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Note de terrain

© valeyoshino, senza parole, 27/08/2008. Source (CC BY 2.0)

Devenir interprète en psychothérapie

Du décalage en traduction

Lotfi NIALotfi Nia est interprète au Centre Osiris à Marseille et auprès de diverses structures de soin.

Austin J-L. Quand dire, c’est faire. Paris. Points Seuil ; 1970.

Bouquin-Sagot G. et Maurin M. « Une pratique avec un interprète co-intervenant : de l’être en groupe à penser le groupe », Cahiers du rhizome 2015 ; 55 : 76-85.

De Pury S. Comment on dit dans ta langue ? Pratiques ethnopsychiatriques. Paris : Les empêcheurs de penser en rond ; 2005.

Haute autorité de santé (2017), Interprétariat linguistique dans le domaine de la santé. Disponible sur: https://www.has-sante.fr/jcms/c_2746031/fr/interpretariat-linguistique-dans-le-domaine-de-la-sante

Ladmiral J-R. Traduire : théorèmes pour la traduction, Gallimard ; 1994.

Oseki-Dépré I. « Théories et pratiques de la traduction littéraire en France », Le Français aujourd’hui 2003 ; 142 : 5-17.

Pointurier S. Théories et pratiques de l’interprétation en service public. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle ; 2016.

Simon A. De la langue de ma mère à celle de l’école : Parcours langagier des enfants tamouls du Sri Lanka [thèse]. Paris 13 ; 2011. Disponible sur: http://www.theses.fr/2011PA131016

Nia L. Devenir interprète en psychothérapie. Du décalage en traduction. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2020, volume 21, n°1, pp. 94-102

Je traduis en séances de psychothérapie. Comme la plupart de ceux qui se retrouvent « interprètes dans le soin », je me suis engagé dans cette voie parce que je parlais une autre langue, en plus du français (c’est de la situation en France dont il sera question ici). Pourtant, ce n’est pas parce qu’on parle plusieurs langues qu’on est interprète. Il faut le devenir, et beaucoup d’entre nous apprennent sur le tas, deviennent interprètes en exerçant. Le métier d’interprète dans le soin est assez récent, sa pratique est hétérogène et son apprentissage ne répond pas à des normes arrêtées1. Pourtant, certaines structures qui font appel à des interprètes leur proposent de les accompagner dans la construction de leur pratique au moment où ils débutent – avec, dans l’idée aussi de les préserver dans un contexte professionnel émotionnellement éprouvant. Le centre Osiris à Marseille, en tant que centre de soutien thérapeutique aux personnes victimes de torture et de répression politique, fait appel à des interprètes, et a fait le choix de les étayer et de les former. C’est dans ce centre que j’ai commencé à exercer et que je suis devenu interprète, effectuant des allers-retours fréquents entre pratique et réflexion – réflexion clinique à laquelle m’invitent mes collègues psychothérapeutes, réflexions sur la traduction avec mes collègues interprètes. Dans la continuité de ce travail de réflexion qui accompagne l’exercice du métier, mon objectif, ici, sera double : d’abord, décrire cette profession en me penchant sur comment a pris forme ma pratique singulière ; ensuite souligner en quoi ce genre d’interprétariat se démarque des modèles de traduction majeurs, entre autre parce que l’interprète en psychothérapie est partie prenante d’une situation de communication complexe où la parole est elle-même souvent troublée.

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Je ne m’intéresserai donc pas ici à la médiation transculturelle, mais à une autre pratique professionnelle, celle de l’interprétariat, et plus particulièrement l’interprétariat en psychothérapie. Cerner cette pratique s’insère dans une réflexion sur la médiation. D’une part, la traduction est une dimension importante, voire constitutive, de la médiation transculturelle ; arriver à décrire l’interprétariat, dans toute sa complexité, ne serait donc pas hors-sujet et aiderait à déterminer ce qu’on attend, en plus, d’un médiateur linguistique. D’autre part, la médiation (comme notion plutôt que comme pratique) aide à différencier l’interprétariat dans le soin d’autres modalités de traduction. La traduction est envisagée comme une activité qui permet de ré-exprimer un propos dans une autre langue que celle dans laquelle il a été exprimé. Dans un sens restreint, ce terme renvoie en outre à la traduction écrite, par opposition à l’interprétariat qui désigne l’acte de traduire des énoncés oraux ou en langues des signes. Avec l’interprétariat, le propos est traduit au moment de son énonciation (Ladmiral 1994).

Comment devient-on interprète en psychothérapie ?

Nous avons des trajectoires professionnelles plus ou moins linéaires. Pour moi cette ligne a été sinueuse : il m’a fallu une dizaine d’années pour considérer que j’étais devenu traducteur de littérature, dix ans d’essais, d’échecs, de réussites et de vie dans plusieurs pays arabes dont le Liban et l’Algérie, où j’ai vécu pendant six ans. Quand je m’installe à Marseille en 2013, je connais d’abord une année d’infortune professionnelle, puis je décide d’essayer de vivre de ce que je sais faire, traduire. « On ne vit pas de la traduction de livres  ». Combien de fois me l’a-t-on dit ! Avoir une autre activité rémunérée est nécessaire. Je me renseigne à la Chambre des métiers, j’y apprends que la plupart des traducteurs sont auto-entrepreneurs. Ne m’y connaissant pas en entreprenariat, j’intègre une couveuse d’entreprises où j’apprends des rudiments du métier. Je démarche des clients, cherche des prescripteurs. À aucun moment je ne songe à l’interprétariat médical et social ; que ce soit à la Chambre des métiers ou à la couveuse, je n’en soupçonne pas l’existence. Étant traducteur de l’arabe, j’entre en contact avec un musée tourné vers la méditerranée, un festival du film arabe me propose de traduire en échange d’un pass. La perspective la plus pérenne semble être l’obtention du statut de traducteur assermenté auprès du Tribunal.

Un jour, S. présidente du festival m’appelle. Elle a parlé de moi à une amie qui cherche un interprète pour travailler dans un centre de soins. Elle me donne le numéro d’une Julia M. que j’appelle. Nous prenons rendez-vous. Ce premier entretien est cordial, les locaux sont neufs, je considère qu’il s’agit d’un entretien d’embauche, même s’il n’est pas question de m’embaucher mais de faire appel à moi. Je pose beaucoup de questions sur ce fameux centre.

Le centre Osiris propose des soins à « des exilés ayant connu des guerres, des tortures, des conflits ethniques, des génocides, des massacres, des déplacements de population et des exils forcés2. » C’est un centre de soins d’orientation psychanalytique, qui veille à travailler dans l’optique d’une « prise en charge globale du soin » : soins psychiques (avec trois psychologues et une psychiatre), soins physiques (ostéopathie), soutien social et administratif (une coordinatrice sociale). Cette prise en charge globale a d’autant plus de sens que les personnes reçues, migrantes et exilées, sont souvent dans une situation de grande précarité en France. En ce qui concerne la santé psychique, le centre de soins propose des prises en charge qui s’inscrivent dans le temps : des suivis. Selon les cas, peuvent être proposés un suivi individuel, un suivi familial, des groupes thérapeutiques, un suivi mère-enfant, ou encore des consultations avec un psychiatre. « 90 % des consultations se font en présence d’un interprète. » Le binôme thérapeute-interprète qui prend en charge un patient est censé le suivre tout au long de sa thérapie.

De quoi je suis fait, ce que j’ajuste

Lors de « l’entretien d’embauche » avec Julia M, je comprends qu’il s’agit d’un engagement à moyen et long terme, et non ponctuel. Être interprète pour ce centre de soins implique de m’engager auprès d’un ou de plusieurs patients, de manière continue et tout au long de leur suivi. Cet ajustement de la temporalité, d’une temporalité dictée par un projet, un livre ou un article (qui reste ponctuelle même si une traduction de livre prend un an) à une temporalité liée à un suivi ouvert (non limité dans le temps), s’avérera un ajustement important quant à ma manière d’envisager mon travail.

Qu’est-ce qui, dans cette première rencontre, m’a amené à orienter ma pratique ? Pour répondre à cette question je ferai appel à mes souvenirs et mes notes, prises dans un carnet. L’aperçu de l’activité du centre, brossé par Julia M, m’a sans doute permis de saisir de manière intuitive à quoi ressemblerait le travail dans lequel je m’embarquais. Je me suis projeté dans un horizon d’intervention nouveau, qu’on pourrait décomposer en quatre points : premièrement il s’agirait d’un interprétariat oral ; deuxièmement je serais mis en relation, en présence des auteurs, de leur parole ; troisièmement je devrais traduire depuis et dans les deux langues de manière alternée (alors qu’à l’écrit je ne traduis que de l’arabe vers le français) ; quatrièmement je serais amené à traduire de et dans des dialectes arabes différents, syrien, soudanais, algérien… Alors qu’à l’écrit je suis plus confronté à l’arabe littéral. Ces quatre points sont ressortis comme des évidences suite à ce premier entretien, même s’ils n’ont pas été formulés expressément.

Cette première rencontre m’a amené à interroger mes représentations liées à la psychologie. En travaillant à Osiris je serai interprète pendant des psychothérapies. Pour m’imaginer le type de contraintes propres à cet exercice, j’ai réduit la psychologie à une question de langue : le lapsus. Je me suis donné pour consigne a priori de ne pas réparer les énoncés entendus de ne pas restituer la seule information et d’être particulièrement attentif à l’endroit où la parole accroche. Ce point de départ, s’il témoigne de ma connaissance sommaire de la psychologie, s’inscrit dans la continuité de ma manière d’envisager la traduction littéraire, dans la lignée d’Antoine Berman (Oseki-Dépré 2003). Berman identifie certaines tendances déformantes dans la traduction : la clarification, l’homogénéisation, la simplification… Pour lui le principal défaut des traducteurs est de ramener les irrégularités d’un texte à de la régularité, à la norme, donnant ainsi un texte à l’arrivée sans relief. Cette exigence vis-à-vis des aspérités du texte à traduire, je l’ai transposée sur le terrain clinique, me donnant pour programme d’être attentif aux écarts de parole des patients.

Mon expérience professionnelle antérieure m’a permis de partir de quelque part, de me projeter d’une certaine manière dans la relation thérapeutique. Pour autant, cet ajustement n’a pas été pensé comme tel. Je ne me suis pas dit que j’ajustais mon mode opératoire d’une temporalité par projet à une temporalité ouverte, de l’écrit à l’oral, du littéral au dialectal, de la solitude à la relation, de la littérature à la parole, de l’esthétique au thérapeutique, de la traduction dans un seul sens à la traduction alternée. En pratique, je me suis mis à faire autre chose, et certaines de mes manières de faire de traducteur écrit ont été réemployées avec plus ou moins de succès. Je veux me pencher à présent sur une de ces premières expériences, aux fortunes diverses, par lesquelles s’est forgée ma pratique d’interprète dans le soin des personnes exilées.

Des scènes en famille

J’interviens pour la première fois comme interprète au centre de soins Osiris, pour une séance de thérapie familiale. Les Hamed3 sont venus en France après avoir quitté la Syrie suite à la crise majeure qu’a connu leur pays à partir de 2011, M. Hamed ayant été identifié par le régime comme activiste contestataire sur Facebook. Juste avant d’entrer dans la salle de consultation, je demande à Bertrand G. si je peux prendre des notes en cours d’entretien. « Tu n’auras pas le temps d’écrire ! », me répond-t-il. Cette réponse laconique écarte d’emblée tout passage par l’écrit. Elle n’est pas anodine, elle présente des contraintes et une forme particulière : si la prise de notes n’est pas possible, cela implique que l’interprète ne puisse s’en remettre qu’à sa mémoire. Le fait que celle-ci soit limitée, suppose que la longueur et la complexité des prises de parole des différents interlocuteurs ne devront pas excéder les capacités de mémorisation de l’interprète si l’on veut limiter les oublis de traduction. Plus un propos est long, complexe ou incohérent, plus il est difficile à mémoriser. Le patient et le thérapeute ont parfois conscience de cette contrainte, il leur arrive de délivrer des messages brefs, pour ne pas compliquer la tâche du traducteur ou contrôler la transmission, s’assurer que le message passe tel quel. L’interprète, bien placé pour se rendre compte que sa mémoire de traduction atteint ses limites, a la liberté d’interrompre ses interlocuteurs : il a donc, en partie, la main sur le séquençage et le rythme de l’entretien. Le paramètre « mémoire » n’est pourtant pas le seul à entrer en ligne de compte : l’interprète pourra par exemple interrompre un des deux interlocuteurs pour que l’autre ne reste pas trop longtemps en marge de ce qui se dit. Le rythme de la traduction permet au tiers de ne pas être exclu. D’autres fois, il s’avère délicat de couper la parole, d’interrompre un patient qui se livre enfin ; l’interprète peut alors laisser parler, renoncer à une restitution optimale de l’information. Séquencer la parole des autres, laisser parler un interlocuteur ou l’interrompre, prioriser certains aspects de la parole (favoriser l’expression plutôt que le sens, par exemple) sont des actions propres à l’interprétariat présentiel. Ce type de traduction est un exercice bien particulier, qui agit sur les paroles traduites (ce qui n’est pas le cas de l’interprète de conférence qu’on écoute dans un casque). Même si tous les professionnels de santé auprès desquels j’interviens n’en ont pas pleinement conscience, le dispositif lui-même implique « de faire en sorte que l’énoncé que [je] dois traduire soit transformé par l’opération de traduction. » (de Pury 2005).

La famille Hamed est composée de quatre membres, deux parents et deux enfants, fille et garçon. Nous les accueillons à trois : Gaëlle B-S. (psychologue), Bertrand G. (psychothérapeute et directeur du centre) et moi. La famille parle un arabe citadin moyen-oriental assez proche du parler oriental, que je me suis fabriqué lors de cinq ans de vie au Liban et en Palestine. Mon arabe natal est l’algérien mais ce n’est pas celui que je parle avec eux. Je switche sur le palestino-libanais. La famille demande si je suis Syrien, Libanais… Mon dialecte ne leur permet pas de me « situer ». Cette forme d’anonymat pourrait être flatteuse, d’autant que les langues arabes maghrébines sont souvent moquées par les orientaux. J’ai toutefois un petit accent, quelque chose qui cloche. D’où viens-je ? Leur envie de me « situer » me met mal à l’aise. Je ne parviens pas à dire simplement d’où je viens et ce qui me permet de parler ainsi. Jusqu’où se livrer ? Je ne suis pas ici pour cela… Leur curiosité me semble déplacée. Je me demande par ailleurs, aujourd’hui, si mon parler oriental ne se situe pas moins du côté du maternel que du côté de l’amical. Mon arabe oriental citadin est une langue de l’amitié et du travail, une langue acquise à l’âge adulte dans plusieurs pays et villes différentes, ce n’est pas une langue domestique et familiale. Les circonstances qui ont fabriqué cette langue ont sans doute marqué sa nature, et on pourrait se demander si cela n’est pas lié à mes difficultés à accéder à des couches plus juvéniles de mon expérience.

Poliment, monsieur Hamed me félicite : je parle tout de même très bien la langue.

Dès les premières séances, c’est le bazar. Pourtant, M. Hamed distribue la parole. Souvent, il l’acca-pare. Il ne laisse pas parler sa femme et ses enfants. D’autres fois, il les incite à dire deux mots en français pour montrer leurs progrès aux thérapeutes. Il lui arrive de m’interrompre. Parallèlement à ce que je ressens comme une domination patriarcale du discours, d’autres canaux de communication s’ouvrent : des signes de complicité entre la fille et l’un des thérapeutes, des chuchotements accompagnés de rires. Un mot fuse, la mère sermonne à voix étouffée… Il m’est difficile de traduire dans une telle agitation. Il est impossible de tout rendre : le discours principal du patriarche et les discours parasites, les interventions des enfants – je garde en tête que la famille a été orientée au centre Osiris d’abord parce qu’on se faisait du souci pour le fils. L’interprète débutant que je suis ne peut pas imposer le silence de force, mais essaye de mettre de l’ordre dans ce souk et distribuer la parole : quand les thérapeutes s’adressent à la famille de manière impersonnelle (« vous »), je les réassigne spontanément à tel ou tel membre de la famille ; trouvant ce père bavard, agacé par sa manière de s’ériger en porte-parole, j’essaye de favoriser les prises de parole de la mère en lui ré adressant certains de ces « vous ».

La question de la nature de l’adresse (un « vous » est-il un pluriel ou un « tu » marqué par le respect ?) peut se poser quand on traduit un texte, mais elle ne se pose pas dans l’immédiateté de l’instant, lorsque la porosité émotionnelle, les difficultés de concentration et les sautes d’humeur résultent d’une prise directe avec l’autre, sa parole, ses mouvements psychiques, ses troubles, notre gêne. Alors que la circulation de la parole dans la famille Hamed était marquée par une certaine forme de désordre, il m’a fallu du temps pour accepter de livrer ce désordre en tant que tel aux thérapeutes (qui le percevaient également4). Il m’a fallu du temps et plusieurs post-séances5 avec les thérapeutes pour percevoir qu’en essayant de mettre de l’ordre dans la parole, de la régenter, je me laissais embarquer par le manège langagier de cette famille. J’ajoutais ma confusion à leur confusion. Dans ma pratique actuelle, formée par de nombreuses expériences semblables à celle-ci, je ne cherche plus à résister au désordre ou à m’extraire de ces manèges langagiers ; je me trouve impliqué en connaissance de cause et suis capable de rendre compte de ce désordre langagier aux psycho-thérapeutes. En tant qu’interprète dans le soin, il importe de ne pas réduire les malaises dans l’échange et les troubles de la communication. Laisser s’exprimer les fonctionnements gênants de la parole et les restituer sont deux tâches légèrement différentes.

Je retiendrai également un autre événement marquant et formateur durant ce suivi. Un mercredi, un peu avant la fin de la séance bimensuelle, un des thérapeutes fait une remarque qui me semble lumineuse sur la situation des Hamed. « Monsieur » et « madame » ne prêtent pas vraiment l’oreille. Je leur reformule ma traduction des propos du thérapeute et, comme ils ne semblent pas leur accorder d’importance, je retraduis à plusieurs reprises. Je me dis alors que s’ils ne réagissent pas et qu’ils ne sont pas illuminés par la vérité, c’est que je dois avoir mal traduit. Qu’il faudrait que je reformule. J’entends ainsi forcer leur adhésion à cette proposition, souhaitant qu’ils soient à ma place et qu’ils entendent comme moi l’évidence qui la sous-tend. En termes d’actes de parole6, j’ai ici ajouté une insistance qui n’était pas présente lors de la formulation de l’hypothèse par le psychologue. Cette dénaturation de l’acte de parole, cette infidélité apparemment anodine, qui n’est pas de l’ordre du sens, est déterminante : elle permet de voir comme le traducteur peut substituer son geste à celui du soignant, et combien la tentation est grande de forcer l’écoute. J’ai dû apprendre à me faire confiance, à prendre la pleine mesure de mes capacités à traduire. J’ai dû dans le même temps faire confiance à la capacité d’écoute des patients, ne pas leur répéter deux fois ce que le/la thérapeute n’a dit qu’une seule fois et ai appris à reconnaître les actes de parole qui sont importants en psychothérapie.

Le suivi de la famille Hamed révèle à quel point la traduction en thérapie est différente de la traduction littéraire ou de l’interprétariat de conférence. Outre l’influence qu’il a sur les propos source qu’il est amené à traduire (ne serait-ce qu’en lui imprimant un certain rythme), l’interprète dans le soin se trouve embarqué dans des relations de communication intersubjectives dont ses pairs littéraires et conférenciers sont relativement exempts. Ces relations sont d’autant plus prenantes que l’interlocution s’avère souvent symptomatique, voire pathologique. La médiation transculturelle propose un modèle d’implication dans la relation qui peut aider à comprendre le pas de côté que fait l’interprète dans le soin par rapport à d’autres métiers de la traduction7. Au traducteur de conférence, on demande de traduire de manière immédiate, transparente ; comme pour le traducteur littéraire, une partie de ses efforts se portera sur sa capacité à s’effacer derrière le propos, afin de donner l’impression d’avoir ménagé un accès immédiat au texte source. L’interprète dans le soin, en revanche, traduit en médiation, parce qu’il influe et qu’il est affecté par ce qui se dit. Je traduis avec qui je suis, dans ma relation à la langue (aux langues) actualisée par la rencontre8. Que je le veuille ou non, je donne prise à certains rapports sociaux et au malaise du patient que je traduis en entrant en interlocution avec lui. Une partie de mon travail et de mon effort consiste à ne pas rejeter ce partage mais aussi à ne pas le subir. Lors du suivi de la famille Hamed, on remarque que le rejet de certains aspects du trouble par le traducteur peut l’amener à les véhiculer à son tour. En tant qu’interprète dans le soin, je peux devenir le révélateur d’un trouble qui se déploie aussi par la parole, c’est pourquoi un décalage s’avère alors nécessaire.

Le partage de la parole traumatique trouve sa justesse dans ce décalage, que Sybille de Pury appelle une médiation. Un tel décalage est le fruit d’un travail commun du patient et du thérapeute avec l’interprète. La quête d’une langue. J’aimerais à présent me pencher sur un second cas clinique plus récent qui montre bien ce travail du décalage dans la langue, quand la langue est à la fois un des lieux de la violence et un des terrains de l’action thérapeutique.

Le suivi de Mlle Dibaba

Le nom de Mlle Dibaba, qui m’est donné par téléphone lorsque nous fixons l’entretien d’accueil, ne m’est pas familier. La semaine suivante, la jeune femme que je salue dans la salle d’attente n’est pas typée « arabe ». D’ailleurs, il n’y a pas de « type arabe » lorsqu’on travaille avec des gens qui viennent de l’Ouest algérien, de l’Ouest du Soudan, de la capitale syrienne ou du Delta du Nil. Je me dis pourtant qu’il y a peut-être eu une erreur dans la fiche d’orientation. Mlle Dibaba est d’origine éthiopienne. L’entendre parler arabe prolonge et précise l’impression d’étrangeté : je ne m’attends pas à ce qu’elle parle cette langue, mais surtout je reconnais rapidement un parler particulier, celui des employées de maison africaines ou asiatiques qui travaillent pour certaines familles riches au Liban (où j’ai vécu) ou dans des pays du Golfe. Le parler de Mlle Dibaba me permet de la « situer ». Voilà ce que j’écris dans mon carnet de notes au début de la prise en charge :

« P’tit nègre » est le mot que je me suis interdit. L’impression qu’elle me comprend bien, avec beaucoup de vocabulaire qu’elle n’utiliserait pas forcément elle-même, mais qu’elle comprend parce qu’elle l’a entendu, parlé par ses tortionnaires qui ne l’utilisaient peut-être pas avec elle (ce déploiement d’une langue). Elle a été peut-être réduite à un arabe simplifié. On lui a parlé sans correction, sans conjugaison, sans genre, avec une syntaxe insuffisamment élaborée, et ce parler s’est inscrit en elle, c’est encore avec ça qu’elle s’exprime le mieux. C’est ce qu’elle dit. J’ai l’impression qu’elle n’a pas accès aux mots qui nomment, dans cette langue, la situation dans laquelle elle a grandi… Ce qui la rend très abstraite. C’est nous qui parlons d’esclavage. Elle, parle de gens qui lui ont dit « Nous sommes ta seule famille », et qui l’ont « traitée comme un chien. » Elle n’utilise pas le mot que nous utilisons pour nommer cela mais sa précision et les images qu’elle utilise (« chien ») ou les citations (« nous sommes ta famille ») ont sur moi un effet d’abstraction. Je pourrais très facilement ne pas la comprendre. Je ne sais pas trop jusqu’où elle me comprend, j’ai peur de pointer sa condition en lui demandant « Vous m’avez bien compris ? » Se sentir limité dans la langue qu’on parle le mieux, limité par des restrictions infligées volontairement (dispose-t-on alors des mots pour dire cette limitation ?), me semble être propice à la colère. Ça me fait penser à ces cauchemars où on n’arrive pas à sortir sa voix, à appeler.

Situation épineuse : la thérapie se fait dans la langue choisie par la patiente, mais cette langue est la langue de son esclavage, un élément qui lui rappelle physiquement ses tortionnaires (ce couple dont les voix continuent à hurler dans sa tête, dans ce dialecte), un élément qui, en soi, est asservissant. Une langue de misère, déshumanisante. L’interprète est celui qui réactive cette langue, d’autant plus qu’elle résonne dans le parler de ses anciens tortionnaires : le libanais, sa langue intime, est une de ses aliénations.

Mlle Dibaba a perdu sa mère vers l’âge de cinq ans et a été vendue à une femme qui était à la tête d’un réseau qui achetait des enfants pour les vendre comme domestiques. Cette dernière a gardé la petite Meseret Dibaba à son service de l’âge de six ans à seize ans environ. Ici, les questions de langue ont leur importance. La langue maternelle de Mlle Dibaba n’est pas l’amharique, elle ne sait pas bien quelle a été sa langue. Elle a appris le français dans lequel elle communique correctement mais c’est en arabe qu’elle souhaite suivre la thérapie, cet arabe qui me fait écrire dans mon carnet :

Parler cette langue, l’arabe, lui coûte, lui fait chauffer la tête. Ce n’est pas contre toi, elle a dit. Elle s’est excusée en partant. […] Lucile B. [psychiatre] remarque que nous sommes une femme et un homme, un couple, comme celui de ses tortionnaires.

En étant l’interprète, celui qui parle cette langue, je suis celui qui chauffe la tête, celui à l’encontre de qui la patiente a à s’excuser. La langue semble indissociable d’une situation de communication, d’aliénation et de persécution. Relation maîtres/esclave et relation thérapeutique, les situations de communication se superposent ; la langue est la même et je suis à la place des maîtres tortionnaires.

Il y a une telle diversité régionale de dialectes arabes, en plus de l’arabe littéral, que les locuteurs de cette langue ont plus ou moins de faculté à ajuster leur manière de parler en fonction de leur interlocuteur. Lors de la thérapie de Mlle Dibaba, c’est aussi cet accordage linguistique qui devient problématique. Si je m’ajuste à la langue de la patiente, l’arabe ancillaire, le pidgin des domestiques, parlé au Moyen-Orient entre les domestiques étrangers et leurs maîtres. En m’accordant avec elle, j’entre dans la langue de la servitude. J’y entre comme celui qui parle aussi le dialecte des maîtres et parle de surcroit leur langue littérale – je suis en position de maîtrise. En contrepartie, si je ne simplifie pas ma langue, je me coupe émotionnellement de la patiente, je romps cette complicité qui nous permet parfois de sourire ensemble à ce qu’elle dit. Si j’utilise un mot trop soutenu, je la mets inutilement en position d’incompréhension. De même, au fil des séances, je lui dis de moins en moins que je ne comprends pas tel ou tel mot : d’une part je la comprends mieux, d’autre part ce rappel continuel à la précarité de cette langue me semble inutile et violent. Si nos parlers respectifs nous « situent », une partie de nos choix langagiers nous permet de nous décaler de ces positions9.

À plusieurs reprises, dans mon carnet, j’émets l’hypothèse que son lexique ne lui permet pas de dire la condition dans laquelle elle a été longtemps prisonnière. Ce que j’appellerais « sa tortionnaire », « sa geôlière » ou sa « maîtresse », elle l’appelle « ma mère », « la femme qui disait je suis ta mère », « la madame à moi ». Confronté à une conjugaison pauvre des verbes, ma confusion est grande : quand elle se lance dans un récit, je ne sais pas situer les événements dans le temps, comme si la langue de Mlle Dibaba ne lui permettait pas de me communiquer une chronologie précise. Cette impression tragique d’avoir à faire à une langue pauvre et appauvrissante va toutefois se modifier lentement… Lors d’une séance, je me rends compte que Meseret Dibaba n’utilise qu’un seul temps verbal. Je perçois empiriquement que mes difficultés à transmettre ses récits tiennent peut-être au fait que j’utilise un temps, le passé, qu’elle n’utilise pas dans sa langue. Je me mets alors à la traduire exclusivement au présent. Je suis de moins en moins confus ; et la psychiatre me dit que ce présent général ne la dérange pas, qu’il lui rend l’actualité brûlante des événements narrés. L’écoute de ma collègue me permet de mieux entendre la patiente en arabe, les deux langues se construisent donc l’une avec l’autre. Me contenter de peu pour la traduire, au risque de contrevenir aux normes de la langue française, nous donne accès à la force d’expression de la patiente. La traduire mieux qu’elle ne parle – quelle réparation dérisoire ! Ses moyens langagiers ont beau être limités, ce sont les siens. Et ils témoignent d’une forme de bravoure, le courage de dire le pire de ce qui est arrivé. La pauvreté des moyens langagiers n’empêche pas Mlle Dibaba de donner une dimension libératrice à sa parole. Ainsi, cette langue de la servitude est aussi celle avec laquelle (et contre laquelle) elle trouve sa force. À ce propos, je note dans mon carnet, une fois le suivi bien avancé :

Mlle. Dibaba] parvient à faire des choses étonnantes avec cet outil langagier mal conçu. Elle le bricole, l’arrange pour associer de manière fine et élaborée, elle symbolise, elle raconte, exprime des émotions et la volonté de dire ou non, sa volonté tout court. Aujourd’hui, il m’est apparu […] que son incorrection lexicale permettait de menus écarts qui sont comme l’affleurement de sa vie psychique infra consciente. En parlant d’un médecin généraliste remplaçant, qui voulait qu’elle raconte encore son histoire, elle dit « elle veut voir » là où je comprends « elle voulait savoir » ou « elle voulait que je raconte ». J’essaye de ne pas trop corriger les propos de Mlle Dibaba, ils se débrouillent très bien seuls. Et là, ce verbe est une incorrection significative. Ce médecin était indécent parce qu’il voulait avoir accès aux images, faire ressurgir […] Elle parle dans une langue du lapsus, lapsus autrement, surgissement de ce qui vient (comme ça), mais aussi effort volontaire de dire ce qui est en question. Cette mise en œuvre de la spontanéité du dire pour compenser la pauvreté, ou plutôt la faiblesse des règles, cela me parle, me dit quelque chose de la manière d’être de cette femme – que j’admire. Pour la première fois, je me dis que cette langue, l’arabe de la servitude des servantes, n’est pas qu’une dégradation, qu’un moyen de dominer. Je constate qu’il peut devenir une force. C’est en tout cas dans cette langue et par elle que Meseret Dibaba a survécu.

Langue de la thérapie : le choix de langue de Meseret Dibaba est un choix intime et paradoxal qui donne une orientation à la thérapie. Son arabe ancillaire est à la fois un facteur d’aliénation dans et par le langage, mais aussi ce qui lui permet de se libérer par l’expression langagière, à la force de sa parole.

Quel mot pour dire chaussure en tamoul ? Doit-on dire « tu » ou « vous » pour traduire un énoncé dit dans une langue où cette différence n’existe pas ? La traduction a de longue date été une pratique accompagnée d’une pensée des décalages. Le suivi thérapeutique de Mlle Dibaba montre une réalité commune à beaucoup de patients accueillis au centre de soins Osiris : la plupart d’entre eux ont été atteints dans leur intimité, et souvent dans l’intimité de la langue. La langue peut même s’avérer être le véhicule d’une violence persistante. En cela, l’interprète est à « une place » qui n’est pas neutre, une place parfois délicate : il rend possible cette langue qui est à la fois la langue de la survivance et de la déshumanisation. Partager une telle langue n’est pas toujours possible. Penser ce partage et les décalages qu’on y introduit en traduisant est déterminant dans ma pratique. Ce travail, à la fois introspection et réflexion sur les langues, doit disposer d’espaces d’expression séparés : ce sont mes cahiers de notes mais aussi, plus systématiquement, les post-séances que je partage avec mes collègues thérapeutes et les supervisions auxquelles nous participons conjointement.

  1. Un document d’octobre 2017 émanant de la Haute autorité de santé tente de fixer les contours d’une profession qui « s’est imposée historiquement dans la prise en charge des patients/usagers parlant peu ou pas français et atteints de maladies infectieuses, notamment l’infection du VIH/SIDA et la tuberculose. » cf. HAS (2017), p. 12. Par ailleurs, Pointurier S. (2016) exprime l’inquiétude que peut inspirer une pratique professionnelle non uniformisée : « S’il a été possible de normaliser la pratique de l’interprétation de conférence et de créer des règles et des conditions de travail partagées par les professionnels dans la plupart des pays du monde, cela n’a pas été le cas pour l’interprétation de service public… » p. 31.
  2. Je reprends, tout au long de ce texte, la description du centre de soin figurant sur son site internet. http://www.centreosiris.org/le-soin/Le-centre-de-soin/ (consulté le 09/05 /2018).
  3. Les noms et prénoms des patients mentionnés dans le présent article ont été modifiés dans le souci de discrétion.
  4. Il est possible de confronter ces observations avec l’article de Bouquin-Sagot G. et Maurin M. (2015) qui relate ce même suivi du point de vue d’un des thérapeutes.
  5. Chaque séance avec les patients est suivie d’une post-séance entre le ou les thérapeutes et le ou les interprètes qui y ont pris part. La séance est d’une durée moyenne de 45 minutes, la post-séance dure 15 minutes. Autre cadre de réflexion clinique : les supervisions regroupent interprètes et psychologues.
  6. Sur la notion d’acte de parole, Austin J-L. (1970).
  7. J’emprunte à S. de Pury (2005) cette distinction entre l’interprète de conférence pour qui « traduire c’est redire immédiatement », et l’interprète dans le soin pour qui « traduire c’est dire » et à qui on demande un travail de médiation. Cf. p. 22.
  8. Ce que Simon A. (2011) décrit sous le concept de contre-transfert langagier. Pp. 224-226.
  9. Simon A. (2011) montre comment des choix apparemment anodins et répétés (comme le choix de tel ou tel mot pour traduire « chaussures » en tamoul) relève de représentations conscientes, in- conscientes, culturelles, familiales, mais aussi de positions sociales qui nous amènent à fabriquer un rapport à l’autre par le choix du mot « juste ».
Résumé
Abstract
Resumen

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