Note de terrain

© Guillaume Carta, Différences et transparences, 1er mai 2017. Source (CC BY 2.0)

Clinique du traumatisme, de la transmission au partage : témoigner pour restaurer les liens

Michèle SAWAYAMichèle Sawaya est psychologue clinicienne, docteur en psychologie, Université Sorbonne Paris Nord, UTRPP, UR 4403, F-93430, Villetaneuse, France ; AP-HP, Hôpital Avicenne, Psychopathologie de l'Enfant et de l'Adolescent, Psychiatrie générale et Addictologie, F_93009, Bobigny, France

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Sawaya M. Clinique du traumatisme, de la transmission au partage : témoigner pour restaurer les liens. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2022, volume 23, n°1, pp. 87-96

« Jeanne, Simon, pourquoi ne pas vous avoir parlé ?
Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes.
Vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silence.
Gravez mon nom sur la pierre et posez la pierre sur ma tombe. Votre mère »
Wajdi Mouawad, Incendies

La transmission du traumatisme d’une génération à l’autre fait l’objet de plusieurs travaux. Elle a constitué aussi l’objet de la recherche que je propose de présenter dans cet article. Au fur et à mesure de l’avancée de mon travail, la transmission et le partage sont devenus le cœur de mon sujet, prenant une plus grande ampleur jusqu’à être le point central de la recherche dans tous les sens du terme, engageant mon positionnement de chercheuse.

Comment les parents transmettent leur histoire à leurs enfants suite à des traumatismes de guerre ? Comment les participants transmettent leur histoire à la chercheuse que je suis ? Comment la chercheuse transmet-elle cette histoire à ses pairs ?

Ainsi la question de la transmission transcende l’objet de la recherche et s’immisce dans les tréfonds des différentes relations qui se sont engagées. Ce sont ces différents aspects de la transmission que je propose d’exposer dans cet article.

Cette recherche va nous amener vers le Liban, « village du monde » pour reprendre le qualificatif d’un Libanais rencontré pour la recherche. La culture du voyage y est ancienne, plusieurs vagues d’émigration jalonnent son Histoire, dont celle des années 80, conséquence de la guerre qui a déchiré le Liban de 1975 à 1990. Au Liban, les « évènements », comme on les désigne là-bas, sont complètement absents du discours. On retrouve peu de traces (orales ou écrites) de cette période-là, alors même que les stigmates de la guerre sont visibles dans les rues et font partie du décor.

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L’Histoire contemporaine du Liban semble donc aussi incompréhensible qu’insaisissable, pour ceux qui l’ont vécue, et pour la génération d’après-guerre, qui grandit dans l’ignorance de ce pan d’Histoire qui a marqué le pays. Si dans la sphère publique l’Histoire de la guerre du Liban est peu présente, elle porte en elle des histoires et des vécus personnels. À la lisière du collectif et de l’individuel, comment est-elle racontée dans l’espace intime ? « L’effacement du meurtre collectif et de la violence d’État sape le socle narcissique de l’engendrement ; il atteint, pour la détruire, la mémoire et la transmission. Ce qui est effacé comme n’ayant pas eu lieu, n’a pas de lieu où s’inscrire, pour être pensé, et pour articuler le cours des histoires individuelles avec le cours de l’histoire collective » (Kaes, 1989, P. XV). Si au Liban il paraît difficile d’évoquer cette période-là, qu’en est-il alors pour les Libanais qui sont partis pendant la guerre civile ? Comment l’histoire parentale et le vécu de guerre sont-ils évoqués dans la sphère familiale dans un contexte migratoire ?

Pour explorer cette question de recherche, j’ai rencontré des Libanais vivant en France dont le projet migratoire est lié aux conflits, et qui ont eu des enfants en France après 1990 (date de la fin officielle de la guerre civile). Avec les parents, j’ai mené des entretiens semi-directifs abordant les motivations de la migration, le vécu de guerre ainsi que la transmission de ce vécu et des évènements qui y sont associés. Ces entretiens ont été analysés de manière transversale avec la méthode d’analyse phénoménologique interprétative (IPA). J’ai aussi rencontré un des enfants de chaque famille, pour une passation d’épreuves projectives (Rorschach et TAT) et un entretien semi-directif abordant l’histoire familiale et permettant de relever des résonances avec le discours parental.

Aujourd’hui, l’existence d’une transmission d’expériences traumatiques, du parent à l’enfant, ne fait plus de doute. Il existe différents paradigmes qui cherchent à rendre compte de ces phénomènes de transmission : la psychanalyse, les théories de l’attachement, l’épigenèse, la biologie, les théories systémiques et familiales (Ouss-Ryngaert, 2006). Entre vécu de guerre et vécu migratoire, je présente dans cet article la manière dont l’histoire parentale est mise en mots et racontée au sein de la famille.

Tourner la page pour se protéger

Le besoin de se protéger et le désir de protéger ses enfants, empêchent la transmission de son histoire, avec un récit qui est marqué de « trous », à l’image des ruptures dont est semé le vécu des personnes que j’ai rencontrées. Les souvenirs douloureux sont évoqués lors de l’entretien avec émotion souvent, et paradoxalement avec une certaine banalisation.

Se protéger en tournant la page, c’est ce qui est mis en œuvre et qui peut empêcher une transmission consciente de l’histoire parentale. Ibrahim, qui ne parle pas de son vécu à son fils Ziad, l’exprime ainsi : « Nous ne sommes même pas à penser, parce que… en plus c’était tellement, c’était tellement violent, on ne veut même pas penser… J’essaye de chasser de ma tête. »

Face à l’impensable, le seul moyen est de mettre à distance cette histoire. Tout semble mis en œuvre pour ne pas vivre les réminiscences mais aussi parce que c’est inexplicable. L’impossible mise en mots de ce vécu douloureux pour qu’il puisse être entendu et entendable par l’autre. Georgette et Bassam se demandent si leur fils Karim pourrait comprendre leurs comportements et leurs angoisses notamment lors des séjours au Liban. Georgette dit : « Il ne peut pas comprendre pourquoi… C’est impossible. » « C’est inexplicable » rajoute Bassam. Sa femme insiste : « C’est inexplicable, inexplicable. » Ce à quoi Bassam conclut : « Il ne peut pas comprendre qu’est-ce qui m’arrive, pourquoi je suis comme ça [au Liban], c’est dur, dur, dur. »

Les personnes que j’ai rencontrées sont en demande d’être comprises, d’empathie face à un vécu inexplicable. Les mots échappent donc et ne peuvent suffire pour partager ce qui les traverse.

La narration n’est pas possible, car elle est teintée d’affects non liés à des représentations et qui les débordent. Le réel ne peut être symbolisé et ne peut donc être lié à des signifiants, donc au langage. La langue arabe, langue maternelle, n’est pas transmise aux enfants dans toutes les familles que j’ai rencontrées. Au moment des entretiens, l’émergence de l’arabe correspond à l’évocation d’émotions fortes, la mise en mots de souvenirs de guerre, d’histoires ou d’anecdotes. Parler l’arabe correspondrait au fait de faire transparaître des émotions, et donc lâcher le contrôle imposé par l’utilisation de la langue française. « L’usage d’une langue non maternelle permet la séparation – défensive – de l’es-pace psychique intime bouleversé transitoirement par les innombrables représentations d’angoisses, facilitant ainsi le processus de guérison, refoulant les conflits psychiques mobilisés par le trauma, escamotant une partie du deuil nécessaire » (Tarazi-Sahab & al., 2016, p. 83). L’accent est donc mis sur l’aspect défensif de l’utilisation de la langue française, langue non maternelle, pour éviter le débordement d’affects. La non-transmission de la langue du pays d’origine, serait en lien avec une difficulté à utiliser cette langue trop pourvoyeuse d’affects négatifs.

« La mémoire familiale, ancrée dans le souvenir de décors, d’images, de sensations, joue un rôle d’articulation et de co-construction entre
l’identité individuelle, l’identité familiale et celle du groupe, mais plus encore au travers de ses fonctions de transmission, de revivification du passé, de conscientisation d’une trajectoire et d’un temps parcouru, elle ouvre un nouvel espace entre l’individu et le social, entre l’intime, le privé et le collectif, le public » (Muxel 1995, 1996 cité par Touhami et al., 2017). Dans cette perspective, François parle de la lassitude de penser à son histoire, en lien avec le contexte et la situation insécure au Liban, dont le conflit n’a pas été clôturé, et la crainte de la réactualisation est constante. Il échange avec Catherine, sa femme : « François a commencé par ça, elles me disent que je n’en parle pas assez, moi je trouve que j’en parle de trop », raconte Catherine. François rétorque : « De trop, non, je ne dis pas que j’en parle de trop. Moi je pense que j’en parle normalement. Enfin je ne cherche pas à cacher des choses mais il y a des choses que… dont je n’aime pas parler parce que, parce que… ça m’a lassé. Ce n’est pas pour cacher, ni parce que j’ai peur, ni parce que ce sont des souvenirs pénibles, mais simplement parce que je suis las de leurs histoires chrétiens, musulmans, sunnites, chiites, je crois que c’est complètement débile et futile et inutile. »

La transmission du vécu semble rattachée à l’Histoire au sens large et à la difficulté à prendre position dans cette guerre fratricide et infinie. Le deuil ne peut se faire, face à une guerre continue, alors que l’histoire d’un conflit qui se termine, se clôture, peut être élaborée et puis racontée. Au Liban cette histoire n’est pas clôturée, terminée, non élaborée, non racontée et non écrite. L’impossible récit collectif semble entraver le récit individuel. « […] Une des questions importantes reste celle des ingrédients du sens : ingrédients collectifs et individuels qui permettent aux êtres de penser ce qui leur est arrivé et de faire même, parfois, de cette expérience transformée, élaborée, presque cuisinée pourrait-on dire, quelque chose qui les rend plus forts – une sorte de supplément d’âme » (Moro & Sturm, 2012, p. 12).

C’est là que la question du politique et du trauma prend tout son sens. Rousseau (2003) affirme que le trauma est une question politique, autant par son origine (le déclenchement même de la guerre) que par sa réparation (ce qui est mis en place pour donner du sens aux individus et aux communautés et pour éviter que cela ne se reproduise). « En l’absence de structures contenantes et détoxifiantes, c’est toute l’histoire du groupe traumatisé qui fait irruption dans le psychisme individuel, le traumatisant à son tour, dans une répétition qui ressemble alors davantage à une ma-lédiction qu’à de la transmission » (Waintrater, 2015, pp.141-142). Au Liban, il n’y a pas de commémorations collectives, de journée dédiée à la remémoration de cette guerre. Au contraire, tous les problèmes sociaux et politiques sont interprétés à la lueur de ces conflits, non élaborés, non dépassés. Transmettre l’histoire reviendrait à impliquer les enfants dans un conflit toujours présent au Liban, de manière plus insidieuse.

Ne pas se raconter pour protéger ses enfants

La transmission est aussi vécue comme un danger pour les proches, on ne transmet pas son histoire pour épargner aux enfants un vécu passé douloureux dont les répercussions sont encore trop actives. Bassam raconte : « On l’a épargné de parler du Liban. Je ne veux pas qu’il vive la même chose que j’ai vécu. Je ne souhaite pas. Je ne souhaite pas, c’est pour ça que je n’ai pas fait en sorte. […] Tu vois ? C’était ça… C’est dur. J’ai jamais raconté ça à mes enfants, tu vois ? Je ne voulais pas leur faire vivre je veux dire, le poids de la guerre. »

Dans le discours des parents, la transmission et la contagion se confondent. Le terme de transmission est d’ailleurs utilisé dans le champ médical pour parler des virus. On transmet le virus, il faut s’en protéger pour ne pas être contaminé.
L’histoire, non pensée, à laquelle on ne peut attribuer du sens, ne peut être racontée. Gampel (2003) parle de personnes irradiées par le vécu de violence dans des générations antérieures. Elle évoque chez elles deux modes de fonctionnement : « un arrière-plan de sécurité » qui peut se développer au sein de relations précoces et un environnement familial et social rassurants, « un arrière-plan d’inquiétante étrangeté » qui se perçoit quand l’histoire est vécue sans y mettre du sens, et ne peut être verbalisée en lien avec les violences subies (Feldman et al., 2015, p. 142).

Des enfants en quête d’histoires

Marine, a douze ans lorsque que je la rencontre. Elle me demande : « Tu viens du Liban ? Est-ce qu’il y a des papillons au Liban ? ». Quand je lui réponds perplexe : « Oui ». Elle me dit : « Ah ! Je croyais qu’il n’y avait que la guerre ! ». Devant une histoire qui ne peut être racontée, les enfants sont face à leur imaginaire, à leurs fantasmes pour remplir les trous et les non-dits. Ils savent tous qu’un de leur parent (ou les deux) a vécu dans un pays en guerre. Le récit lacunaire autour de cette période, laisse la place à l’émergence d’une image effrayante de la guerre, avec ce qu’elle comporte de danger et de mort. Ce qui les interroge particulièrement, c’est la manière dont le parent a appréhendé la mort, dans quelle mesure l’a-t-il côtoyée ? Layla se demande par exemple si son père a vu des « gens morts » et Mathilde a peur pour toutes les personnes qui sont au Liban parce qu’ils sont en danger de mort.

Ils comblent les trous dans le récit parental par des images, des histoires qu’ils s’imaginent. Ziad, imaginant son père à son âge dit « parfois il jouait dehors dans de grands espaces verts, mais parfois il devait se cacher dans la petite cave, sans liberté ». Chez Karim, le passé de son père est associé à un sentiment de culpabilité : quand il se plaint, son père le renvoie aux conditions de vie difficiles auxquelles, jeune, il a dû faire face. Il est renvoyé à son mandat transgénérationnel. « Chacun d’entre nous est porteur d’un mandat transgénérationnel : on peut dire que notre “arbre de vie” plonge ses racines dans la terre arrosée du sang qu’ont laissé s’écouler les blessures provoquées par les conflits infantiles de nos parents. Cependant ces racines peuvent laisser l’arbre de vie s’épanouir lorsqu’elles ne sont pas enfouies dans les profondeurs de la terre et donc inaccessibles » (Lebovici, 1995 ; p. 5). Dans les situations traumatiques, et dans la migration, les racines sont plus difficilement accessibles, et le mandat transgénérationnel plus pesant.

En parallèle de la thématique mortifère, on retrouve une sensibilité à la vie sauvée. Cassandre parle de son père, Salim, comme d’un survivant : « Il [lui] dit souvent, j’aurais pu ne pas être ton père ». En entretien, Salim se raconte comme un miraculé : « On a failli mourir plusieurs fois. Ma fille a failli ne pas me connaître… et… ma femme non plus ». Il insiste ainsi sur l’impact de la guerre sur la relation père/fille, en niant par ailleurs les répercussions de sa propre mort sur sa lignée et donc sur l’existence même de Cassandre. Dans une recherche menée auprès d’enfants Libanais nés en France suite à la migration parentale, Gannagé écrit : « Cette lutte contre la remémoration a une influence sur leurs rôles de parents, le mode de transmission de leur histoire, leurs attitudes, et leurs positions en tant que parents nés dans un pays calme. Les enfants, suite aux multiples pertes subies par les parents, ont été investis par eux d’une signification particulière : ils leur servent de preuve concrète en ce qui concerne leur propre survie » (Gannagé, 1992 ; p. 101).

Mathilde quant à elle met en avant sa peur que la guerre arrive en France, avec l’impression qu’elle est transposable et que la menace est partout. Elle parle des attentats de novembre 2015 qu’elle a vécus avec beaucoup d’angoisse, car « les attentats précèdent la guerre ». La vivacité de ces peurs, semble être le pendant du silence de sa mère qui a vécu la guerre du Liban et qui « n’aime pas du tout parler de ce sujet-là ». On peut penser à une transmission en creux, une menace présente mais non nommée par la mère, mais portée par Mathilde.

Il ne fait aucun doute que l’histoire familiale, inscrite dans l’histoire du groupe (société), participe à la construction de chacun, de son monde interne, et de son investissement dans le monde externe. « Tout enfant a besoin de venir s’inscrire dans l’histoire de ses deux filiations, maternelle et paternelle, afin de pouvoir s’affilier à son groupe familial, et cette affiliation participe de son côté à la construction de sa filiation » (Golse, parlant du travail de Lebovici, 2001, p. 85). Il est donc nécessaire de faire valoir l’importance de l’accès à son histoire et à celle de sa famille qui a existé avant la naissance, pour permettre une inscription dans la lignée familiale. Pour Golse, l’axe narratif est le quatrième axe de filiation (outre celle biologique, légale et psychique). « Que le vécu de filiation d’un enfant repose sur tout ou partie seulement des trois axes de la filiation rappelés ci-dessus, il nous semble aujourd’hui que les différents axes en jeu ont besoin, pour être effectifs, de se voir nourris et étayés par un axe que nous proposons d’appeler l’axe narratif de la filiation, et qui repose sur la mise en récit des origines de l’enfant » (Golse, 2017).

Pour Aulagnier (2015) le défi à l’adolescence est de pouvoir raconter son passé, faire un travail d’historicisation pour s’inscrire dans la lignée parentale. Les enfants des couples rencontrés sont des adolescents ou jeunes adultes, inscrits dans des questionnements autour de leurs origines, de leur histoire et de celle de leurs parents pour pouvoir se raconter. Les jeunes adultes sont davantage engagés dans cette démarche, que les plus jeunes, qui semblent à la fois embarrassés et gênés de ne pas pouvoir encore se raconter ni raconter l’histoire de leurs parents. Cette dynamique rejoint ce que les parents attendent d’eux : qu’ils soient proactifs et amènent eux-mêmes les questions autour de l’histoire parentale. Le « fonds de mémoire » permet de garantir au Je « dans le registre des identifications ses points de certitude qui assignent au sujet une place dans le système de parenté et dans l’ordre généalogique et donc temporel inaliénable et à l’abri de toute mise en question future, quels que soient les évènements, les rencontres, les conflits qu’il rencontrera » (Aulagnier, 2015, p. 716).

Il s’agit donc d’un positionnement proactif dans la compréhension du vécu des parents. Le voyage au Liban est perçu comme un moyen de se rapprocher de l’histoire des parents, un besoin de remettre des éléments de réalité pour atténuer les images fantasmées chargées de violence liées au Liban. Comme l’intérêt pour l’histoire parentale, le désir d’aller à la rencontre de ce pays évolue avec l’âge. Si pour les plus jeunes, cela reste une envie inassouvie, ceux qui se rapprochent de l’âge adulte actent cette envie et entretiennent des relations autonomes avec le Liban. Certains s’y projettent même pour leurs études ou leur stage, comme Cassandre ou Layla. Elles réalisent le désir latent de migration de retour des parents. « L’idée de retour est partie prenante de l’histoire du migrant et semble portée par la génération suivante » (Reveyrand-Coulon, 2011, p. 79).

Le contre-transfert comme outil pour supporter le poids de la transmission

Dans ce contexte où l’histoire familiale est difficile à raconter, les entretiens de recherches ont pris une autre dimension, celle de permettre au parent de se raconter. Le statut de chercheuse m’a justement mise dans cette position proactive, celle de quelqu’un qui cherche à en savoir plus sur leur histoire, et qui est là pour l’entendre. François dit en parlant de sa fille : « Elle n’est pas curieuse, parce qu’elle n’est pas inquisitrice. Elle n’a pas été formée. Elle écoute si on en parle, mais ce n’est pas du genre à aller chercher des infos, tourner le truc et tout ça. C’est-à-dire si on en parle. » La tonalité de son propos m’a amenée à me demander si ça ne m’était pas adressé. Je venais, l’air de rien, les questionner sur leur histoire, leur vécu, leurs souvenirs. Les participants ont adhéré aux entretiens, et se sont engagés, en se saisissant de ce moment-là pour parler, évoquer des évènements douloureux, et dans ce sens, ils ont pu transmettre cette histoire à un tiers, neutre, qui est à la fois intérieur à la communauté (Libanais migrants), mais extérieur à la famille.

Personnellement concernée par la thématique de la thèse, la question du contre-transfert a accompagné tout le cheminement lié à ce travail. Depuis l’idée de la recherche, jusqu’à la retranscription des entretiens, en passant par les rencontres avec les familles, je n’ai pu faire l’impasse de l’analyse des mouvements internes qui ont accompagné chaque étape. Comme l’écrit Devereux dans son livre De l’angoisse à la méthode (1980), « puisque l’existence de l’observateur, son activité d’observation et ses angoisses produisent des déformations qui sont, non seulement techniquement mais aussi logiquement impossibles à éliminer, toute méthodologie efficace en sciences du comportement doit traiter ces perturbations comme étant les données les plus significatives et les plus caractéristiques de la recherche […] » (p. 16)

Mon positionnement était difficile à cerner : à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la recherche. Qui parle ? De qui ? La chercheuse ou la migrante, la Française ou la Libanaise, la psychologue ou la femme ? Ce positionnement d’entre-deux est également à lier au vécu de la migration qui est en perpétuel mouvement.

L’entre-deux ne se situe pas uniquement à ce niveau-là. Au Liban, je fais partie d’une génération d’entre-deux : celle qui n’a pas assez connu la guerre pour en parler, mais qui la porte en elle. Une génération qui « sait » qu’il s’est passé quelque chose, mais qui ne peut s’en souvenir. Une génération qui ne peut pas dire qu’elle en a souffert puisqu’elle était « protégée ». Une génération absente de ma thèse. « Toi tu es née en quelle année ? », me demandent les participants pour savoir combien leur discours m’est familier ou pas… Une sorte de recherche de connivence, pour se permettre de parler de la guerre, suivie d’une mise à distance et d’une minimisation « tu étais trop petite, sûrement… Tu ne peux pas t’en souvenir ». Je suis d’une génération qui porte la culpabilité de ne pas l’avoir assez vécue. D’ailleurs, je ne me vis pas comme une enfant de la guerre. Ce travail de recherche serait peut-être un moyen de réparer cette culpabilité d’avoir vu, vécu mais pas assez, les conflits. Ce vécu de culpabilité peut être en miroir de celles des personnes que j’ai rencontrées en France, qui sont parties du Liban pendant la guerre, laissant derrière elles pays, parents, amis.

Dans ces questionnements sur mon âge, se jouait également une amorce d’échange : j’ai connu un Liban que la plupart avait quitté. Cette question était accompagnée de « je ne sais pas comment c’était après », « je ne sais pas si c’est toujours comme ça maintenant ». Ils montraient leur envie d’en savoir plus sur le Liban depuis qu’ils l’ont quitté (comment on y vit, comment on s’en sort, est-ce qu’on y souffre ?) et moi je voulais en savoir plus sur le Liban que je n’ai pas connu.

Je me suis rendu compte de l’inconfort du sentiment d’entre-deux qui s’est installé au cours de cette recherche. Écartelée entre deux pays, entre deux générations, entre deux postures, j’avais le sentiment de faire des allers-retours constants, nécessaires certes mais qui pouvaient entraver mon ancrage.

Cet inconfort a pris sens au moment où j’ai pu envisager ma place comme celle du « témoignaire », terme utilisé par Régine Waintrater pour désigner, « une personne qui se sent engagée dans le processus de réception du récit testimonial » (2014). Cette auteure, qui a travaillé sur le recueil de récits des témoins de la Shoah, parle du témoignaire comme une figure de l’impossible : il est pris entre son désir de réparation et la difficulté de sa mission, il peut donc se sentir inutile, frustré de ne pas avoir réussi à délivrer le témoin de son fardeau. Cependant, la mise en mots d’une histoire qui a une portée traumatique, rend accessible au moment de l’entretien, des contenus de pensée, et permet d’accéder à une « transmission vivante » (Feldman, 2009). Les entretiens de recherche sont l’occasion de raconter une histoire jalonnée de violences, de ruptures, avec des traces traumatiques qui apparaissent dans le discours. Du rôle de participants à la recherche, les personnes que j’ai rencontrées prenaient le rôle de témoins de la guerre. La transmission vivante est donc au centre de ces rencontres, même et surtout lorsque celle-ci est empêchée auprès de leurs propres enfants. La guerre est inexplicable, pour reprendre les termes de Georgette et Bassam dont j’ai parlé plus haut, on ne peut pas la raconter, et pour certains, l’entretien de recherche était la première occasion d’en parler.

Si au moment de la rencontre, ma posture était claire : faciliter la prise de parole, offrir une écoute bienveillante et faire preuve d’empathie, c’est dans l’après-coup, au moment de la retranscription et lors de l’analyse que je me suis sentie investie de la « mission de témoignaire » et d’une responsabilité vis-à-vis des personnes que j’ai rencontrées et qui se sont livrées : la responsabilité de porter leur parole, mais aussi celle de rester la plus juste possible et au plus près de ce partage d’expérience dans mon analyse. Cette responsabilité je la relie à mon engagement auprès d’eux, que je vivais comme un engagement isolé parce que l’isolement a été nécessaire pour mener à bien le travail de thèse, très solitaire. Comment me délier de cet engagement, tout en le respectant ?

Transformer pour partager

C’est ce qui m’a permis, dans les moments de doutes, d’écrire, et partager mes écrits pour donner au lecteur une fonction de tiers. Comment rendre partageables ces histoires inexplicables ? « Le témoignaire va prêter son psychisme au témoin pour lui permettre d’externaliser des contenus toxiques par leur portée traumatique » (Waintrater, 2003, p. 194). Donner donc la parole à des personnes qui en ont été privées, mais surtout la transformer pour la transmettre à son tour, mais transformée dans le sens où Bion l’entend.

Le travail de figuration qui accompagne le recueil de témoignages, a rendu les récits très vivaces, très imagés, très « réels ». « [La] distinction entre menace d’anéantissement et solutions immédiates pour survivre permet de résoudre le paradoxe de cette double affirmation contradictoire selon laquelle le traumatisme est non représentable mais se transmet : ce qui se transmettrait serait donc les solutions immédiates de survie, qui relèvent de processus qui ne sont pas nouveaux et sont descriptibles dans les termes habituels de la psychologie et de la psychopathologie. Ce qui est peut-être impossible à transmettre donne naissance au récit du traumatisme, du côté du patient, et au scénario émergent du côté du thérapeute » (Lachal, 2007, p. 52). La mise en mots de ces scénarii m’a sortie de l’isolement de la thèse, qui résonne avec l’isolement dû à la rupture de liens dans le traumatisme. L’écriture, par le travail de symbolisation et de transformation, donne la parole aux personnes que j’ai rencontrées.

Participer à ce numéro de l’Autre sur les traumas en lien avec les conflits armés était pour moi l’occasion de replonger dans mon travail de recherche, le réactualiser, le transformer et le partager. Guerres, migrations et transmissions : recherche auprès de Libanais vivant en France, voilà un sujet qui correspond point par point à l’argumentaire. Mais comment cerner ce dont j’avais envie de parler ? Avec une question insistante : comment parler de la guerre civile qui date d’il y a quinze ans alors que le pays est à feu et à sang aujourd’hui ? Le Liban subit une crise économique comme il n’en a pas connue depuis la guerre. L’explosion du 4 août 2020, qui a provoqué plus de 200 morts et 7500 blessés ainsi que la dévastation de certains quartiers de Beyrouth, a fini d’achever le peu de pulsion de vie qui restait dans ce pays qui ne cesse de se blesser et de se relever.

« Y a-t-il des papillons au Liban ? » ce titre que j’avais choisi pour ma thèse s’était violemment actualisé. En relisant ne serait-ce que l’introduction de ma thèse, je retrouvais des termes, des phrases, des titres qui étaient plus que jamais dans le présent. Je pensais avoir travaillé sur un conflit passé, je me rends compte que ma thèse concerne tout aussi bien l’actualité.

J’ai participé à la cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) déployée au Liban à la suite de l’explosion du Port de Beyrouth mandatée par le ministère des Affaires étrangères. J’étais au pays en vacances à ce moment-là et ainsi, le travail de recherche que j’avais effectué s’est lui-même réactualisé en moi, et il est devenu un appui autant théorique que clinique dans lequel je puisais mon énergie afin d’écouter les victimes de ce traumatisme qui me rattrapait aussi.

Tout au long de ma thèse, j’avais joué avec l’entre-deux, mais aussi avec l’être-deux, dans ce travail qui me concernait. Trouver le bon équilibre pour être à la fois dedans et dehors, à la fois sujet et objet de la recherche. Cet exercice, je l’ai re-
trouvé en travaillant au Liban en août 2020 étant à la fois touchée et soignante. J’ai retrouvé ce mécanisme que j’avais repéré dans les discours des participants à la recherche de survie, celui où ce n’est plus la réflexion mais l’action qui est mise en avant, une sorte de pulsion de vie qui ne peut être assouvie qu’à travers une mise en route du corps pour accompagner la psyché.

Il m’a fallu du temps pour pouvoir parler de cette expérience de la cellule d’urgence, de partager mon vécu avec mes collègues, mes amis, ma famille. J’ai adopté, pour reprendre les termes de Lachal cité plus haut, des mécanismes transmis par les patients, surtout la recherche de solutions immédiates de survie, prise dans le même paradoxe de ne pas pouvoir faire le récit de ce que j’avais vécu. Je ne soupçonnais pas que ces mécanismes seraient aussi tenaces, et entraveraient autant la possibilité de rendre partageables les récits récoltés dans ma thèse.

Aujourd’hui je suis à la fois témoignaire et témoin. À l’image des personnes que j’ai rencontrées dont j’ai rapporté le récit, je témoigne de mon expérience de chercheuse, clinicienne, mise à l’épreuve par l’actualité. Le travail de recherche est un travail de transmission, qui nécessite d’être partagé à son tour pour être entendu, et sortir de ce fait du simple cadre participant-chercheur, ou patient psychologue. Particulièrement dans le travail avec des personnes ayant un parcours jonché d’évènements traumatogènes, l’écoute et la transformation au moment des entretiens méritent d’être accompagnées d’une figuration, notamment à travers un travail de supervision approfondi des chercheurs et cliniciens, qui se poursuit au-delà de la recherche pour permettre une continuité du travail. Le partage auprès de collègues, mais aussi le partage au sens plus large, est bénéfique à la fois au patient et au thérapeute/chercheur pour remettre du lien, là où il y a rupture et isolement.

Remerciements

Je tiens à remercier Monsieur le Professeur Thierry Baubet, qui a dirigé mon travail de recherche avec beaucoup de bienveillance. Son écoute et ses conseils m’ont permis de mettre en mots mon vécu de doctorante.

Résumé

Clinique du traumatisme, de la transmission au partage: témoigner pour restaurer les liens

Dans la clinique du traumatisme, aborder la question de la transmission s’impose. À partir d’un travail de recherche sur la transmission des vécus de guerre (contexte libanais), nous nous efforçons à mettre en lumière les différents enjeux qui se posent au chercheur/clinicien travaillant avec des personnes ayant un parcours de vie jalonné de ruptures. Au sein des familles libanaises migrantes rencontrées en France, la narration de l’histoire est difficile pour le parent, mais n’empêche pas qu’elle soit rêvée et imaginée par les enfants. La transmission se fait malgré des efforts conscients pour l’inhiber. Mais elle va au-delà de la sphère familiale et atteint le chercheur qui devient dépositaire de cette histoire, et se doit à son tour de la rendre partageable et la transmettre à ses pairs. Ce travail de transformation est essentiel, particulièrement dans la clinique du trauma qui peut isoler clinicien ou chercheur si cette expérience n’est pas partagée.

Abstract

Clinical care for trauma, from transmission to sharing: narrative to reinstate links

When dealing with trauma, it is essential to address its transmission. Using research on the transmission of war experiences (the Lebanese context), we aimed to highlight issues that researchers/clinicians have to deal with when working with these populations. Among Lebanese migrant families, both war experiences and the migratory journey appear to be difficult issues in family histories, but this does not prevent their children from imagining or dreaming these experiences. The tendency to avoid talking about the past is related to a desire to protect children from the violence of these memories. Faced with their parents’ difficulties in talking about their history, children seek to fill the gaps. Transmission occurs despite conscious efforts to inhibit it. It also extends beyond the family to reach the researcher or clinician who becomes the custodian of this history. It is then crucial for the clinician or researcher to render the narratives shareable and pass them on to his peers. This transformation process allows clinicians or researchers to share their experiences and escape the isolation that can be felt, especially with trauma patients.

Resumen

Clínica del trauma, de la transmisión al acto de compartir: testificar para restablecer vínculos

En la clínica del trauma psíquico, es fundamental abordar la cuestión de la transmisión. A partir de un trabajo de investigación sobre la transmisión de experiencias bélicas (contexto libanés), nos esforzamos por resaltar las diferentes cuestiones que se le presentan al investigador/clínico que trabaja con personas que han tenido trayectorias de vida marcadas por rupturas. Dentro de las familias de inmigrantes libaneses encontradas en Francia, la narración de la historia es difícil para los padres, lo que no evita que sea soñada e imaginada por los niños. La transmisión se produce a pesar de los esfuerzos conscientes por inhibirla. Esta transmisión va más allá del ámbito familiar y llega hasta el investigador que se convierte en depositario de esta historia, y debe a su vez hacerla compartible y transmitirla a sus pares. Este trabajo de transformación es fundamental, particularmente en la clínica del trauma, que puede producir un efecto de aislamiento en el clínico o investigador si no se comparte esta experiencia.

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