime est immensément estimé. De même, ses conseils sont attendus avec fébrilité.
Ainsi est-il qu’une morale de l’intimité se déploie de telle sorte que l’on peut se sentir contrarié lorsque certains secrets sont éventés et que l’on crie à la « trahison » de l’ami.
Si le partage de l’intimité est un élément majeur de la vie à deux ou à plusieurs, c’est aussi qu’il favorise l’intimité avec soi-même. Celle-ci développe notre regard intérieur, nous permet d’affronter nos difficultés et nos erreurs et de les analyser, nous déterminant à agir.
La circulation entre l’intimité avec soi et l’intimité partagée dépend beaucoup du climat de confiance ; l’amour la facilite, certes, mais elle se construit au fur et à mesure de l’évolution du lien, la réciprocité et la reconnaissance mutuelle y jouent un rôle singulier. L’intimité favorise la construction de l’intersubjectivité du lien. Serait-elle un des intermédiaires de l’action de l’habitat sur le psychisme ? Les résidents de la maison investissent-ils particulièrement les espaces où l’intimité se déploie ?
La morale de l’intimité se saisit de règles et de contrats implicites que, s’ils sont rompus, ce peut être vécu comme une atteinte aux valeurs majeures du lien. L’idée de circulation entre intimité avec soi et intimité avec autrui a été enrichie avec celle d’extimité avancée par Serge Tisseron (1998) qui souligne l’intérêt de partager sa vie subjective avec d’autres.
On note que si l’on évite de partager l’objet de nos élucubrations personnelles, c’est que nous avons peur de nous ouvrir, de nous dévoiler. Les raisons sont multiples et les excès méritent d’être signalés. Parfois le sujet vit un véritable calvaire se mortifiant de ses écarts, de ses hésitations, des agressions commises ou imaginées, majorées dans leurs conséquences : cela prend la forme de ruminations. S’ouvrir à autrui n’est facile pour personne, mais cela apparaît ici comme chercher sa condamnation ; l’autre serait un juge sévère. L’imagination s’enflamme ainsi fantasmant des scénarios pénibles et catastrophiques. Plus le sujet doute, plus il se vit comme faible ou lâche. Parfois, cela l’accable. L’intimité avec soi devient alors infernale.
Une question se pose. Partager son intimité ne risque pas d’être parfois vécu comme partager une partie de sa personne, de soi ? Offrir sa confiance n’est pourtant pas pareil qu’« offrir son être » ou que se diluer dans l’autre.
En déposant ses secrets dans l’autre, le lien se resserre ; la dépendance devient mutuelle, l’un et l’autre s’attachent davantage, dans le sens affectif et d’emprise fonctionnelle.
Dans la maison, il y a des espaces où la réflexion sur soi et l’intimité à deux s’épanouissent grandement, des lieux éloignés des autres résidents, sa chambre, un recoin, un lieu du séjour, la cave ou le grenier. Je vais m’attarder sur ces deux derniers. Je me suis demandé si les conceptions sur le féminin et le masculin des peuplades d’Afrique de l’Ouest n’influencent pas les sentiments et les idées que nous portons sur le grenier et la cave. Et cela d’autant plus que les études sur la représentation collective du corps familial parlent rarement de bisexualité ou de différence des sexes (voir en échange l’approche de F. Héritier, 1996 et 2002).
La cave et le grenier sont habituellement des lieux où l’on dépose des objets hors d’usage, en attente d’utilisation ou encore afin de les vieillir comme le vin et d’autres aliments. La cave peut évoquer l’antre utérin et le mûrissement des aliments, la grossesse !
En vérité, ces lieux ont une relation différente à la durée que les autres parties de la maison. On a le sentiment que le temps y coule lentement, voire qu’il s’arrête devenant éternel. On y accumule des lettres, des carnets intimes, de vieux jeux, des habillements d’enfants, leurs jouets, des objets démodés ou à moitié cassés pensant qu’un jour on les réparera afin de leur donner une deuxième vie. Il y va de notre sentimentalité, et encore des restes de nostalgie et de deuils en latence et pas encore terminés.
Ce sont souvent les plus jeunes, enfants et adolescents, qui par curiosité et poussés par des soupçons pensant y trouver des choses dissimulées, y découvrent d’étonnants témoignages dans d’anciennes lettres ou des carnets contenant des secrets honteux, non convenus, graveleux parfois.
Il serait tentant de se demander pourquoi souhaite-t-on conserver des pièces à conviction de nos fracas et turpitudes. La meilleure réponse serait que, contrairement aux apparences, une dimension leur est propre ; nous imaginons que ces pièces contiennent une partie de nos amours secrètes, de nos passions.
Je me suis proposé alors d’associer les conceptions fort intéressantes des cultures traditionnelles avec le grenier et la cave. Le premier est un lieu qui par les rudes journées d’été devient chaud et sec ; la seconde est régulièrement froide et elle conserve une humidité capricieuse au point de poser des problèmes de conservation aux amateurs de bons crus. On attend plutôt que la cave garde un climat idéal en évitant les changements, ce qui contraste avec la vie et la nature, qui bougent de manière imprévisible. Le grenier vient à évoquer le masculin ; la cave, le féminin.
Ce que les mythes chez les cultures traditionnelles expliquent, n’est-ce qu’un aménagement est nécessaire afin de supporter leurs faiblesses et les travers (et pourquoi pas aussi nos propres mythes) ? Être chaud et sec n’est pas plus vertueux ou noble qu’être froid et humide. Ces mythes essaient de montrer pourquoi les hommes et les femmes ne peuvent pas se passer les uns des autres ; ils cautionnent leur interdépendance et leur intersubjectivité ainsi que le nécessaire jeu de contraires, quitte à passer par le conflit et la rivalité, par la colère, l’amertume et la déception. Et finalement atteindre le bonheur de la rencontre, même s’il faut traverser mille fois par la crise et la mésentente, l’important étant de savoir goûter les avantages de la complémentarité.
Le grenier se trouve en général sous le toit. Il protège ainsi la maison des excès des saisons, comme un sas entre l’extérieur et l’intérieur, entre les espaces intime et extérieur ; entre privé et public. La cave aussi est un lieu qui protège, à l’instar du vide sanitaire, du froid humide du sol et plus encore des forces telluriques, des secousses, des racines d’arbres espiègles, des caprices des plaques tectoniques que notre mémoire ancestrale conserve…
La nature nous inquiète et nous passionne. Nous voulons que la maison soit aseptisée de nos incertitudes. Notre père (dont la représentation pourrait « habiter » le grenier) et notre mère (dont la représentation « habiterait » la cave) l’ont favorisée pendant notre jeunesse, nous épargnant les chocs venant de l’extérieur. C’est que notre intimité a besoin de contenance pour rester indemne, clivée des intrusions gênantes.
Ainsi entrent en jeu des éléments comme le feu et l’eau. Le feu produit de la chaleur ; l’eau, de l’humidité. Cela évoque l’éternel combat mythique entre le feu et l’eau, que l’on pourrait associer à celui qu’entretient le masculin et le féminin d’après les cultures traditionnelles comme c’est le cas de la perpétuelle « guerre entre les sexes » (cf. Freud, 1931). Les premiers humains veillaient comme la prunelle de leurs yeux à ce que le feu ne soit pas éteint par l’eau. Sa conquête a infléchi un tournant dans la civilisation, le feu sert à se chauffer, illuminer, apprêter les aliments, brûler les mauvaises herbes. Plus tard, le feu sert à la fonte du métal dans la fabrication d’outils et d’armes. Nos lointains ancêtres ont observé que l’éclair tombant sur le feuillage de l’arbre risquait d’allumer un incendie, et que la pluie pouvait l’éteindre. On oscille entre perceptions et concepts comme le dit S. Moscovici (1976) des représentations sociales.
Le grenier et la cave se situent assez loin l’un de l’autre. Évidemment, les appartements exigus d’aujourd’hui n’ont pas de grenier ; la cave le survit en conservant son emplacement souterrain.
Pour les populations traditionnelles, le chaud-sec et le froid-humide deviennent des attributs qui définissent le masculin et le féminin. D’une réalité anatomique, on bâtit des représentations, des fantasmes et des métaphores, puis des mythes. Leur application au grenier et à la cave se situe au niveau des représentations qui nous semblent demeurer actives et efficaces afin de vivre l’espace de la maison dans une continuité avec notre corps.
À partir de ce lien, ces représentations peuvent opérer pour réguler notre rapport à la temporalité : nous attendons de la maison qu’elle favorise une vie familiale stable et durable, aussi longtemps que nous restions en vie et bien au-delà, à travers nos descendants. Ainsi que nous nous inscrivons dans une chaîne de générations, où parents engendrent des enfants, nous attendons que la famille perdure et que ses valeurs soient transmises. La représentation du temps se nourrit de celle de la scène d’amour entre parents, qui détermine la succession de générations… Dans la maison des espaces comme le grenier et la cave évoquent le temps ralenti, le temps embrassant de longues périodes ; d’autres espaces, le temps immédiat, qui passe vite, le quotidien, par exemple, la cuisine.
Je fais du grenier et de la cave les lieux où « se déposent » les figures tutélaires de nos pères et mères. Nous savons que nos objets matériels s’usent et qu’ils perdent leurs qualités, mais nous attendons que le temps en améliore certains. La cave nous paraît idéale pour les y déposer. Peut-être que nous espérons aussi que le souvenir de nos disparus reste inaltéré. Ainsi apparaît en rêve la défunte mère du personnage central du film Les fraises sauvages de I. Bergman (1957) : éternellement jeune, telle que le rêveur l’a connue enfant. La représentation inconsciente montre là qu’elle ignore le passage du temps.
Greniers, débarras, caves deviennent les lieux où l’on dépose des objets puis on les oublie. Chargés de mémoire, ils vont susciter tôt ou tard une forte curiosité. La question de l’énigme touche tellement l’essentiel que chacun est régulièrement tenté de dévoiler les secrets enfouis, ceux de sa filiation en premier lieu. Mais le grenier a ses spécificités : il est près du toit, il y fait plus chaud et sec qu’ailleurs. Nous lui attribuons la fonction de gardien d’un passé fréquemment idéalisé. Le désordre y règne ; on est tenté de dire que les humains ont besoin de désordre afin que la poussière du temps s’y dépose. Et, mieux que l’ordre, le désordre peut laisser passer des traces permettant l’accès aux mystères. Pour s’affranchir de l’exigence d’ordre, certains individus voient des îlots de liberté également dans un cagibi, un recoin, sous un escalier, dans la voiture.
Fouiller dans les greniers nous apporte plein d’émotions. Je peux en témoigner selon ma propre expérience d’enfant. La voici (repris d’Une maison natale, 2016).
Dans ma maison natale, le grenier se situait au-dessus de la cuisine, et on y accédait par un escalier en bois aux marches peu sûres. Vers mes onze ans, j’y ai découvert mon vieux tricycle déglingué, ses pneus dégonflés, son guidon irrémédiablement tordu. J’avais grandi : même réparé, il ne me servirait plus à rien. Un tas de papiers le protégeait de je ne sais quoi. Ce fut pour moi une belle émotion, car depuis des années, je ne savais pas où il était passé.
À l’origine, ce grenier avait été une pièce où mon grand frère (il avait 16 ans de plus que moi) avait installé un atelier pour fabriquer des lampes de table et d’autres accessoires électriques du même genre. Il se faisait aider par des « assistants ». Il venait de finir son service militaire ; je devais avoir 5 ans. J’admirais la dextérité avec laquelle il œuvrait. Tout cela était méconnu de moi : la soudure des câbles électriques me paraissait magique, le plomb fondait sous l’effet de la chaleur, les odeurs étaient inhabituelles, les raccords solides. Comme j’écarquillais les yeux face à la puissance de la chaleur du fer à souder, il m’a lancé : « Je te dis que cela brûle. Je te connais : on ne te le dit jamais assez, tu vas quand même vouloir y toucher. Fais gaffe de ne pas approcher la pointe, car la brûlure fait très mal et elle ne s’en va plus ! » Puis il me le répétait voyant que je restais curieux de le confirmer.
Son affaire a évolué avec le temps ; il s’est installé dans une boutique où il vendait ces mêmes accessoires mais fabriqués par d’autres. Pour moi, le grenier avait la couleur du masculin, des identifications qui se construisent. Ce n’est peut-être pas un hasard que j’ai fait cette « rencontre » avec mon frère aîné. Le grenier était inspiré par l’esprit des hommes. J’y reviendrai.
Après avoir servi un temps d’atelier, l’endroit avait changé de fonction : c’était devenu la chambre d’amis. Mais comme elle restait inoccupée entre deux visites, on s’est habitués à y déposer de vieux objets et des outils inutilisables.
Quand je découvre donc ce tricycle des années après, je me demande ce qu’il fait là. Je gardais un souvenir vague de son existence. Mes parents me l’avaient acheté plutôt qu’une bicyclette, m’estimant trop jeune. Cela étant, je n’ai jamais eu de bicyclette et n’ai pas compris pourquoi mes parents me la refusaient. En retrouvant mon ancien tricycle ma curiosité a été attisée, d’autant que je ne me souvenais plus quand j’avais cessé de l’utiliser. J’ai posé des questions pour combler mes oublis. Je n’ai obtenu que des réponses évasives. J’ai cru comprendre que mes parents n’aimaient pas ce tricycle car j’aurais fait une chute en roulant avec. Mais pourquoi cette absence de souvenir chez moi alors que l’événement devait être important et que j’avais une bonne mémoire ? Cette question m’a taraudé des semaines, des mois. Les réponses restaient insatisfaisantes (j’étais encore un enfant). Je me suis alors dit que j’avais dû avoir un accident suffisamment grave pour expliquer ces mystères, et que dans la chute ma tête avait heurté le sol, mon cerveau avait été atteint. Quelqu’un m’avait dit que l’épilepsie provoque de l’amnésie. Donc j’avais certainement subi une attaque d’épilepsie puisque je ne m’en souvenais pas. Pour éviter de crisper mes parents qui se sentaient apparemment coupables de cet accident, je n’osais pas en demander davantage. Le tricycle était la preuve visible d’une faute de leur part.
Coincé entre mon effroi et ma honte probable, je suis devenu malade, le malade du tricycle. Il y avait un trou dans ma mémoire. Mon épilepsie était « évidente ». « Lors de la crise, tu tombes sans connaissance, tu cries, craches ta salive, tu te fais pipi dessus et te secoues comme une bête sauvage », m’avait expliqué un ami. À n’importe quel moment, « ça » allait sûrement se reproduire. Je me suis établi une discipline de fer : quand je jouais ou courais, j’évitais de tomber, sur la tête avant tout.
Un beau jour, le tricycle – que j’allais voir régulièrement pour qu’il me dévoile son secret – a disparu du grenier. Quand j’ai enfin osé parler de mon épilepsie, on m’a expliqué qu’il n’en était rien : pas d’épilepsie, pas de chute sur la tête. Le tricycle avait été volé lors de mes six ans et on n’avait rien voulu me dire ! On m’avait épargné ce chagrin. Retrouvé longtemps après, il fut déposé dans le grenier où je l’avais redécouvert. Ce que j’avais pris pour une cachoterie de mes parents était, en réalité, un geste de protection. Le vide de représentation avait été, tout compte fait, un déclencheur d’imagination.
J’ai vécu des choses insolites et éprouvé des sensations fortes dans notre grenier. Mes souvenirs me tenant compagnie, j’ai appris à gérer ma complicité avec moi-même. Soulagé, j’ai atteint un certain bonheur. Mais pour savoir l’apprécier il m’a fallu passer par l’angoisse.
Les endroits secrets de la maison m’ont donné l’occasion de découvrir une bonne partie de mon passé et de relier mes souvenirs dispersés. Par chance, ma famille, ayant du mal à jeter des objets après usage, aimait les déposer dans le grenier.
Dans l’outil inventé par W. Bion (1960) appelé la grille, apparaissent des cases à remplir selon la progression de l’analyse d’un patient déterminé. Depuis la création de la grille, une colonne a changé de nom : au départ, elle soulignait les tendances œdipiennes, ensuite le titre « Œdipe » a été remplacé par « Investigation ». C’est dire l’intérêt que trouve Bion à associer ce personnage à un déchiffreur d’énigmes : indirectement, sous son souhait acharné de connaissances, Œdipe cherchait à connaître ses origines. Sans en être conscient, son désir l’incitait à découvrir pourquoi ses parents l’avaient abandonné et comment il avait été adopté par un couple qui a gardé obstinément son secret. Les mystères de la parenté, seraient-ils de véritables organisateurs du psychisme ?
Le modèle de l’œdipe a pour but majeur d’approcher une vérité, celle de ses origines et des questions qui lui sont rattachées : les parents, l’ont-ils désiré ? Et souhaité qu’il ait quel genre ? Dans quelles circonstances, cet acte d’amour, la scène primitive, a-t-elle eu lieu ? Qu’est-ce qu’en a inspiré l’un et l’autre des partenaires ? L’acte d’amour, a-t-il été plaisant ? Quelles attentes avaient-ils par rapport à l’enfant à venir ?
Dans cet exemple, l’expérience du grenier, une sorte d’espace transitionnel, m’a permis de développer une certaine intimité avec moi-même tout en affutant ma curiosité et allant chercher auprès d’autres que mon père des identifications masculines. Je ne prétends pas en faire une source de croissance pour tout le monde, mais le mécanisme qui va d’un lieu de la maison au fonctionnement psychique apparaît comme une hypothèse à confirmer.
Le grenier et la cave nous ont permis de relier les cultures exotiques et la dynamique entre masculin et féminin, qui, en toute apparence, a une place dans notre propre culture. Ces endroits ont une fonction singulière eue égard de l’évolution de l’intimité et l’extimité, du secret et sa révélation. Si le secret de famille a une valeur de désordre, les lieux où les preuves des faits fâcheux sont déposées permettent que les membres de la famille les retrouvent, pas trop tôt ni trop tard. L’intimité avec soi et avec les autres préparent à cet avènement. L’ami peut être un réservoir de mystères ; ainsi que le grenier et la cave, il a une fonction de relais : une tran-sition pour élaborer dans la pénombre la disponibilité à partager les choses gardées et à nous en préparer à les découvrir.
La maison, un lieu d’intimité: incidences transculturelles
La maison est le lieu privilégié de l’intimité avec soi et de celle que l’on entretient avec les autres, l’extimité. Cela étant, les lieux dans la maison où ces intimités se développent influencent voire forgent, le caractère des résidents ainsi que le fonctionnement familial. L’auteur l’étudie au niveau de la cave et du grenier, des espaces d’intimité et de mémoire. On les vit de manière singulière, leur attribuant des oppositions et de la complémentarité. Certains mythes africains sur le masculin et le féminin aident à comprendre pourquoi les humains chargent ces endroits de tant de symboles. L’auteur illustre ces idées par une expérience personnelle.
Home, an intimate place: transcultural incidences
Home is the ultimate place for intimacy with the self and for intimacy with others, “extimacy”. Having said that, the places in the home in which this intimacy develops, influence, and even forge, the residents’character and the family functioning. The author here studies intimacy as it relates to the basement and the attic in a house, as spaces of intimacy and memory. These spaces are experienced in a singular manner, and they are attributed notions of opposition and complementarity. Certain African myths on the male and the female genders can help to understand why human beings endow these spaces with so many symbols. The author illustrates these ideas using personal experience.
El hogar, lugar de intimidad: implicaciones transculturales
El hogar es el lugar privilegiado de la intimidad con uno mismo y con los otros. Dicho esto, los lugares de la vivienda donde se desarrollan estas intimidades influyen, incluso forjan, el carácter de los residentes así como el funcionamiento de la familia. El autor lo estudia a nivel del sòtano y el desván, espacios de intimidad y memoria. Estos lugares de la vivienda se experimentan de manera única, atribuyéndoseles oposiciones y complementariedades. Ciertos mitos africanos sobre lo masculino y lo femenino ayudan a explicar por qué los humanos cargan estos lugares con tantos símbolos. El autor ilustra estas ideas con su experiencia personal.
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