© Elvert Barnes, 27 mars 2012. Spring Rituals / Blossoms at Senate Park Source (CC BY-SA 2.0)
Abbal T. Soigner l’invisible. La triade mère-foetus-thérapeute. In: Moro MR, De La Noé Q, Mouchenik Y, éditeurs. Manuel de psychiatrie transculturelle. Grenoble: La Pensée sauvage; 2006. p. 337-354.
Baubet T, Moro MR. Psychopathologie transculturelle. De l’enfance à l’âge adulte. Paris: Masson, Coll. « Les âges de la vie »; 2009.
Cassen M, Delile JM. Thérapies familiales et addictions: nouvelles perspectives. Psychotropes 2007; 13 (3): 229-249.
Colle FX. Toxicomanies, systèmes et familles. Où les drogues rencontrent les émotions. Ramonville: Erès; 1996.
Mauss M. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. L’année sociologique, 2e série, 1923-1924.
Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil; 1990.
« Plusieurs esprits moins enthousiastes après le survol de
cette pratique inachevée, ils seront. Nombre similaire d’inconnus,
perplexes devant la rencontre de ce champ, irrigué de la sève douce coulant de l’esprit de mes maîtres, Avicenne et Moro, s’en inspireront.
Gloire à toute modestie sachant, au moment de grandeur rayonnante,
se manifester. Qu’il me soit permis, devant mes patients, de traduire leur dire parlant, leur parole pensante, et de creuser au plus profond abîme de leur monde, tel un archéologue en quête du sens manquant ».
Tahar Abbal
L’ethnosystémie propose l’appréhension psychique de l’individu au sein de son système familial d’appartenance potentiellement mis en résonance par l’intervention d’un invisible sur l’un de ses membres. Elle prend de ce fait en compte la double représentation visible/invisible du système familial, la dialectique et l’influence alternée du dedans et du dehors et enfin la place, le rôle et le statut de l’être invisible (esprit, djinn, ancêtre…) dans le noyau familial concerné (Moro 2006).
L’approche ethnosystémique (Abbal, in Moro 2006) propose un cadre psychothérapeutique évolutif, co-construit par les membres de la famille et les thérapeutes. Elle est issue d’une rencontre métissée de deux dispositifs : celui des thérapies familiales systémiques (Colle 1996, Cassen 2007) et celui de la consultation d’ethnopsychiatrie (Baubet 2010).
Il s’agit d’une technique destinée plus spécifiquement aux personnes présentant des conduites addictives et qui vient renforcer une prise en charge médicale ou psychothérapeutique déjà mise en place. Elle est indiquée lorsque les équipes rencontrent des difficultés liées aux éléments culturels, à la dynamique familiale ou au parcours du patient, l’objet d’addiction pouvant alors se lire dans une optique transculturelle et systémique.
[ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5,6″ ihc_mb_template= »1″ ]
Le cadre ethnosystémique se veut évolutif, ouvert et jamais achevé. Il se co-construit en permanence, les membres de la famille et les thérapeutes participant ensemble à son élargissement. Malgré l’état et le comportement singulier et privé du sujet atteint, le désordre reste le signe d’une « présence » (entendu dans le sens ethnopsychiatrique du mot) dans l’ensemble du foyer familial, ou d’une attaque venue du dehors (théories du mauvais œil, de la sorcellerie, etc.). La parole y circule donc librement afin d’éviter de ne mettre en position de patient désigné – par l’invisible- aucun des membres du système. Que la demande soit pour un membre précis ou pour l’ensemble de la famille, il s’agit de repérer les désordres interactionnels dans l’architecture globale du système familial, de tendre l’oreille à ces systèmes invisibles servant à « re-donner » du sens et de s’en saisir pour pouvoir en rendre compte, tel qu’il a été négocié et co-construit avec la famille. Ceci implique le partage des diagnostics (surtout ceux de la famille ou des proches), des savoirs, et des compétences entre les thérapeutes, mais également le partage de leurs systèmes respectifs de pensée qui sont liés directement ou indirectement à leur histoire, à leur mythe ou à leur ici et à leur ailleurs.
Les thérapeutes et la famille entrent ensemble dans la salle de consultation : les deux premiers thérapeutes (qui sont les premiers à accueillir la famille) vont chercher la famille dans la salle d’attente et l’accompagnent au bureau. Cet espace/trajet transitoire qui sépare les deux lieux n’est pas rempli que de silence ; c’est un dehors/dedans vivant, actif, pas assez dedans ni tout à fait dehors. Un entre deux, capital pour l’ensemble des rencontres à venir. La famille gardera sans doute cette première impression qui la renverra à sa première perception d’elle-même comme famille, d’elle-même comme sujet, d’elle-même comme être et d’elle-même comme autre ni dedans ni dehors. La salle d’attente est le seuil de leur maison en quelque sorte. C’est dans cet espace que se prennent les dernières décisions concernant le don à faire aux thérapeutes. Elles nous font don de leur inscription dans le groupe, don de leur présence, don de leurs enfants transformés par la drogue, don de leur souffrance. Bref elles nous font don des choses de leurs inconscients.
Il est préférable de permettre aux membres de la famille de devancer les thérapeutes en entrant dans la salle, cela les aidera à adopter cette salle comme leur espace thérapeutique. Devant le nombre de chaises vides face à eux, ils seront perplexes quant au choix de leur place. La forme géométrique du lieu les invitera à un exercice mental insoupçonné ; ils se demanderont par exemple où se trouve la place du responsable ? Cet instant de perplexité les placera sans aucun doute dans l’embarras du choix d’une place psychologiquement confortable pour chacun d’eux, au point de se chevaucher, de se toucher, voire de se bousculer. S’ils résistent longtemps, un des thérapeutes se proposera de les rassurer en leur rappelant qu’ils sont libres de se mettre où bon leur semble. Généralement, pour camoufler cette incertitude, cette hésitation et ce désordre, un membre se désigne, pour aller au secours des autres et orchestrer un brusque arrêt à cet instant de confusion. Pour les absents des chaises vides seront installées en nommant leurs occupants invisibles.
Une fois que tout le monde a pris possession d’une place, un des thérapeutes, leur fera don d’une boisson, objet précieux d’échange, permettant de délier les langues et apaiser les esprits. En principe une configuration établie du lieu de la rencontre repose les corps et éclaire la pensée en la rendant lisible, et moins fuyante. Les regards cherchent sans parole à identifier le meneur du jeu car aucun des thérapeutes dans ce cadre n’est préalablement désigné comme tel. Ils sont et ils resteront en dehors de toute hiérarchie imposant un certain ordre, pour se différencier du système familial qui est organisé de la sorte.
Il ne s’agit pas bien entendu d’annuler les fonctions respectives de chaque thérapeute mais de ne pas induire d’emblée un quelconque savoir, un quelconque pouvoir ou une quelconque vertu. Il faut de ce fait, leur laisser et le temps et la curiosité de découvrir par eux même, en chacun des thérapeutes, ses compétences, ses savoirs et ses appartenances. Cette neutralité, donnera aux interactions, aux transferts, aux projections, aux identifications, et aux contre-transferts, nombres de possibilités de cheminements. Comme à nous, supposés détenir totalement ou partiellement le savoir, ces familles s’offrent, s’invitent et se donnent. Face, à ce don si cher, sans privilège aucun, nous leur rendons une participation active dans la construction de ce cadre. Logique de « donner-recevoir-rendre » (Mauss M. 1923-1924). Cette trilogie de Marcel Mauss est active, non seulement dans les objets d’échanges, mais aussi dans les liens dyadiques, triadiques, et dans des systèmes aussi petits et moins complexes soient-ils.
Selon Moro (Moro 2006), « la consultation d’ethnopsychiatrie commence avant le groupe, se fait pendant et continue après ». Partant d’une réalité humaine universelle selon laquelle tout système familial commence à deux, puis grandit, évolue, s’élargit et se complexifie, l’ethnosystémie inaugure ses entretiens avec deux thérapeutes. Ils revisiteront ce système en évolution constante de l’intérieur comme de l’extérieur, avant, pendant, et après sa constitution. Objet donc de toutes sortes de projections, ces deux thérapeutes garderont une place particulière une fois le groupe élargi comme convenu, en accord avec les premiers consultants et la famille. Les premières figures d’attachement, les interactions, les ambivalences et tous les autres mouvements conscients ou inconscients qui s’en suivront tout au long de la vie du groupe formeront son histoire. Une autre histoire propre à cette nouvelle architecture qui commence et se co-construit dans le présent. Cette co-construction formera le diwan avec et dans lequel partira la famille.
Le premier entretien se veut exploratoire avec deux buts :
– Premièrement, les thérapeutes présents doivent, en rassurant les « patients », faire preuve de flexibilité, d’imagination et de respect. Ils seront amenés, si un des membres de la famille propose une théorie, à en proposer plusieurs, en ouvrant leur monde d’inspiration, et en l’élargissant le plus possible, pourquoi pas sur d’autres cultures. Un patient désigné par exemple inconsciemment dans et par un système familial peut l’être consciemment par l’invisible dans un système familial africain qu’il soit patrilinéaire ou matrilinéaire. Tout le travail consiste à chercher et à identifier l’être désignant et sa nature, puis le pourquoi de la désignation et enfin le dispositif de négociation à mettre en œuvre.
La désignation vient toujours du dehors et rarement du dedans. Dans les sociétés traditionnelles, l’écosystème est plein, actif et a sa part de responsabilité. Il est le lieu des rituels.
– Deuxièmement, permettre à la famille de découvrir les thérapeutes et de se faire une première opinion sur les personnes qui se proposent de les aider à repérer les représentations rigides, les manques inactifs, les pleins étouffants et les interprétations saturantes qui les amènent à nous. Certaines techniques, telle que par exemple la verbalisation par les thérapeutes d’un éventuel désaccord sur telle ou telle théorie, permettent de mettre autrement en mouvement leur désordre et de secouer leurs représentations figées.
A la fin du premier entretien d’une durée moyenne d’une heure et demie, il est proposé à la famille l’introduction d’un troisième thérapeute en expliquant l’intérêt de sa présence. Si aucune opposition ne fait surface, le groupe sera élargi comme convenu, si au contraire le désaccord est manifeste, la proposition sera réitérée lors de la prochaine rencontre après avoir bien entendu travaillé le pourquoi de ce refus.
Le métissage du cadre ethnosystémique entre ethnopsychiatrie et théories systémiques lui donne une spécificité résidant dans deux considérations importantes :
1- son ouverture et sa souplesse permettant :
a) aux familles de montrer leur désordre et de le comparer aux autres, aux étrangers. C’est un début de l’ouverture sur le dehors.
b) aux patients de l’acter sous l’effet du produit c’est à dire qu’ils sont reçus même agités ou complètement absents, c’est l’exposition de la famille aux autres.
c) aux thérapeutes de le co-penser en partageant avec eux les états de leur enfants, frère, sœur ou parent touché qui les désenveloppe. Les patients usagers de drogue viennent le plus souvent en consultation « défoncés » et désorganisent les cadres rigides. L’ethnosystémie fait de ces moments agités et répétitifs de véritables leviers thérapeutiques et de véritables clefs à ranger dans les tiroirs de l’histoire de la consultation. Les thérapeutes les utiliseront dans de futures négociations avec le patient pour amorcer certains changements dans le comportement de l’usager et du système familial, du thérapeute et/ou dans le cadre.
2- sa singularité :
Le cadre de soin ethnosystémique est un dehors comme les autres mais il est également un système singulier avec ses manques, ses interactions, ses stratégies, ses compétences et ses défauts. Il co-pense, co-construit sans porter de jugement sur les diwans familiaux qu’il rencontre.
Les co-thérapeutes qui intégreront progressivement le groupe en accord avec les patients doivent respecter cet engagement jusqu’à la fin de la prise en charge. Toutefois il est indispensable, en cas d’absence ou de sortie du groupe, de l’expliquer soi-même directement aux patients avant que cela ne soit effectif. Le vide, le manque ou le désordre que créerait ou pas le sortant – différent de l’absent- est à préserver tout au long de la prise en charge. En effet, si les séparations font partie des éléments centraux du soin, voire souvent le but à atteindre (séparation d’avec les parents, séparation d’avec le conjoint, séparation d’avec l’ailleurs, séparation d’avec l’objet…), elles peuvent générer des modifications interactionnelles dans le groupe, même si le lien peut continuer sous plusieurs formes.
Les thérapeutes pendant les toutes premières consultations accompagnent les membres de la famille dans la ou les visites qu’ils vont pour la première fois faire de leur propre famille. Une visite guidée mais très risquée et qui nécessite un matériel adapté. Celui d’un archéologue pour la nomination et la datation des objets retrouvés, celui d’un généalogiste pour interroger les générations d’avant, d’ailleurs et des ancêtres, celui d’un historien pour le lien entre l’histoire du pays d’accueil et celle des pays d’origine des parents ou des grands parents, celui de l’anthropologue pour les traditions et les coutumes… La place de la langue maternelle dans ce voyage est primordiale, afin d’éviter les malentendus et construire un récit cohérent. Enfin ce cheminement ne se fera nullement sans la lumière d’une morale, d’une sagesse et d’une éthique d’ici et d’ailleurs car derrière chaque fumée il y a un feu, sous chaque cendre il peut y avoir une braise. Il y a les secrets et les traumas, les rituels et les sacrifices, il y a les mythes et les loyautés, bref il y a dans une famille et en dehors d’elle, la dépendance et la co-dépendance.
Les co-dépendants sont tous ceux et celles qui gravitent, de près ou de loin, autour du patient. Il s’agit d’amis ou de collègues, connus ou inconnus de l’ensemble de la famille, qui sont d’une façon ou d’une autre liés au patient -et donc indirectement au groupe- par l’objet drogue. Les patients se donnent les informations, discutent les prises en charge qu’on propose et parfois, si ce n’est souvent, partagent ou s’échangent les produits de substitutions… Les co-dépendants sont la plupart du temps tout près, ils attendent le retour de leur « copain » qui consulte aussi pour eux. Il est primordial donc de savoir pour qui le patient vient consulter. Le sujet peut de ce point de vue être présent pour un autre. C’est une présence par procuration.
En séance, même les parents dans une large mesure, désignent nominalement un copain ou une copine (les fréquentations), un lieu géographique (le quartier) ou encore un pays lointain (les voyages). Ces stratégies de nominations représentent les failles que le système se crée en dehors de lui pour résister aux fissures qui le fragilisent du dedans. Malgré la valeur incontestée de ces hypothèses et leurs pertinences, leur persistance n’engendre que désillusion et frustration.
La pratique quotidienne auprès d’usager de drogues nous apprend que ces patients, jadis nommés « toxicomanes » ont un art de se faire entendre : séduction, clivage entre les équipes soignantes, familiarité, tutoiement, etc. Cette façon de communiquer est souvent intégrée dans le registre des comportements stigmatisants de cette population en souffrance. Le coté « manipulateur » tissé sur ces stratégies de lien est riche en informations sur l’inavouable et le non-dit d’une mission secrète pour laquelle beaucoup de nos patients se trouvent mandatés. Quand les adolescents commencèrent à s’initier à la cigarette par exemple, ils empruntèrent l’identité d’un adulte (souvent un proche, grand frère, grande sœur, père, grand-père ou un inconnu), c’est la recherche du plaisir par identification. Chez nos patients usagers de drogues, pour baisser le déplaisir, le sujet soufrant du manque emprunte son identité souffrante à son co-dépendant afin de lui procurer les produits et les objets manquants à son rétablissement. Il ne s’agit en aucun cas ici de manipulation mais d’une consultation par procuration. Tenir compte de ces stratégies de demande d’aide à distance sans rigidifier ni trop assouplir le cadre de soin, permet une bonne transmission des informations, et une bonne prise en charge de l’autre dans le même, et du même dans l’autre.
En effet, le symptôme que montre le patient à son thérapeute et la demande qu’il lui formule peuvent dans un premier échange paraître siens. Or si l’on ouvre le champ d’investigation et l’on s’intéresse à son entourage l’on découvre aussitôt qu’une grande part de cet entretien est faite pour un absent, le co-dépendant. Les consultations par procuration ne sont donc pas des stratégies déviantes pour l’obtention des produits, mais des techniques de liens montrant la continuité (dans le temps, dans l’espace, dans l’objet, dans la pensée et dans le corps) comme étant le vrai problème des patients toxicomanes. Autrement dit, si l’on arrive à penser la discontinuité comme un manque, qui manque parce qu’il est étouffé par la continuité du – ou dans le – lien au produit, nous introduirons un processus dynamique dans le corps comme dans la pensée, dans le cadre comme dans les soins. La discontinuité serait à la continuité, ce qu’est l’ipséité à la mêmeté, chez Paul Ricoeur (1990).
Plus que toutes les autres addictions, la toxicomanie questionne en profondeur le système familial, le perturbe à l’intérieur, le désorganise et l’expose à l’extérieur. Plusieurs paramètres rentrent en considération dans ce phénomène et parmi eux le produit lui-même et son pouvoir attractif. Le sujet va en personne à sa recherche, s’y initie, se l’approprie et enfin s’y attache. Désormais le produit habite l’âme et l’esprit de l’usager, parce que transmis selon des rituels précis. Cette transmission se perpétue et prend des formes à géométrie complexe et variable en touchant la fratrie en partie ou dans sa totalité. D’emblée se crée un sous-système avec ses composantes et ses règles bien distinctes de celles du système familial global.
Il faut bien dire que les mécanismes de défense, les interactions et les stratégies de négociations sont différents lorsque la dépendance touche un frère ou une sœur et non un parent. L’addiction d’un parent est, la plupart du temps, source de honte, de malaise et de mal être chez les enfants. Dans la fratrie, elle suscite plutôt étonnement et perplexité, questionnement et égarement, et surtout de la fascination. Un frère ou une sœur finit par être initié à ce monde à la fois magique, virtuel et infernal, pour se voir parfois sacrifié pour sauver l’autre. L’ethnosystémie prend en compte l’importance et la spécificité des ces sous-systèmes et permet donc d’introduire des entretiens pour la fratrie sans les parents. Les mondes parents/enfants sont ainsi différenciés dans un premier temps, pour que par la suite les liens puissent se faire entre ce qui touche la famille ici et maintenant, ce qui l’habite étrangement et ce qui la nourrit transgénérationnellement. Dans cette perspective l’outil génogramme prend une place particulière dans la consultation permettant une reconstruction de l’architecture et de l’historique familial en situant les ancêtres (leurs objets et leurs histoires), les événements (leurs traces et leurs empreintes), les parents (leurs transmissions, leurs choix et leurs alliances), les enfant (leurs héritages) et les petits-enfants (leurs filiations et leurs affiliations).
Rares sont ceux ou celles dans une fratrie qui échappent à la magie du produit drogue et à son emprise. Souvent, quand c’est l’aîné qui ouvre la porte de ce monde, même s’il la referme derrière lui, les autres sont là à épier le secret de sa transformation et de sa métamorphose. A force ils finissent par rentrer, suivant la logique d’une file indienne, le premier, puis le deuxième, ensuite le troisième, et ainsi de suite du plus fragile, immature, et attaché aux autres au plus solide, fort, mature, et détaché de l’ensemble. L’initiateur ne manque pas de les avertir de l’étrangeté de ce monde, mais en vain. L’objet drogue circulant ainsi des uns aux autres, mouvement empreint de liaison et de dé-liaison à la fois, matériel avec lequel le cadre ethnosystémique ne cesse de travailler en créant des voies pour pouvoir le parler et le penser.
Le fait familial total1 est ce que toute famille donne à voir spontanément, sur les éléments qui composent son être constituant. L’être constituant serait dans ce contexte cet être-capable de lier, l’ensemble de la fratrie, des parents, et des grands parents, à une image, à une représentation, ou à une théorie sur leur famille. Certes adhérer consensuellement à cet idéal, consolide les fondements du système, mais nous pensons – et nous proposons comme hypothèse de réflexion – que parfois certains enfants, peuvent se rebeller contre cette totalité de base, et essayer, le plus souvent inconsciemment, de s’y opposer avec force, et d’y créer certaines failles. Ces failles sont nécessaires à la sauvegarde de l’image de famille, et à la survie de ses idéaux2. Mais on ne peut échapper aux exigences et aux griffes de ce fait familial total sans payer au prix fort un dehors qui se négocie dedans. Ceci est le cas d’un nombre important de nos patients. Les addictions et les dépendances peuvent, chez certains d’entres eux, être pensées comme des attaques contre ce fait familial total devenu saturant et étouffant. La période de l’adolescence par exemple, est un moment privilégié où sont attaquées toutes les totalités pour en découvrir ou en créer d’autres. L’adolescent s’en prend à tout ensemble constitué, à commencer par son propre corps. L’addiction, parfois inexpliquée de certains membres d’une fratrie, pourrait être lue à la lumière de ce fait familial total. Cette hypothèse n’explique sans doute pas tout, mais, elle montre un autre chemin à suivre, quand les voies usuelles manquent de sens et d’efficacité.
En effet, dès que la drogue fait irruption dans une famille, les fondations de l’ensemble du système commencent un long craquement. Il est impératif dans la thérapie, de revisiter son architecture, du premier plan de construction jusqu’au plus récent. Parfois c’est la famille elle-même qui en prend l’initiative. C’est une réaction spontanée que possède chaque système sain pour protéger son dedans des fissures qui menacent son équilibre. Dans ce cas de figure, le matériel et la technique de construction ou de reconstruction sont essentiellement culturels. Ici la référence en matière d’objets, de règles, de place, de façon de faire, s’inscrit dans l’histoire des parents, dans leurs mythes, dans le lien avec leurs ancêtres et avec le groupe. Le système mobilise tout pour protéger son dedans exposé par le toxicomane, et s’appuie pour cela sur son dehors et sur les choses qui l’habitent, sur les liens extra familiaux voire même sur des échanges culturels et anthropologiques avec d’autres cultures. L’idée dans ce cadre, est de questionner la famille sur son savoir, son non-savoir, sur ce qu’elle a déjà entrepris ou n’a pas pu faire. Il s’agit de connaître, et de reconnaître, les différentes étapes que, la famille dans sa totalité a franchi ou pas, pour gérer ce qui la menace. Interroger cette totalité familiale ; c’est-à-dire l’idée que la famille se fait d’elle-même ici et maintenant, et l’image qu’elle avait construite, ou co-construite avec d’autres, d’elle-même, c’est rendre compte d’un fait familial total utilisé par le système comme énergie nourrissante, dynamisante.
© 2025 Editions La pensée sauvage - Tous droits réservés - ISSN 2259-4566 • Conception Label Indigo