© F. Junger, Tags, Thionville (57), mars 2014 Source D.G.
Anati E. La religion des origines. Paris: Bayard Editions; 1999
Bourdieu, P. Ce que parler veut dire: l’économie des échanges linguistiques (Vols. 1-1). Paris: Fayard; 1982.
Bulot T. Veschambre V. Mots, traces et marques: dimensions spatiale et linguistique de la mémoire urbaine (Vol. 1-1). Paris: L’Harmattan; France; 2006.
Calogirou C. Réflexions autour des Cultures urbaines. Journal des anthropologues. Association française des anthropologues 2005; (102-103): 263-282.
Fabre D. Écritures ordinaires (Vol. 1-1). Paris: Bibliothèque publique d’information, Centre Georges-Pompidou : P.O.L.; 1993.
Genin C. Le street art au tournant: reconnaissances d’un genre (Vol. 1-1). Bruxelles: Les Impressions nouvelles; 2013.
Kokoreff M. Des graffitis dans la ville. Quaderni 1988; 6 (1): 85-90.
Lardellier P. Les nouveaux rites: du mariage gay aux Oscars (Vol. 1-1). Paris: Belin; 2005.
Yannic A. Le rituel (Vols. 1-1). Paris: CNRS éd.; 2010.
Filmographie
Banksy. (2010). Exit Through the Gift Shop. Documentaire.
Junger Aghababaie M, Junger F. Graffiti : un processus de communication rituel. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°1, pp. 115-122
On dit souvent que les murs ont des oreilles, mais parfois ils parlent. Dans toutes les villes, on les a remarqués, parfois on les déteste, parfois on les apprécie, parfois ils ont un sens, d’autres fois ils semblent n’en avoir aucun et parfois même ils frôlent la vulgarité. L’objet de ce travail porte sur les graffitis que l’on rencontre à chacune de nos sorties dans les rues de nos villes modernes.
La réalisation de graffitis, graffs, tags ou fresque murale, peut-elle être considérée comme une forme de rite dans les villes modernes ? Et si tel est le cas, selon quels critères et sous quelles formes ? Ainsi, au travers de ce reportage, l’objectif est de montrer comment les graffitis, compris comme « toutes formes d’inscription, antiques et contemporaines, exécuté en milieu urbain sur des murs et utilisé comme signe de reconnaissance d’un individu ou d’une bande »1, sont constitutifs d’acte de communication appartenant à des expressions qui se réalisent selon des rituels. Nous avons choisi d’aborder le concept de rituel comme étant « avant tout une séquence d’actions symboliques codifiées et organisées dans le temps »2. Et pour nous permettre d’établir une analyse efficace à la potentielle reconnaissance d’un caractère rituel dans la réalisation des graffitis, nous nous sommes appuyés sur les sept critères d’identification du rite, proposés par P. Lardellier dans son ouvrage, Les nouveaux rites, du mariage gay aux Oscars, paru en 2005, ainsi que le livre de Christophe Genin, Le street art au tournant : reconnaissances d’un genre.
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Nous avons choisi de nous concentrer sur les tags et graffitis vandales. Pour nous, le marquage sur les murs produits une forme de communication tout en expliquant l’identité de son auteur, où il peut également illustrer le caractère de sa ville. Il faut insister sur le fait que, même si ces réalisations sont parfois considérées comme étant des pollutions visuelles, nous ne pouvons pas nier leur rôle potentiel dans la construction de liens sociaux.
L’apposition de signatures murales, de tags, se fait dans l’objectif de marquer un lieu de son passage, et participe donc à une recherche d’affirmation d’une identité et de sa reconnaissance par autrui, ceci pour s’intégrer dans un groupe, une communauté et solliciter un regard ou une réaction. Ces formes d’écrits, souvent éphémères, s’opposent à « l’univers prestigieux des écrits que distinguent la volonté de faire œuvre » (Fabre 1996 :11), et ont surtout pour objectif de « laisser une trace », car « le marquage produit de l’identité » (Bulot et Veschambre 2006 : 204).
Nous avons construit notre corpus documentaire et abordé notre terrain d’observation au travers de critères qui ont évolué au cours de ce travail, de la même façon que notre réflexion sur le sujet. Ainsi, nous avons tout d’abord choisi de photographier chaque « trace » qui apparaissait sous notre regard au cours de plusieurs trajets, à pied, en voiture ou en train. Nous avons ensuite recentré notre réflexion sur les graffitis appelés « sauvages », nommés tags par les initiés, qui sont « une signature codée ou un graphisme de reconnaissance sommaire, tracé de façon hâtive et répétée » (Genin 2013 : Annexe p. 4). Fait par ceux désignés comme « vandales », terme péjoratif, mais assumé « qualifiant toute personne qui se livre à des inscriptions contrevenant au droit »3.
Photo 2 – Tag « KTM », Gare du Nord, Ligne H, Paris, mars 2014 –
© M. Junger Aghababaie
L’idée principale est d’apporter des réponses à nos interrogations initiales, sur la nature communicationnelle de ces modes d’expression et sur l’identification des éléments constitutifs de rites dans ces formes de production murale.
La constitution du corpus photographique s’est déroulée du 10 mars au 20 mars 2014, dans les villes de Metz, Thionville, mais aussi à Paris durant la même période.
Dans une perspective historique, on considère bien souvent que le graffiti trouve son origine dès l’apparition de l’homme et que c’est au moment de la préhistoire qu’apparaît cette forme d’expression. À cette époque, les gravures et/ou peintures rupestres, comme celles des parois de la grotte de Lascaux, permettent à l’homme de laisser une trace de son passage, peut-être même de s’adresser à l’au-delà selon E. Anati (1949), par l’intermédiaire de rites propitiatoires, au travers de la représentation d’animaux ou de certains aspects de la vie quotidienne des civilisations humaines d’autrefois. Entre rites d’ordre sacré et rites profanes, ces mêmes formes d’expression ont aussi été découvertes sur de nombreux sites archéologiques plus proches de notre époque, comme à Pompéi, où les inscriptions murales sont des sources de connaissance sur la vie de la cité avant sa destruction. On y trouve différentes inscriptions allant du simple calcul, à des slogans électoraux, des caricatures, des déclarations d’amour et aussi, de nombreuses obscénités.
Photo 3 – Inscription murale à Persépolis, Chiraz, Iran, 2011 – © F. Junger
De la même manière, lors d’un séjour à Chiraz, en Iran, nous avons eu l’occasion de visiter l’antique cité de Persépolis et de découvrir que le fait de vouloir laisser une marque de son passage a perduré depuis les temps antiques. Nous avons constaté, en retrouvant la photographie présentée ci-dessous, qu’il existe des éléments indiquant une certaine continuité à travers les époques dans ces processus de communication. On peut en effet constater que des visiteurs du site ont voulu laisser une trace de leur passage en 1810, pour la plus ancienne, puis 60 ans après, en 1870.
Ainsi les graffitis auraient toujours existé, sous différentes formes et en différents endroits. De nos jours, entre Art et vandalisme, question en débat depuis bientôt 60 ans et qui n’a pas été tranchée, entre atteinte au bien d’autrui et liberté d’expression, les graffitis sont parfois considérés comme une forme artistique d’un nouveau genre (Genin 2013 : 35) et font l’objet de projets d’ordre éducatif et culturel.
Photo 4 – Fresque au Centre Culturel Jacques Brel, Thionville (57), mars 2014, © F. Junger
La figure actuelle du graffiti que nous connaissons est datée du début des années 60, et est une histoire principalement new-yorkaise. Progressivement sa fonction première de marquage de territoire de bandes se perd pour devenir une façon systématique de poser sa signature dans des endroits offrant une vaste visibilité, c’est ainsi que le métro de New York, de par sa fréquentation, deviendra le lieu privilégié des graffeurs outre-Atlantique. Cet « Art de Rue » peut sembler parfois sommaire, comme l’illustre la photographie suivante, que nous avons choisi de mettre en parallèle à celle réalisée sur le site archéologique de Persépolis. Certes, le caractère historique du lieu, de même que l’outil utilisé pour faire l’inscription sont de natures différentes, toutefois on peut constater que le message est le même, il s’agit encore ici de laisser une trace de son passage. On retrouve de ce fait des identités, ici sous la forme de pseudonymes, et d’une datation.
À partir de ce constat, on pourrait considérer que les formes actuelles d’expression sur les murs présentent des caractéristiques identiques avec celles faites il y a plusieurs centaines d’années. Une analogie commune et qui semble pertinente, sauf si l’on considère comme le souligne C. Genin, que l’analyse historique des graffitis « ne peut pas impunément remonter des signes muraux actuels aux inscriptions rupestres préhistoriques, sous prétexte qu’il s’agit d’un même support pariétal […]. Car dire que les graffitis antiques sont à l’origine des graffitis modernes est un non-sens tant qu’on n’a pas identifié et comparé le statut social des uns et des autres […]. Car ce qui au premier coup d’œil peut sembler être une même représentation reçoit en fait des sens différents selon l’époque et le contexte culturel »4.
Photo 5 – Tag, « Thatz, Phit, Zauer », Gare de l’Est, Paris, mars 2014 – © M. Junger Aghababaie
Pour aborder la question de la nature rituelle de la production de graffitis, nous avons choisi d’utiliser les sept critères d’identification du rite proposé par P. Lardellier 2005 : 15-20). Ainsi, nous avons décidé de passer au prisme de ces critères les informations recueillies au travers des photographies et des éléments qui nous ont aidées dans la compréhension de ce sujet. Cette grille insiste sur le fait que les rites doivent :
De plus, au cours de ce travail, nous avons gardé à l’esprit des éléments supplémentaires pour comprendre les rites comme le fait que « le rite est par principe gratuit [et que] s’il devient payant, il est dévalué en spectacle »5 et qu’« il produit de l’appartenance en séparant les nôtres et les autres, le dehors et le dedans, l’avant et l’après. Il perpétue les institutions et les communautés, il légitime les statuts et les fonctions »6.
Photo 6 – Tags, Paris proche de la gare du Nord, mars 2014, © M. Junger Aghababaie
Ajoutons ici que l’idéal aurait été de rencontrer des producteurs de graffitis, des graffeurs, de les suivre au cours d’une nuit de « vandalisme », mais le principe même de leurs actions nécessite une grande discrétion, aussi une telle rencontre n’a pu avoir lieu. Aussi, pour disposer de quelques données dans l’organisation et la préparation de la réalisation d’un graffiti, nous nous sommes appuyés sur « Faites le Mur » (2010)7 le film de l’artiste Banksy8, qui est un documentaire sur les graffeurs, leurs méthodes de production, et qui traite aussi de l’aspect commercial de leurs travaux.
Premier élément dans la formation du graffiti en tant que rite, sa réalisation nécessite une organisation sans faille, puisque tout doit être réfléchi à l’avance, consigné dans un sketchbook9, pensé dans les moindres détails. En effet, le caractère « illégal » de ces réalisations nécessite la préparation de l’acte d’une manière formelle : préparation d’un modèle sur papier, choix des couleurs et donc achat des aérosols, repérage des sites, du voisinage, etc. En ce qui concerne le caractère spectaculaire, les photographies présentées illustrent cet aspect, en recouvrant les murs, de haut en bas et de droite à gauche, allant parfois jusqu’à une saturation des espaces, ces réalisations disposent d’un caractère inévitablement singulier.
Photo 7 – Saturation d’espace, tags, Ligne RER, Stade de France, Paris, mars 2014, © M. Junger Aghababaie, F. Junger
Enfin la réalisation de ce type d’expression murale s’inscrit dans des moments hautement symboliques du fait du lien social entre les membres participants, cette action ne se réalisant que rarement seul, et le plus souvent entre « initiés », partageant les mêmes codes et les mêmes symboles. De plus, c’est à ce niveau que l’on peut considérer la réalisation du graffiti en tant que rite d’intégration dans une communauté. Pour le graffeur, cet instant de production suspend la marche du temps, il n’appartient alors qu’à son œuvre. L’aspect performatif, autres caractéristiques nécessaires à l’identification d’un rite, bien qu’il n’ait pas été constaté in situ, peut être perçu quand le « feu vert » est donné au graffeur, celui de la voie dégagée, de l’absence de passants, de personnels surveillants et surtout de la police. De plus, il existe une certaine « magie performative » selon les termes de Bourdieu (1982 : 117-119)10, dans la réalisation du graffiti, les graffeurs agissant comme médium entre eux-mêmes, au travers de leur réalisation, et de leur communauté.
Photo 8 – Graffiti de type Perso, Ile du Saulcy, Metz, mars 2014, © F. Junger
Enfin, l’objectif du graffeur est de laisser une trace, de communiquer sur son identité, d’affirmer sa culture, au sens large du terme. Cela aboutit au fait que les graffeurs répètent leur acte régulièrement, car il faut s’assurer une visibilité et les tags « sauvages » ont une durée d’existence très limitée, les services municipaux des villes veillant à les effacer au plus vite. Enfin, il existe également une certaine prise de risque, de nature physique, dans la réalisation des graffitis, leurs auteurs n’hésitant pas à se suspendre dans le vide, à agir « perché » sur une échelle ou à monter sur des installations qui ne sont à l’origine pas adaptée à l’escalade. L’objectif étant ici double, échapper à la possibilité de voir le graffiti effacé rapidement et être au-dessus des autres graffeurs, avoir une meilleure visibilité et marquer un territoire de son empreinte.
Photo 9 – Tags, Gare du Nord, Paris, mars 2014, © M. Junger Aghababaie
Cette expérience de réalisation d’un reportage sur les graffitis, interrogeant le sens des images et l’expérience d’une recherche des lieux d’exposition des graffitis (parfois contraignants, en bordure d’autoroute, voies de chemin de fer ou d’autres endroits à l’accès difficile) apparait riches de questions et de problématiques sur la considération que nous en faisons. En effet, nous avons souvent considéré les graffitis comme une forme de pollution visuelle dans l’espace public sans nous interroger sur le sens qu’ils pouvaient véhiculer. Ce travail nous a ainsi permis de « prendre le futile au sérieux » pour reprendre l’expression du sociologue C. Javeau, de nous intéresser à un objet qui entre dans le champ d’analyse des Sciences de l’Information et de la Communication, en terme de processus de communication.
Ainsi, au travers de ce projet, un premier constat s’impose, le mot graffiti prête à confusion, parfois il désigne des inscriptions méprisables, parfois il est considéré comme source d’information historique. Il est également de nos jours en passe d’être reconnu comme de l’Art, le Street-Art, ou « Art de Rue », faisant l’objet d’une économie sur le marché de l’Art et s’exposant dans les musées. Quoi qu’il en soit, l’objet de ce travail n’est pas de légitimer ou non le graffiti dans la société. Il s’agit plutôt de s’intéresser à ces productions en tant que formes d’expression et de communication. En conséquence, la conclusion de ce travail est qu’elles communiquent, du sens, des idées, qui ne sont pas toujours évidentes à déchiffrer, en utilisant des normes et des symboles qui, d’une certaine manière, intéressent principalement les « initiés ». Ces derniers, nommés « vandales », agissent en « hors-la-loi » selon des cadres précis qui confèrent à cette pratique un contexte rituel. Elle peut être de l’ordre du rite d’intégration dans une communauté de graffeurs, mais elle se constitue également en tant que rite dans les processus de préparation et de production des graffitis. En effet, l’activité des graffeurs s’organise autour de plusieurs éléments rituels, faisant appel à une symbolique qui évoque certains rites sacrés, parfois en résonnance avec des pratiques millénaires dans la production d’identité. Ainsi, c’est au travers de l’organisation, et surtout de la mise en action des différents éléments symboliques, contenus dans la pratique du graffiti, que ce dernier devient une des illustrations de ce que sont les pratiques rituelles contemporaines.
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