Note de terrain

© Les Haines, Old Soviet Building Tirana Albania, 1er juin 2013. Source (CC BY 2.0)

Étude des difficultés rencontrées à la prise en charge aux urgences générales d’une patiente albanophone

Lucie JOSEPHLucie Joseph est interne en psychiatrie à l’Université Lyon 1.

Ben Ameur A. L’interprétariat en milieu social en France. Quarante ans de pratique pour faciliter l’intégration, la communication et la compréhension avec les migrants. Hommes et Migrations. 2010 ; 6(1288) : 86-91.

Es-Safi L. La médiation culturelle dans les hôpitaux ou comment rétablir la communication entre les patients d’origine étrangère et le personnel soignant. Pensée plurielle 2001 ; 1(3) : 27-34.

Hoquet T. Entretien avec Thierry Hoquet à propos de Cyborg philosophie : penser contre les dualismes. Cahiers philosophiques 2013 ; 2(133) : 118-129. DOI : 10.3917/caph.133.0118.

Pailhes S. De la PASS au système de santé de droit commun. Thèse de doctorat en médecine : Université Claude Bernard Lyon 1 ; juin 2008. p. 18.

Pestre E. (2010) La vie psychique des réfugiés. Paris : Editions Payot-Rivage ; 2014.

Joseph L. Etude des difficultés rencontrées à la prise en charge aux urgences générales d’une patiente albanophone. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2016, volume 17, n°2, pp. 244-248

Pour commencer, je dois vous expliciter le “cadre”, l’ambiance du lieu où je travaillais alors car cela a toute son importance pour comprendre les modalités et les enjeux de la rencontre.

Février 2014 donc, je suis en stage aux urgences générales d’un centre hospitalier de la région lyonnaise. Il s’agit pour les psychiatres en poste sur ce service de donner un avis spécialisé, psychiatrique, pour les patients pris en charge par les urgentistes ; que les patients se présentent pour un motif initial de consultation psychiatrique ou somatique.

L’activité est variée, intense ; celle d’une clinique de l’urgence, de la “crise”. Les patients rencontrés restent hospitalisés de quelques heures à quelques jours, rarement plus. En effet, Il n’y a pas de service d’hospitalisation dédié à la psychiatrie dans cet hôpital. Les patients, si leur état de santé nécessite une hospitalisation, sont transférés dans les 24 ou 48h dans les services d’hôpitaux lyonnais ou de cliniques psychiatriques.

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Avec le patient, sa famille, son conjoint, ses enfants, un ami, il n’y a donc que quelques rencontres, un ou deux entretiens, de quelques minutes à de longues heures. Il s’agit de faire rapidement et le plus consciencieusement possible. Les rencontres sont intenses, l’urgence levant beaucoup de réserve. On apprend alors beaucoup en très peu de temps sur la vie du patient. Cette intensité est fugace et nous avons peu de retour sur la suite de la prise en charge du patient ou son devenir.

Histoire clinique

Toute consultation aux urgences est singulière. Celle que je vais faire ce jour-là le sera d’autant plus qu’elle m’apparaîtra vite exceptionnelle, exceptionnelle au sens de peu fréquente et me confrontant à des difficultés jusqu’à présent non rencontrées.

En effet, après avoir aperçu Mme N.1 en salle d’attente, je me rappelle encore, plusieurs mois après cette journée, m’être dit qu’il fallait que je sois en alerte, que je note chaque détail de cette prise en charge qui serait la base d’une réflexion, et au final d’un mémoire.

Fin de matinée aux urgences, donc, je fais la rencontre d’une femme d’une trentaine d’années. Nous l’appellerons Mme N. Mme N. est accompagnée par son mari et sa fille de trois ans. Elle est adressée par un psychologue intervenant dans un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) de la région lyonnaise. Un entretien a eu lieu un peu plus tôt dans la matinée entre Mme et le psychologue. Celui-ci, visiblement interpellé par la présentation clinique de Mme N., a rédigé un courrier et nous l’a adressée pour un “avis psychiatrique et une hospitalisation en urgence”.

Elle est allongée sur plusieurs chaises en salle d’attente, recroquevillée en chien de fusil.

Je la reçois dans un bureau avec son mari et leur fille. Je suis accompagnée d’un collègue Agent de Service Hospitalier (ASH) qui parle “un peu” l’italien.

Mme N. est albanaise tout comme son mari. Elle ne parle qu’albanais, mais son mari parle l’albanais et l’italien. Un traducteur est demandé (par téléphone puisqu’il y a un délai de 15 jours pour un traducteur présent physiquement) mais celui-ci ne peut pas être disponible avant plusieurs heures. Je décide donc de débrouiller le terrain avec mon collègue ASH.

Tout au long de l’entretien, la patiente se montre prostrée, mutique. C’est donc grâce à son mari, qui s’adresse en italien à mon collègue, lequel me traduit en retour, que je peux retracer l’histoire de vie ainsi que le motif de consultation aux urgences.

Le couple a deux enfants : une fille de trois ans, présente en entretien, et un fils de sept ans, resté en Albanie.

Menacé de mort (le frère de Mme N. ayant tué quelqu’un dans une autre famille), le couple est parti précipitamment d’Albanie, laissant sur place le fils aîné. Les tentatives pour le faire venir en France ont échoué.

Leur demande d’asile a été rejetée quelques jours plus tôt.

Avant le départ d’Albanie, la patiente avait présenté des céphalées et avait bénéficié d’explorations somatiques. Depuis deux mois, elle présente des troubles du sommeil, des troubles de l’appétit, une irritabilité croissante et des difficultés à s’occuper de sa fille et d’elle-même.

Le mari de Mme N. a sollicité les travailleurs sociaux du CADA pour que sa femme bénéficie d’une consultation psychologique (qui a donc eu lieu le jour où je les reçois).

La présentation actuelle de Mme N., inquiétante, évoquant une symptomatologie dépressive est plutôt aiguë.

Il n’est pas possible d’évaluer pour moi la présence ou non d’idées suicidaires au cours de cet entretien (et une réflexion me vient quant à l’impossibilité d’exprimer l’existence d’idées suicidaires devant cette petite fille ?)

Je n’ai que ces deux entretiens comme rencontre avec Mme N.

Je trouve un lit pour elle aux urgences, où elle va pouvoir être vue par un de mes collègues urgentiste. Mais le temps d’organiser les choses, Mme N. part du service et regagne son CADA. Une intervenante sociale au CADA (que j’avais eue plus tôt dans la journée au téléphone) me rappelle le jour même pour comprendre les motifs de ce retour. Je lui explique le délai, la difficulté à expliquer ce dernier à la patiente et son mari. Elle, en retour, me transmet l’incompréhension du couple devant l’attente pour Mme avant d’être examinée (somatiquement parlant. rappelons les plaintes somatiques évoquées par le mari, et évoluant depuis plusieurs mois). Ceux-ci se représentent le lendemain aux urgences. Le mari de Mme N. met alors en avant les douleurs somatiques de son épouse comme motif de consultation. Elle bénéficie d’examens paracliniques et le diagnostic de douleurs pariétales est posé, en adjonction d’un trouble psychique manifeste.

Elle est hospitalisée dans un service de post-urgence psychiatrique et y reste quelques jours. La patiente arrive là-bas à verbaliser des choses et à s’exprimer par elle-même.

Le médecin qui la prend en charge retrouve les éléments cliniques suivants : “cauchemars, insomnie d’endormissement, perte d’appétit avec amaigrissement, peurs que les gens qui la recherchent en Albanie la retrouvent, angoisse permanente avec pleurs et idées de culpabilité à l’idée d’avoir laissé son fils. Présence depuis quelques jours d’idées suicidaires avec le projet de se jeter avec sa fille sous un camion. Plaintes somatiques (oppressions thoraciques et céphalées, vertiges, fatigue)”.

L’évolution dans le service va vers un apaisement lié au cadre de l’hospitalisation et la régression des idées suicidaires. Elle bénéficie de la mise en place d’un traitement antidépresseur. Je ne bénéficie pas d’informations concernant le devenir de la patiente suite à son retour à domicile.

Discussion

Ainsi en premier lieu, j’ai été confrontée à une clinique de la mondialisation, à la confrontation au flux migratoire, et par là à des identités nationales différentes, à des langues différentes.

Comme je l’ai explicité, la question de l’interprétariat a très vite surgi. Dès l’arrivée du couple, il a fallu comprendre le motif de consultation, base de toute prise en charge aux urgences. J’avais pensé que Mme N. se livrerait peut-être plus facilement, sortirait de son mutisme, si je la rencontrais sans son mari. C’est pour cela que je pris le temps de réaliser un deuxième entretien avec un interprétariat téléphonique. Il n’en fut rien. Enfin, ce ne fut pas rien, ce fut un fiasco. Je vous laisse imaginer. La boite en plastique posée entre nous deux sur le bureau. Mis sur haut-parleur. Mais fallait-il encore parler dans le combiné. Mme N. restant mutique et le traducteur m’interpellant vivement sur le fait qu’il n’entendait pas la patiente… toujours mutique. J’ai donc été contrainte d’abréger et de faire venir le mari de Mme N. et donc sa fille. Je me suis posée plusieurs questions au décours. Est-ce que le mutisme de Mme N. allait en concordance avec son état thymique (lui-même conséquent à l’annonce du refus de demande d’asile pour cette famille, comme illustration d’un état de sidération) ou était-ce un moyen de préserver l’unité de son couple malgré l’effondrement dépressif ? En effet, en demeurant mutique, elle se protégeait de « l’abandon » par son mari. Ou bien avait-elle peur que l’interprète au téléphone puisse être une personne qui la recherche ?

Ensuite, c’est en reprenant les choses avec l’ASH qui m’avait aidée comme traducteur que je compris que j’étais passée à côté, non pas des douleurs, mais de l’inquiétude première de Mme N. et de son mari quant à ces douleurs diffuses. Ne pas prendre en compte leur demande de prise en charge en urgence de ces douleurs était un peu, et je pose ici l’hypothèse, raviver le refus très récent de leur demande d’asile, elle-même douloureuse.

J’avoue, devant les difficultés de compréhension inhérente à la barrière de la langue teintant le récit de leur exil d’une note de confusion, j’ai douté. Intérieurement, certes. Mais le doute a bel et bien traversé mon esprit. Comment cette femme, d’à peine trente ans, avait pu laisser son fils de sept ans ? Je ne pouvais me le représenter, tout comme je ne pouvais me représenter leur départ précipité d’Albanie pour fuir la mort.

Ainsi un point a attiré a posteriori mon intention sur ce qui peut être appelé “l’éprouvé”.

L’éprouvé du soigné, l’éprouvé du soignant aussi.

J’ai été envahie de colère durant et au décours de cette prise en charge. En colère contre certains soignants dont le comportement ou les remarques me sont apparues discriminatoires, remplies de préjugés. En colère contre le système de soin dans lequel je travaille, dans lequel l’accès n’est pas le même pour tous, dans lequel les lois de la rentabilité et de l’efficience, voire de l’efficacité au moindre coût, me mettaient des bâtons dans les roues brinquebalantes d’une prise en charge du “mieux que rien”.

Pour exemple, certains professionnels m’ont conseillé des orientations vers des lieux de soin qui n’allaient pas dans le sens d’une entrée dans le système de droit commun (orientation vers les permanences d’accès aux soins de santé ou PASS alors que Mme N. bénéficiait d’une prise en charge par la Couverture Maladie Universelle complémentaire et nécessitait clairement une hospitalisation en psychiatrie).

Je ne suis pas de nature militante pourtant. Il n’empêche que j’étais en colère, comme si je voulais défendre la patiente “corps et âme”, elle qui m’apparaissait tel un corps fatigué et douloureux, une âme muette. Ou était-ce une façon d’incarner la colère probablement ressentie à l’annonce du refus de la demande d’asile ? Colère ayant ensuite laissé place au désespoir profond, celui qui fait surgir des idées de mort, précises (“se jeter sous un camion, avec sa fille”). Elle qui avait laissé un fils dans son pays d’origine. Elle qui ne voulait probablement pas laisser sa fille dans un pays où son avenir serait incertain.

Doit-on voir l’expression d’une souffrance du maternel en la patiente ? Elle qui, selon son mari, ne pouvait plus s’occuper de son enfant de trois ans ?

Peut-on poser la question de la participation du genre dans cette expression clinique du désespoir ? Du projet de suicide mère-fille ? Ne peut-on pas voir dans le fait de prendre en charge la mère de famille, l’idée même de préserver les autres membres de la famille en restaurant à terme l’équilibre familial qui pourra les aider dans leur parcours de vie ?

Cette femme, cette épouse ne tenant plus son rôle, sa place, à travers le discours cependant bienveillant que tenait son mari. Mais également cette sœur, dont l’acte meurtrier du frère était responsable du départ précipité… Enfin, cette mère éprouvant un vécu de culpabilité intense vis à vis de ce fils resté en Albanie.

Et si cette femme avait été homme. Parce qu’à mettre en exergue les femmes dans la mondialisation, c’est qu’il y a bien lieu de le faire et de se poser la question de différences notables.

Peut-on parler DES femmes comme d’une entité et laquelle d’ailleurs ? Est-ce que toute femme souffrirait d’avoir laissé son enfant au bord du chemin ? Est-ce ne pas être une femme si l’on ne ressent pas de culpabilité à propos de cela ?

Et si cette femme avait été un homme. Aurait-on perçu de la même manière la souffrance parentale, paternelle ? Aurait-on pu accueillir la fragilité, la vulnérabilité qui en découlait ? N’aurait-on pas douté de cette souffrance paternelle ?

Comment également comprendre la différence de vécu entre soignants homme et femme ? Une infirmière du service où Mme N. a été hospitalisée, rencontrée plusieurs mois après, m’a dit : “c’est comme si c’était hier” et me parlait de Mme N. avec beaucoup de détails sur sa façon d’être dans le service, toujours douloureuse, angoissée, en permanence dans sa chambre ; à contrario d’un soignant homme qui se souvenait très bien de la patiente mais dont le récit me semblait moins teinté d’émotions personnelles.

Peut-on présupposer alors d’un vécu, d’une sensibilité de “bonne femme” ?

Dans mes lectures je n’ai pu trouver de réponse à une question : est-ce que les phénomènes de transfert et contre-transfert analysés peuvent être influencés par notre genre ?

Je me demande encore si cette expérience unique a interpellé de manière si intense la femme dans la mondialisation que je suis professionnellement et personnellement, et ainsi, si mon propre éprouvé a été influencé en quoi que ce soit par mon genre.

Cependant je me questionne quant à l’intérêt thérapeutique à répondre à cette question, à l’extrapolation qui pourrait en être faite.

Si l’on mettait en évidence des phénomènes contre-transférentiels genrés, ne verrait-on pas apparaître les questionnements suivants :

Des soins aux femmes par des femmes car “on comprend mieux entre garante de la maternité” ce qui arrive à l’autre ?

Des soins aux femmes par des hommes pour éviter d’être emporté par un processus identificatoire féminin ?

Est-ce que la réflexion autour du contre-transfert doit inclure la question du genre ?

Ne devons-nous pas simplement continuer à partir du postulat que nous sommes soignants avec ce que nous sommes, notre féminité, notre masculinité, notre sensibilité, notre créativité et tout ce qui peut nous
habiter ?

Pourquoi ne pas faire fi du genre ? Pourquoi ne pas continuer à rencontrer l’autre, l’autre dans ce qu’il est différent et semblable mais toujours unique.

  1. Dans le souci de préserver l’anonymat de la patiente, certains éléments qui n’étaient pas nécessaires à l’analyse clinique ont été modifiés.
Résumé
Abstract
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