Note de terrain
© MADI-ASSANI Bibi Hadidja - Bambo le 20 août 2017 Source D.G.
Contre-transfert du chercheur
Publié dans : L’autre 2018, Vol. 19, n°1
Bibi Hadidja MADI-ASSANI
Bibi Hadidja Madi-Assani est psychologue à l’université Paris 13.
Devereux G. Essais d’ethnopsychiatrie générale. Paris: Gallimard; 1983.
Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris: Flammarion; 2012.
Gounongbé A. Le psychologue et sa culture: contre-transfert dans la clinique. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2008; 9 (1): 81-99.
Joma N. Enfant-espoir ou enfant-sacrifice? Être mineur isolé à Mayotte. VST – Vie sociale et traitements 2016; 130 (2): 78-83.
Minassian S. Une cartographie intime du lointain: feuille de route d’un chercheur en situation transculturelle. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2016; 17 (1): 106-109.
Moro MR. Enfants d’ici venus d’ailleurs. Paris: Hachette, Coll. Pluriel; 2011.
Moro MR. La violence envers les enfants, approche transculturelle. Bruxelles: Fabert; 2016.
Ouattara F. Une étrange familiarité. Les exigences de l’anthropologie «chez soi». Cahiers d’études africaines 2004; 175 (3): 635-658.
Pontalis JB, Laplanche J. (1967) Vocabulaire de la psychanalyse. Paris: PUF, coll. Quadrige; 2007.
Pour citer cet article :
Madi-Assani B H. Contre-transfert du chercheur : Le poids du contexte dans la clinique des MIE à Mayotte. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2018, volume 19, n°1, pp. 112-114
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J’ai toujours voulu écrire sur Mayotte. Les conflits entre Mahorais et Comoriens d’avril 2016 m’engagent à percevoir ce geste d’écriture comme un devoir moral. Je suis française mahoraise, je pars à la rencontre de jeunes comoriens isolés en situation irrégulière sur Mayotte, pendant une crise populaire « anti-étrangers » face à l’augmentation des enfants dits « Enfants-espoirs » (Joma 2016). Le choix d’un objet de recherche n’est pas anodin, le chercheur y est engagé surtout quand il s’agit de l’humain. La rencontre avec l’Autre est avant tout une confrontation à cet Autre, même dans une relation clinique. Il est donc nécessaire de faire une analyse contre-transférentielle pour comprendre ce qui a pu se mettre en œuvre entre le chercheur et l’objet de sa recherche.
La morale l’impose
Mon implication personnelle est telle que l’analyse de mon contre-transfert affectif s’élargit au culturel. Freud, parlant du contre-transfert, souligne qu’« aucun analyste ne va plus loin que ses propres complexes et résistances » (Laplanche : 103). Le contre-transfert a une « composante cognitive (concept et perception), affective (les sentiments) et comportementale (l’orientation de l’action devant l’objet » (Gounongbé 2008). La situation transculturelle suppose selon les travaux de Devereux, Nathan et Moro une analyse préalable : le chercheur n’est pas neutre et doit être analysé comme faisant partie de la recherche. L’analyse du contre-transfert culturel permet le décentrage et une meilleure lecture des résultats. Mahoraise formée dans une université en métropole je retourne dans mon île natale pour y interroger des mineurs étrangers sans tuteur légal sur le territoire.
En 2015, le défenseur des droits estimait à 4000 le nombre de Mineurs isolés étrangers (MIE) à Mayotte. Y aborder la question des MIE n’est pas anodin, ils seraient les responsables des maux : leurs mères saturent nos maternités, ils pillent nos maisons, barrent nos routes, nous violentent. Les « Wana wadjéni »1 d’avant sont devenus des « enfants de la mer », nombre de témoins les qualifient « d’enfants d’envahisseurs ». Pourtant s’assurer de la jeunesse d’aujourd’hui c’est s’assurer des adultes de demain.
Je m’intéressais à l’expression de la souffrance psychique chez ces adolescents. Ma démarche suscitait l’étonnement des professionnels et des particuliers rencontrés. Mahorais, comoriens, métropolitains, africains, tous étaient déconcertés de voir qu’un mahorais puisse s’inquiéter de la souffrance des enfants migrants. Pour moi mahoraise, m’intéresser à ceux qui semblent « enquiquiner notre tranquillité » est un devoir. Face à cette consternation collective, la légitimité de mon engagement de chercheur est remise en cause. Pourtant, les MIE animent les conversations à tout âge. Aussi ne fus-je pas étonnée quand certains lestés à leurs aspirations politiques m’ont donné les conclusions de mon travail.
Une expression de soi dans l’Autre
Alors que les Comoriens expulsés faisaient la une des journaux nationaux, nombre de compatriotes découvraient l’existence du 101e département français. Un matin, ma mère m’appelle : une femme enceinte a été poignardée par les « coupeurs de routes » ; elle était en voiture, devant celle de ma mère, qui avait derrière elle un véhicule calciné dont le chauffeur était gravement blessé. Ma mère n’a pas subi d’atteinte physique mais j’ai senti que mon sang était touché : les victimes du jour étaient de Chiconi. Etant Zanatany2 à Chiconi, elles étaient à coup sûr de ma famille. Ce même matin, je faisais le trajet avec une amie qui avait lu le journal, elle me dit : « Les mahorais, vous êtes des racistes. Comment vous pouvez faire ça à vos frères ? », dans le même temps je me suis dit « si c’est comme ça, qu’ils rentrent chez eux ». À cette pensée que j’ai vu sourdre en moi, je me suis surpris. Je pleurais.
Mayotte et Les Comores, ces deux terres qui se font face, sont-elles soumises à la fatalité d’une querelle, ou d’une haine éternelle ? Mannoni parlant de Madagascar disait que le racisme était en lien avec la colonisation. Pour Mayotte et Les Comores l’affaire est complexe, elle prend ses racines dans l’histoire. En effet en 1841, le Sultan Andriantsoly donne l’île à la France. Qu’elle soit une mère protectrice garantissant l’autonomie et la protection, face aux sultans comoriens qui traversent la mer pour envahir Mayotte. Etait-ce le racisme qui motive cette vente, ou est-ce encore et toujours le racisme envers les comoriens qui a motivé les résultats des scrutins de 1974, de 1976 et 2009 où la population mahoraise exprima sa volonté de rester au sein de la République française avec près de 95 % des voix. Le mahorais serait-il culturellement raciste envers le comorien ?
Etant malgacho-phone et ayant des membres de ma famille qui ont vécu le massacre de Mahajanga, appelé Rutaka3, j’ai à tort ou à raison fait un lien entre avril 2016 à Mayotte et décembre 1976 à Madagascar. Ces morts sous couvert d’une violence grandissante seraient-ils le prétexte d’un passage à l’acte raciste collectif qui conduit à une « expulsion d’étrangers » ? Les actes racistes se caractérisent par une intentionnalité : détruire l’identité de l’autre, le morceler, le priver de son statut d’humain. Ces actes populistes seraient-ils les prémisses d’un Rutaka à Mayotte ? Tenir un discours global sur Mayotte serait nier la complexité de ses liens avec la France et les Comores. Conclure que les mahorais sont racistes ou affirmer le contraire sont deux voies que je n’emprunterai pas.
Toujours est-il qu’une « chasse à l’étranger » a pu s’opérer dans une île où le mot « étranger » est intraduisible, et où celui qui arrive d’ailleurs est étymologiquement un « invité ». Si l’immigration clandestine qui date, devient source de conflit, c’est qu’aujourd’hui il y a une raison qui n’est pas qu’ethnique.
En allant vers les jeunes je me disais que l’immigration clandestine à Mayotte posait problème et j’avais la ferme conviction que si nous ne prenions pas en charge l’éducation de ces enfants, qui sont des victimes, la rue le ferait à notre place.
Étrangers même ici
L’expérience clinique, l’attachement à la clinique transculturelle confortent l’idée qu’il faut permettre l’expression en langue natale. À Mayotte, l’on parle le français et deux autres langues : le mahorais (shimaoré) et le malgache (Kibushi) selon les villes ou les villages. Venant de Chiconi, je parle le malgache. Je comprends le mahorais, l’expression orale reste à améliorer. La majorité des jeunes rencontrés parlaient anjouanais, très proche du mahorais, par leurs racines Swahili communes.
Les premiers entretiens ont montré mes limites en mahorais. Alors a été conviée une interprète d’origine mahoraise-comorienne son travail a renforcé l’alliance avec les jeunes. La langue forme l’esprit, façonne les identités. Être chez soi et appeler une interprète perturbe. Cette question de la langue suscite un sentiment d’étrangeté, donnant par moment l’étrange sentiment d’être une étrangère même chez soi.
Quelle était la bonne distance à tenir avec les jeunes : donner à manger, à boire et parfois une adresse mail sur un bout de papier. Contrairement au dernier discours officiel du président comorien en voyage à Paris, les Kwassa-Kwassas pris par les jeunes, ne servaient pas à « circuler », « rendre visite » à des proches ou faire usage d’une « mobilité territoriale » vers une Mayotte comorienne. Ces enfants risquent leur vie en direction de Mayotte, « La Française » pour « survivre ». Une prise en charge psychologique est nécessaire après ces voyages migratoires traumatiques, mais tant que la communauté n’aura pas pris en charge la faim et la sécurité de ces mineurs, penser une prise en charge psychologique est inapproprié.
Être de dehors et de dedans
Aller sur son île natale pour de la recherche est ce que les anthropologues appellent l’« anthropologie chez soi ». N’ayant jamais vécu à Mayotte, y passant quatre mois par an, j’ai la bonne place. Être au-dedans et en-dehors de la culture mahoraise est un atout : Étant mahoraise, je comprenais la lassitude. Étant qu’expatriée, je ne vivais pas les conflits migratoires. Avoir ce double statut, entre locaux et étrangers m’a permis d’être actrice-observatrice de la société. L’identité plurielle a permis une implication, une rigueur et une autonomie lors de la recherche.