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Note de terrain

© Jens Cederskjold , Gauri Gill (1970-) & Rajesh Vangard (1975-) – Gods of the Home and Village (2015) – Selective enlargement, 2023. Source (CC BY 2.0)

D’une rive à l’autre, l’art Warli (Inde)

Passages pluriels au cours d’une expérience institutionnelle

Armelle HOURSArmelle Hours est psychiatre, psychanalyste à Lyon.

Christian JOURNETChristian Journet est fondateur et Président de l’association Duppata.

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« Mais on est typiquement humain avant d’être quoi que ce soit d’autre. »
Georges Devereux1

Afin de permettre le passage d’un lieu à l’autre, d’un monde à l’autre, d’une rive à l’autre, d’une culture à l’autre, l’art peut devenir une modalité de passage. C’est pourquoi la psychanalyse entretient des liens étroits avec le champ artistique (Roussillon, 2021 ; Rolland, 2023). Ce travail2 propose de restituer une expérience institutionnelle, à première vue inattendue, ayant permis la rencontre d’un public d’adultes handicapés de la banlieue lyonnaise, avec une peintre indienne de la tribu Warli, Reena Vansing Valvi. Au-delà de la vertu esthétique indéniable de l’art Warli, cette forme d’art tribal possède bien d’autres qualités, dont certaines sont susceptibles de retenir tout particulièrement l’attention du psychanalyste dans le champ qui est aujourd’hui reconnu comme celui des extensions de la psychanalyse (Kaës, 2015 ; Brun, 2012). C’est principalement cette vertu d’un langage en image qui va en quelque sorte tisser le fil rouge de cette aventure. Tout au long de ce travail, il a été question d’établir des passages multiples pour la co-création de la fresque du Domicile collectif de Givors (69). Le moment institutionnel déterminant étant le projet de déménagement qui a suivi. Le premier temps a été celui du recueil des souvenirs des résidents dans le cadre d’un atelier écriture. Le second temps, celui de la transformation de ces souvenirs écrits sous forme de conte. Puis, la réalisation de la fresque en elle-même, qui a constitué un troisième temps important. Un travail d’allers-retours – c’est-à-dire de tissages pluriels – a permis l’aboutissement final de l’œuvre. Enfin, a émergé le constat du pouvoir de l’œuvre en elle-même. La fresque Warli a pu déployer ce rôle de support et d’appui, qui s’est indéniablement étoffé au fil de sa réalisation. Le soutien institutionnel, tant du côté du Domicile collectif que de l’association Duppata, tout comme la disponibilité et les compétences artistiques de l’artiste Warli Reena Vansing Valvi, ont été déterminantes pour que ce projet voit le jour (Hours et al., 2023).

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L’art Warli, un art vernaculaire depuis la nuit des temps3

La tribu Warli fait partie des populations aborigènes de l’Inde, Adivasis, qui comptent de nombreuses tribus majoritairement précaires sur le plan économique. Chacune garde et transmet des traditions spécifiques où la place de l’expression artistique est tout à fait centrale. Les Warlis, à l’origine chasseurs-cueilleurs, aujourd’hui agriculteurs, vivent principalement dans les régions du Maharashtra et du Gujarat. Tour à tour, la colonisation, l’urbanisation, et aujourd’hui l’hindouisation sont autant de menaces qui pèsent sur la spécificité du patrimoine culturel Warli. De tradition animiste, leur philosophie est celle de l’accueil, elle s’inscrit dans la préservation de la vie de la nature. La peinture Warli est une écriture à part entière. De génération en génération, l’art Warli devient le support de la transmission de la culture Warli. Au quotidien, ces peintures rituelles, votives et éphémères, souvent réalisées par les femmes, accompagnent la vie quotidienne du village, tant à l’intérieur de la maison que sur les murs extérieurs. Elles font l’objet de cérémonies marquant les temps forts de la vie familiale et/ou collective. Ces illustrations sont de couleur blanche, le pigment est issu d’un mélange de poudre de riz et d’eau lié par une gomme naturelle. S’agissant du mur de la maison, mélange de bouse et de terre, le fond est généralement brun. Ainsi, la terre constitue le socle véritable de l’expression artistique tout autant que celui des traditions ancestrales de la vie paysanne. Le style graphique est simple et codifié, les personnages sont représentés par deux triangles inversés ; les hommes et les femmes se différencient par leur coiffe. De même, chaque animal est représenté de façon stylisée. Ce qui permet à l’évidence de ne pas saturer la figuration, invitant le spectateur non seulement à une « lecture » facilitée, mais aussi à une forme de voyage au cours duquel la dimension à la fois narrative, mais également onirique est présente.

L’art Warli est connu en France et dans le monde surtout depuis les années 1970 grâce à l’artiste J. Soma Mashe (Marchand, 2011). En France, depuis 2008, l’association Duppata4 favorise les rencontres culturelles et soutient (y compris financièrement) certaines minorités tribales de l’Inde (les Bhils, les Gonds, les Kurumbas, les Oarons, les Saoras, les Santhals, les Warlis…). Ce soutien s’organise principalement grâce aux peintres, véritables piliers de la transmission culturelle. Les actions de l’association se multiplient d’abord à travers des expositions, des résidences d’artistes et des conférences. Puis peu à peu, à l’appui de cette richesse de l’écriture graphique de l’art Warli, les mises en images ou récits illustrés d’histoire tiennent une place importante dans l’activité de l’association. L’art Warli se conçoit ainsi véritablement comme une forme de langage soutenant la dimension fédératrice du groupe familial, tribal, social. C’est précisément sur cet axe là que le projet de la fresque de Givors (69) a trouvé sa source.

Le projet de la fresque, un travail de co-création et de tissages pluriels

Naissance du projet, accompagner le passage d’un lieu à l’autre

C’est auprès d’un public d’adultes handicapés que ce projet a vu le jour dans une des structures d’une institution médico-sociale de la région lyonnaise (Acolea AMPH Médico-social). Cette institution regroupe plusieurs établissements accueillant des adultes en situation de handicap. Handicap mental, déficiences intellectuelles, pathologies psychiatriques invalidantes survenues dans l’enfance… Les différentes solutions d’accueil proposées varient en fonction des degrés de handicap, d’autonomie et des besoins spécifiques de chacun. Aux défauts de symbolisation très régulièrement repérés, s’ajoutent souvent des formes d’incapacité à être seul, et parfois une incapacité à se trouver avec les autres, susceptibles d’entraver durablement les projets vers l’autonomie. Au sein de l’institution médico-sociale, un lieu de vie en somme, c’est principalement une aide éducative qui est proposée pour soutenir et accompagner les projets de vie, de travail et d’ouverture sur le monde. La place de l’éducateur, primordiale, peut tout à fait s’apparenter à celle décrite par Freud quand il parle du Nebenmensch, caractérisant cet être humain proche, celui qui peut proposer une action spécifique (Freud, 1898). Même si cette description a concerné d’abord les besoins du petit humain néotène, la fonction du Nebenmensch représente aussi le fondement de la solidarité humaine (Rolland, 2023, p. 155).

Cette expérience groupale, à l’appui de plusieurs médiations, s’est déroulée à Givors, une résidence organisée dans une villa au bord du Giers où vivaient alors huit personnes adultes handicapées, femmes et hommes, âgés de 19 à 55 ans, travaillant pour la plupart en milieu protégé, dans un moment particulier de l’histoire institutionnelle. D’une part, le projet institutionnel était celui d’un déménagement. Ce changement, somme toute assez radical, était guidé à la fois par la nécessité d’une restauration de l’habitat qui se dégrade au fil du temps et par des questions de coûts et d’orientation dans les axes des projets de l’institution. Les résidents de la villa de Givors allaient donc devoir quitter ce Domicile collectif là pour aller habiter dans des appartements individuels, dans une partie d’un immeuble alors en construction. Ils allaient donc intégrer un autre Domicile collectif, sur la base de logements individuels et d’un accueil de résidents plus important. Cette évolution à « moyens constants »est celle qui va dans le sens des nombreux projets actuels du secteur sanitaire, social et médico-social, là où les mutations se font le plus souvent avec une rationalisation des coûts. Cela peut aller parfois à l’encontre de la mission première. Par ailleurs, ce changement de lieu d’habitation a été annoncé aux résidents la veille de la pandémie de Covid-19. Nous connaissons les conséquences du confinement, en termes de ressenti d’isolement majoré et de renforcement du vécu de détresse (Hours, 2021). Nous avons imaginé sans peine combien les inquiétudes autour de ce projet de déménagement, dans ce moment particulier, ont pu s’intensifier, non seulement pour chacun des résidents mais aussi, dans le même temps, pour l’ensemble de l’équipe. Brunaud (2013), à l’appui d’une clinique institutionnelle issue du champ de la psychose, attire l’attention sur les effets du déménagement pour la psyché. Repérant que l’angoisse du déménagement peut être communicative, il montre bien en quoi le travail groupal facilite l’accueil des projections et leur transformation, notamment au moment où l’espace transitionnel se reconstitue.

Médiations multiformes

À côté d’un travail clinique institutionnel avec l’équipe, nous sommes intervenus, de façon mensuelle, au sein de ce Domicile collectif en tant que psychiatre-psychanalyste. Le temps imparti assez réduit nous a conduits à proposer une activité médiatisée régulière dans un dispositif repéré, susceptible avant tout de soutenir la dimension collective, voire même de la relancer. Encourager le vivre-ensemble a été sans aucun doute une des visées premières de ce temps groupal. Dans ces contextes spécifiques du handicap psychique, il s’agit précisément de surmonter, pour un temps, les obstacles de la symbolisation qui guettent inlassablement (Korff-Sausse, 2021). Ces formes d’empêchement renforcent sans cesse non seulement les défaillances propres, mais aussi ces menaces d’exclusion, de stigmatisation, accentuant les vécus d’isolement qui ne manquent pas de surgir dès le début. Autrement dit, les défaillances des processus de pensée risquent de s’exacerber au fur et à mesure des impasses rencontrées au-dehors. Dans cette expérience co-construite avec l’équipe éducative, un atelier à médiation a été proposé autour de la confection d’un puzzle. Puis, dans la suite de ce premier temps médiatisé, un atelier écriture s’est initié. L’idée de l’atelier écriture a découlé principalement du moment institutionnel particulier d’alors. Cet atelier s’est donc inscrit dans ce dispositif groupal repéré, dans la continuité du précédent atelier à médiation. En permettant en quelque sorte que les traces du passé puissent être préservées, l’atelier écriture a eu une première fonction d’étayage dans ce moment particulier de l’actualité de la vie institutionnelle et de ses perspectives chaotiques. Cette dimension de soutien, à travers ce que Delion (2017) nomme une « constellation transférentielle », a pu permettre que ce changement ne vienne pas réactiver les expériences catastrophiques fréquentes dans les situations où les défauts de symbolisation entravent la vie psychique.

Les séances groupales de cet atelier écriture ont ainsi fait suite au premier confinement. Elles ont été bien investies par le groupe des résidents, qui venait de vivre très douloureusement ce premier confinement. Les évocations plurielles des souvenirs individuels et collectifs des uns et des autres de la période de la vie en commun dans cette villa ont été recueillies sur un cahier sous forme écrite par les co-animateurs. De cette façon, la mémoire de cette vie collective a pu déjà trouver une forme de préservation. Comment envisager alors la transformation de tous ces « morceaux de vie », pour pouvoir construire en groupe, un nouvel assemblage, une trame narrative ? Dans la mesure où les participants n’avaient pas tous accès à l’écriture et à la lecture, l’idée d’une transcription graphique s’est alors peu à peu imposée. Pour cela, il s’avérait nécessaire d’organiser le récit de façon à ce qu’il devienne propice à la transcription graphique. Ces différentes mutations, nécessaires par rapport au recueil initial, ont offert la possibilité d’une inscription groupale de la trame narrative et une appropriation groupale du fil du récit. La transformation du récit en conte a été une étape importante de ce travail collectif. Ce style de récit est particulièrement propice à favoriser le transfert de l’histoire, des histoires sur une scène imaginaire, et ainsi soutient le déploiement d’une forme d’ouverture (Hours, 2014, 2017). L’histoire vécue doit aussi pouvoir se rêver. À l’appui d’une connaissance de l’art Warli, et de l’association Duppata, le projet de transcription graphique a vu le jour. Pour favoriser le passage vers le conte, le visionnage d’un film à propos d’un conte Warli5 a été proposé au groupe lors d’une séance. Ce moment de visionnage a immédiatement conforté l’ensemble du groupe sur l’idée de transformer le recueil des écrits en conte. Plusieurs séances ont donc ensuite été consacrées à cette mutation de l’écrit. Le chat à pois6, protagoniste principal du conte, arrivant par hasard sur le lieu de ce Domicile collectif s’interroge, et interroge. Cette figure centrale dans le conte, visage de l’étranger, a semble-t-elle assuré une fonction de liaison autorisant une ouverture sur le monde. Le chat du conte est intrigué, il a envie de savoir et se met à poser de nombreuses questions sur l’histoire de chacun dans le groupe. Il réclame l’histoire, chemin faisant il passe peu à peu du statut d’étranger à celui d’un personnage familier qui s’intéresse à la vie du Domicile collectif, marquée par de nombreux moments de vie groupale. L’histoire s’entend comme une acception plurielle à la fois des éléments du passé, autrement dit de la mémoire singulière et/ou commune, mais aussi et surtout l’histoire qui peut se raconter, la petite et la grande, l’histoire comme une narration (Hochmann, 2011).

Les trois panneaux de la fresque du Domicile collectif de Givors (Photo Armelle Hours, 2022)

« Dessiner pour mieux voir »6

Nous avons contacté pour ce projet l’artiste Warli, Reena Vansing Valvi, vivant en Inde dans le Maharashtra. Ayant déjà eu l’expérience de ces mises en image de récit, elle a accepté le défi. À partir de ce moment-là, de nombreux échanges ont été nécessaires : lors du séquençage du conte, en passant par les différentes transcriptions et traductions, les esquisses de brouillon pour chaque séquence, ainsi que les validations et/ou demandes de corrections des esquisses. Tous ces passages ont été autant d’allers-retours matérialisant la nécessité de l’ajustement au plus près de ce que les participants avaient souhaité exprimer. Ces allers et retours, contemporains de l’approche du déménagement effectif, ont eu lieu dans les deux sens pendant plusieurs mois. Ainsi, la réalisation de la fresque a véritablement accompagné le déménagement, à l’appui de l’histoire du groupe qui s’apprêtait, non sans crainte, à s’installer dans ce nouveau lieu. Dès lors, peu après le déménagement effectif, chaque esquisse de l’artiste a été installée de façon provisoire dans la salle collective du nouveau Domicile Collectif dans l’attente de la réalisation finale de la fresque. Cette réalisation s’est donc inscrite dès le début dans l’histoire de ce nouveau lieu, assurant un passage concrétisé où le passé a pu être préservé.

Pour débuter cette transcription, Reena Vansing Valvi vivant en Inde, a eu besoin de mieux connaître ce contexte particulier qu’elle découvrait, principalement du fait de la différence culturelle entre le monde Warli et ce monde-là, au sein d’une banlieue lyonnaise. Chaque séquence du conte a donc nécessité non seulement une traduction en Hindi7, mais aussi des explications contextuelles très précises afin de faciliter la compréhension de l’artiste, notamment vis-à-vis des scènes évoquées dans le conte. La peintre a ainsi pu prendre part à son tour à l’histoire proposée par le conte.

Puis, pour que chacun puisse mieux se reconnaître dans la fresque finale, il a été suggéré que chaque protagoniste du conte choisisse un accessoire personnalisé. L’un a choisi des haltères, l’autre un micro, un sac à main, un bouquet de fleurs, un balai ou une guitare… Il a fallu enfin se demander comment représenter les membres de l’équipe éducative : la question du handicap est apparue très largement dans le recueil de souvenirs puis dans le conte, ce qui a fait émerger le besoin de soutien éducatif, le travail en milieu protégé, l’aide pour l’autonomie, l’importance du rôle de l’équipe éducative dans le quotidien des résidents en lien avec ce rôle de Nebenmensch envisagé plus haut. Ainsi, l’idée est venue de faire figurer chaque membre de l’équipe éducative avec un troisième bras, matérialisant en quelque sorte ce soutien nécessaire. L’écho lointain avec les représentations du Dieu Vishnou, divinité bienveillante et protectrice (Danielou, 1994), semble incontestable. Puis, à l’instar de la figuration de chaque résident, un attribut caractéristique a été adjoint à chacun. Ainsi, en dépit des codes graphiques minimalistes de l’art Warli, chacun des participants peut se reconnaître dans la fresque. Du même coup, ces mises en forme ont été sans aucun doute pour la peintre une façon subtile et délicate de faire connaissance avec l’ensemble du groupe, malgré les distances ; non seulement les distances géographiques et culturelles, mais aussi les distances entre récit de la réalité et récit du conte. L’artiste a véritablement mis son art au service d’une fonction de porte-parole du groupe. Cette fonction de l’artiste est venue en écho à l’enjeu même du conte. Qui sommes-nous ? Qui s’intéresse à nous, à notre histoire singulière ?

À l’origine du projet, il était prévu que Reena Vansing Valvi vienne sur place, en résidence, pour la réalisation finale. Cependant, les contraintes de la situation sanitaire ne lui ont pas permis de venir. Elle a donc poursuivi ce travail artistique à distance tout en maintenant des liens très réguliers pour tenir au courant les résidents et l’équipe de l’état d’avancement de la fresque. Les trois panneaux de la fresque finale ont été confectionnés sur une toile en coton enduite d’une peinture couleur terre sombre. Ces trois pans ont été roulés avant d’être expédiés et installés sur des panneaux fixes d’un des murs dans la salle collective du nouveau Domicile collectif. L’inauguration de cette installation s’est déroulée en deux temps, l’artiste n’ayant pas pu être présente la première fois. La rencontre ultérieure avec elle, que chacun connaissait pour ainsi dire déjà à distance, a ensuite été vécue comme une rencontre avec un personnage familier, comme une forme de retrouvailles.

Pouvoirs de l’ouvrage d’art

L’ouvrage en commun

En déjouant les épreuves de l’isolement auprès des résidents du Domicile collectif, ce passage par l’expérience a pu offrir à la fois une réassurance narcissique manifeste, tout autant que cette possibilité d’une appropriation, elle aussi si souvent empêchée dans ces contrées cliniques, c’est-à-dire celles où les processus de pensée et de symbolisation se trouvent régulièrement dans l’entrave. Au cours de tout ce travail de tissage, c’est bien évidemment l’espace intersubjectif (Hours, 2022) – un espace intermédiaire – qui, en se déployant, a été le lieu véritable de la transformation au sens de Bion (1965). En somme, chemin faisant, on a pu assister à cet autre passage permis par les différentes médiations. Le chemin qui part du regroupement, tel que le décrivent Lecourt et Bass (2020), c’est-à-dire un type de groupe où les individus se trouvent simplement en présence, sans lien particulier, pour évoluer vers le groupe au travail, là où la tâche, ou bien l’aspiration commune, est susceptible de jouer un rôle fédérateur. En dépit de l’espacement des séances, ces temps médiatisés ont sans doute impulsé une dynamique ayant permis de soutenir l’investissement de la groupalité à la fois par les résidents eux-mêmes, par l’équipe éducative, et par le travail institutionnel qui œuvre dans l’interstice. Simultanément, nous avons constaté une relance du lien en direction de l’altérité. Cette faculté de « conteneur » que peut représenter le groupe (Kaës, 2012) peut alors s’installer et une forme de rêverie groupale a pu accompagner ce qu’il est possible de considérer dans une certaine mesure comme une métamorphose. L’histoire se déroule, le plaisir partagé de ce temps groupal est perceptible. Dans son ouvrage Langue et psyché, Rolland (2020) met en évidence les conceptions fécondes de Merleau Ponty qui, pour désigner le monde commun, parle d’un « intermonde ». Ce dernier envisage l’altérité en s’appuyant sur une analogie végétale, en particulier lorsqu’il dit que « l’autre naît par une sorte de bouture » (ibid., p. 143). De là, il n’y a qu’un pas pour envisager la richesse de l’altérité du côté de la luxuriance, d’une croissance, et de considérer les médiations comme autant de facteurs de facilitation. Faire des liens, tisser le sens, sont aussi les nécessités qui s’imposent quand on veut passer d’un monde à l’autre et d’une culture à l’autre. L’interculturel peut s’entendre comme une intersubjectivité au sens large, une ouverture vers l’altérité.

Vitalité de l’expérience artistique

À la suite de ces différentes étapes qui ont mené à la réalisation finale de la fresque Warli, tout s’est passé comme si cette œuvre, support de la mémoire collective, était dotée d’une d’existence propre. Suscitant à la fois admiration et interrogation pour ceux qui la découvrent, chaque résident peut ainsi désormais raconter et se raconter. Raconter l’histoire de l’ancien Domicile collectif mais aussi, bien souvent, l’histoire de cette expérience fédératrice et des étapes de cette co-création. L’histoire de la rencontre avec l’artiste indienne a été une véritable ouverture sur le monde, tout autant que sur l’espace de la représentation. À travers le récit de cette expérience groupale, nous avons constaté les vertus plurielles de l’œuvre d’art qui, de fil en aiguille, est devenue un véritable support pour une expérience vivante partagée. L’enthousiasme des participants a dessiné une autre perspective bien au-delà de la dimension esthétique de l’ouvrage : celle d’une forme d’animation. Au cours de cette expérience de la fresque Warli de Givors, c’est bien la co-création de l’œuvre d’art qui a pu véritablement instituer ce moment groupal fécond. L’œuvre est devenue un liant interculturel pour une intersubjectivité trouvée et retrouvée. Ainsi, à travers le chemin interculturel proposé par Vayeda et Vayeda (2022), l’art Warli est susceptible de refléter l’expérience du monde et de lui donner corps.

Du mot à l’image, pour atteindre la narration

La puissance indéniable de l’image a été bien décrite par Descola (2021), qui souligne notamment que l’image peut mener une existence autonome. N’étant pas un objet réel, elle peut faire écho au réel. Ainsi, l’image est susceptible de conduire l’imagination à compenser le décalage avec le réel en lui insufflant une vie illusoire (ibid., p. 556).

Convoquée très régulièrement dans les processus de deuil, la proximité de la fabrique de l’image avec des enjeux de survie est elle-même indéniable. Dans ce travail de mise en représentation de la fresque Warli, le chemin entre le mot et l’image est en quelque sorte à rebours, dans la mesure où l’écriture depuis l’origine est venue briser la suprématie des images (Bietling, 2007). Les images sont en quelque sorte ici réhabilitées à travers ces allers-retours. Cette mise en forme s’apparente à une forme de retrouvailles. Non seulement à travers tous les souvenirs évoqués par les uns et les autres, mais surtout par la modalité de cette évocation qui s’apparente à un langage poétique, un langage qui peut se rêver, préserver la mémoire infantile, tout en étant hors du champ de la langue (Chiantaretto, 2023). Les formes géométriques stylisées de l’écriture Warli offrent la possibilité de passages. La continuité entre mot et image et, chemin faisant, les circulations entre animé et inanimé se dessinent. La simplicité du code graphique devient un instrument pour le langage de la poésie. En redonnant une place à la narration par le conte, ce qui équivaut à une première transformation, le récit parvient à s’installer sur une scène qui peut tout à fait s’apparenter en premier lieu à une scène de jeu. Lié à l’image, le mot retrouve alors un pouvoir, celui de cet ancrage possible sur le rêve, source potentielle des processus de pensée. Les différents passages peuvent être considérés comme autant de transports et/ou de transferts dans un sens large, un commerce entre la chose et l’image comme dirait Rolland (2021). L’assemblage du mot et de l’image va donc ici suivre le fil narratif. Restauré au sein du groupe, ce dernier soutient la continuité ainsi que le sentiment d’appartenance. Préserver et/ou restaurer les traces pour que la transformation devienne possible, revient à préserver pour restaurer cette scène où le rêve redevient abordable. Une histoire vaut la peine non seulement d’être contée, mais peut-être surtout d’être entendue. « […] la tribu givordine a trouvé, du côté de la tribu Warli, le support, le contenant, le miroir, la surface de projection grâce auquel elle va surmonter l’épreuve de son déménagement et rejoindre ce nouvel abri qu’elle devra s’approprier. » (Rossello, 2023).

Une des séquences du conte, illustrée par la fresque, 3e panneau. (Photo Armelle Hours, 2022)

Les différentes étapes de la réalisation de l’œuvre ont composé autant de mises en forme, qui se sont avérées être des ouvertures sur un espace psychique groupal ainsi qu’une ouverture sur le monde. Le rôle du psychanalyste dans une telle entreprise se situe tout à fait dans la lignée des avancées permises tout d’abord par le mouvement de psychothérapie institutionnelle, puis par les travaux plus récents sur l’extension du champ de la psychanalyse (Hours, 2022). C’est un rôle principalement de soutien, de facilitateur, de « confiance dans la méthode » (Freud, 1904) en somme. Winnicott a su laisser une large place à l’espace culturel dans ces travaux ; en le paraphrasant lorsqu’il parle de l’objet transitionnel (Winnicott, 1971), nous pourrions dire que ce n’est pas l’œuvre d’art qui a été l’agent de ce moment fécond, mais bien plus ce qu’elle a représenté et favorisé au cours de ce processus groupal comme nous venons de le voir. L’humain dès l’origine investit la trace. Le travail préalable sur les traces des souvenirs des uns et des autres, peut s’apparenter à un retour aux sources susceptible de devenir ressource. De telles expériences groupales peuvent apporter une pierre à l’édifice de la résistance nécessaire face aux menaces d’appauvrissement et parfois même d’anéantissement de la pensée, qui guettent malheureusement nombre d’institutions de soin et sont susceptibles de précipiter l’enjeu de la survie. Cette évolution ne manque pas de renforcer encore et encore les entraves jalonnant le champ du handicap. Les valeurs préservées par les tribus Warli sont en fin de compte celles que le monde actuel, dans ses nombreuses dérives, n’est pas en capacité de protéger. L’art Warli ne pourrait-il pas être considéré comme une forme de poésie, dans la mesure où il laisse toute sa place aux processus primaires au cœur de la vie psychique qui sont de véritables ressources de la créativité ?

  1. Devereux, G. (1972). Ethnopsychanalyse complémentaire. Flammarion, p. 100.
  2. Travail ici en partie remanié, à partir de la conférence présentée à l’association Psyché & Art, L’art Warli, l’image, le narratif. Entre mot et image, trace et récit, une expérience groupale originale. 19.09.23.
  3. Les références bibliographiques sur l’art Warli figurent en annexe 1.
  4. https://duppata.com/
  5. https://www.youtube.com/watch?v=0695w5qIAnY
  6. Selon l’expression de Martin de la Soudière, ethnologue, anthropologue du paysage, Soudière de la, M. (2022). Arpenter le paysage. Payot.
  7. Cette traduction a été assurée par Sumitra Muthukumar, Chennai, Inde, membre de l’association Duppata.
Résumé

D’une rive à l’autre, l’art Warli (Inde). Passages pluriels au cours d’une expérience institutionnelle

Ce travail retrace une expérience à première vue inattendue, mais qui s’inscrit dans la lignée de la psychothérapie institutionnelle. Il s’agit de la rencontre d’un public d’adultes handicapés de la banlieue lyonnaise avec une peintre indienne de la tribu Warli, Reena Vansing Valvi. Il a été question d’établir des passages multiples pour la co-création d’une fresque Warli. Débutant par un atelier écriture, puis la mise en forme du recueil écrit sous forme de conte et, enfin, la réalisation de la fresque. Au cours de ce travail de tissages a émergé le constat du pouvoir de l’œuvre en elle-même. La fresque Warli a permis une ouverture interculturelle et intersubjective, et a déployé cette fonction de support, étoffée au fil de la réalisation, lui attribuant une existence propre.

Abstract

From one shore to another: Warli art (India). Cultural collaborations in an institutional experience

This study recounts an experience, unexpected at first glance, but which can be linked to the concepts of institutional psychotherapy. It concerns an encounter between a group of disabled adults from the Lyon suburbs and an Indian painter from the Warli tribe, Reena Vansing Valvi. The aim was to establish cultural collaborations for the joint creation of a Warli mural. It started with a writing skills workshop, followed by the conversion of the writings into a story, which in turn led to the creation of the mural. In the course of this shared creation, the potency of the art piece itself was clear. This Warli mural provided an intercultural and intersubjective opening, and its supportive role deployed and was enhanced as its creation progressed, endowing it with an existence of its own.

Resumen

De una orilla a la otra, el arte Warli (India). Pasajes plurales en el transcurso de una experiencia institucional

Este trabajo relata una experiencia a primera vista inesperada, pero que se inscribe en la línea de la psicoterapia institucional. Se trata del encuentro de un público de adultos discapacitados de las afueras de Lyon con una pintora india de la tribu Warli, Reena Vansing Valvi. Se buscó establecer múltiples pasajes para la co-creación de un mural Warli. Comenzando con un taller de escritura, luego con la elaboración del recopilatorio escrito en forma de cuento y, finalmente, con la realización del mural. A lo largo de este trabajo de co-cración, surgió la evidencia del poder de la obra en sí misma. El mural Warli permitió una apertura intercultural e intersubjetiva, y permitió esta función de apoyo, enriquecida a lo largo de su realización, atribuyéndole una existencia propia.

Palabras clave: Arte, creatividad, psicoanálisis, mediación terapéutica, discapacitados, discapacitados mentales, narración de cuentos, relaciones interculturales, Warli, India.

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