© Juan Carlos Tomasi/MSF Spain, 18 October, 2013, Bossangoa, Central African Republic Source D.G.
C’est l’expression utilisée à Bangui… ce cri qui fait fuir toute la famille, qui fait fuir le quartier à n’importe quelle heure. Il se fait entendre de préférence la nuit et c’est la déroute vers les abris, églises, mosquées, ou vers le plus souvent un immense camp misérable comme ils le sont tous, sur le tarmac de l’aéroport.
Au mieux, on échappe à ces armes crépitantes et à celles dites « blanches » plus silencieuses, les barbares machettes et les poignards que n’effraient pas d’effroyable corps-à-corps. C’est loin évidemment d’être toujours au mieux. Les armes accomplissent leurs basses œuvres actionnées par la haine de l’autre, la violence absolue des groupes officiels les uns contre les autres, des gangs contre gangs. Avec au milieu les innocents qui fuient.
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Les armes sur cette terre centrafricaine comme dans tous ces pays malades de guerre civile entre-déchirent « les eux-mêmes contre eux-mêmes » les ex-copains, ex-voisins entre eux. Les armes règlent les comptes, leur absurde compte à l’autre déclaré « étranger » car venant d’une région plus loin avec ses coutumes et ses traditions différentes. L’absurde et le non sens règnent en maître en RCA1.
Les religions chrétienne et musulmane sont chargées d’abriter et de servir de prétexte à la barbarie gratuite, explosive et portée à son comble. Ras de marée qui semble se nourrir de la jouissance perverse que procure la barbarie.
Cette catégorisation simpliste (Seleka qui seraient côté musulman, Anti-Balaka qui seraient côté chrétien) semble avoir été voulue depuis longtemps par les gens qui gouvernent. S’accrochent à leurs basques, sous leur label « ce tout et le reste » qui ne défend aucune cause : gangs, voyous, pilleurs, bandits, etc. Le cri des armes fait fuir dans d’abominables conditions, certains n’ont pas ce recours. Ils sont enclavés, enfermés, promis à la mort s’ils sortent : ils sont musulmans tout simplement. Suspects d’être Seleka.
Ceux qui ont un peu de chance, celle d’arriver à l’hôpital, arrivent le corps troué, défiguré souvent. L’esprit engourdi de peur ou agité, confus… Quelque chose dans leur corps mais dans leur psychisme aussi ne sera plus jamais comme avant…
Reçu le 25 mars 2014
H arrive, les yeux fermés sur un cauchemar qui, sans doute, le poursuivra toute sa vie. Son visage aussi est fermé, il est seul, lourd. Il rompra spontanément le silence. Il est chauffeur de moto taxi. Il est rentré chez lui le soir, ne sait plus exactement quand, la vie s’est arrêtée. La maison est vide, en partie brûlée… Des hommes sont là avec des machettes… Gisent à terre sa femme et ses cinq enfants. Il reçoit un coup sur l’œil qui lui balafre le visage, puis ce sera le silence qui se refermera sur le massacre et son horreur absolue. Il est figé, sans expression aucune, il est en lui-même, absorbé par ce qu’il a vu, par l’atrocité des images qui contiennent tout son chagrin, sa peur, sa sidération. Il est figé face à l’impossible à penser que ce déchainement de violence sans nom a produit.
M ne sait plus ce qu’il est advenu après, pourquoi et comment les hommes ne l’ont pas achevé (des soldats ont fait fuir les criminels). Depuis il dort à la Mosquée, au milieu d’un millier d’autres, et reste prostré, jour et nuit, se souciant peu du gîte et du couvert… dans une sorte de brouillard que ses yeux clos semblent ne pas vouloir dissiper. Peu à peu la parole opère, et semble le reconstituer… un peu. Il s’entend nommer et réagit. Du fracas qui l’habite émergent alors des pensées vengeresses que le chagrin désarmera. Puis une colère qui aussi tombe, recouverte de trop de découragement. Rien ne vaut sans doute pour l’instant. Pourtant, il dit : « Nous sommes devenus des animaux ». Le « nous » intrigue. Prise de distance ? Fatalisme ?
Dans ce chaos actuel, les trajets personnels semblent se ressembler ou s’entremêler, dans une inlassable et sordide répétition : Zenab, jeune femme de vingt deux ans a retrouvé sa maison incendiée, à l’intérieur étaient son mari et son enfant…
Il y a aussi Justine, un enfant accroché dans le dos, un autre de trois ans à la main. Ils ont tous les trois fait des kilomètres pour arriver à ce refuge. Elle raconte, avec malice, comment dans la brousse, elle a semé ses poursuivants armés. Elle est certes exténuée, mais enfin les armes ne sont pas parvenues à éteindre sa gaîté. Elle met un peu de légèreté. Le camp dans son ensemble sait se nourrir aussi de ces récits joyeux. La solidarité qui anime ce lieu se saisit de toutes les miettes de vie ! ! !
Reçu le 31 mars 2014
Il nous faisaient aussi des signes amicaux de la main et disaient « Pourquoi fuyez-vous ? Ne fuyez pas ! Et ils tiraient… ». Ainsi commence le récit de Djamila, elle a quinze ans, son récit sera sobre, précis, complet. Seules l’extrême réserve et retenue de l’affect peut en expliquer le ton. Elle a tout observé, décrira tout, malgré les trois balles reçues dans les jambes. Il est trois heures de l’après midi, c’est samedi, comme tous les jours, c’est le marché et ses petits commerces de rue. Elle vend des plantes, du sosongo2, des feuilles de manioc et de caruya, sorte de feuilles de citrouille, c’est son « petit commerce ».
A côté Zara, dix-sept ans, a quelques poissons à marchander et Séraphin, trois litres d’huile et des petits sacs de sucre… Aïcha elle, vient au marché, avec une gamine qui mourra sous les balles avec des dizaines et dizaines d’autres. Tout simplement ces militaires, ce 29 mars 2014, du haut de leurs tanks, fusillaient, créant une ambiance de terreur qu’ils proposaient étrangement « conviviale ». Ils fusillaient le petit marché de Pk12. Il n’y a probablement rien de plus à comprendre… Djamila, Zara, Séraphin, Aïcha ont leurs corps gravement transpercés ainsi que probablement une centaine d’autres. Maintenant, ils se retrouvent, côte à côte, enfin à l’hôpital.
A la fin du récit de cette tuerie sauvage, Djamila, avec le même calme, me dira « Je ne suis pas sûre de conserver ma jambe » Seule l’évocation de la petite fille qui meurt sur elle, embue de larmes ses yeux : « Je ne la connaissais pas, elle était restée dans mes cauchemars, je pleurais le matin avant de dormir, maintenant je chante et je dors assez. Aucune plainte, aucune colère, ni ton de haine, juste les faits, dits par une fraîche et pas du tout naïve jeune fille de quinze ans qui a vécu et traversé ce fracas mortel, pour lequel un deuil national de trois jours a été décrété.
Reçu le 13 avril 2014
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