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Comme l’affirmait avec force Georges Devereux, qui récusait toute approche culturaliste, il existe une universalité psychique qui fait que, quelle que soit leur culture, tous les humains partagent une même condition. Une telle affirmation devrait s’appliquer y compris dans l’Histoire. Un Grec de l’époque de Périclès ne diffère en rien d’un Américain du XXIe siècle ou d’un Africain du XVIIe. Pour autant le monde contemporain est le lieu d’expériences nouvelles. Les progrès techniques et les idéologies donnent aux guerres modernes des formes spécifiques. Les traumatismes de guerre de ce fait prennent des allures différentes. Et les victimes de guerre portent des blessures nouvelles. Ainsi au XXe siècle, la clinique s’est « enrichie » d’expériences nouvelles qui ont donné lieu à des élaborations théoriques renouvelées : stress post-traumatique, trauma du « déporté », clinique du « torturé », effets sur les enfants des bombardements etc. (Giraud, 2012).
Le terrorisme contemporain, à ce titre, place le clinicien devant des situations nouvelles. Le développement de l’État islamique, dans la foulée de l’intervention américaine en Irak au début du XXIe siècle, a conduit un nombre important de jeunes européens à partir sur la zone syro-irakienne pour combattre en vue de l’établissement et de la consolidation d’un califat. Cette entreprise a rencontré, en même temps que se déroulait une révolte démocratique contre le gouvernement baasiste syrien, une réaction de nombreux pays au Moyen-Orient et dans le reste du monde, qui a conduit à son écrasement et à la dispersion de ses combattants.
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Nombreux furent tués, capturés ou en fuite, d’autres ont réussi à fuir les zones de combat. Qu’ils soient déserteurs ou en fuite, ils ont reflué vers leur pays d’origine. Beaucoup d’hommes avaient trouvé la mort au combat dans des opérations militaires, kamikazes ou non. Mais leurs familles, constituées de femmes et d’enfants parfois nés sur place – d’autres ayant été amenés d’Europe par exemple – ont reflué vers la Turquie et ont été rapatriés vers leurs pays d’origine, en particulier la France. De ce fait, les cliniciens qui ont été amenés à les prendre en charge se sont trouvés confrontés, sinon à une clinique nouvelle, au moins à une situation inédite de travail posant de fait d’importants problèmes contre-transférentiels. L’objet du présent travail est d’examiner spécifiquement ce qu’ils impliquent.
On sait que Freud a découvert l’importance du transfert dans le cadre de la cure psychanalytique. Il a pu montrer aussi que c’est un phénomène qui a une portée plus générale, et qu’il a pu repérer dans d’autres cadres. Il a ensuite su esquisser une première référence à un phénomène comparable qui est le contre-transfert du côté du thérapeute.
Comme dans le cas du transfert, on a longtemps considéré que ces deux phénomènes pouvaient être un obstacle à la cure. Tout particulièrement, le contre-transfert paraissait mettre à mal le principe de la « neutralité bienveillante » du thérapeute, longtemps considérée comme l’attitude professionnelle nécessaire. C’est une des raisons pour lesquelles l’analyse du contre-transfert, notamment sous supervision, ainsi que l’auto-analyse du thérapeute ont été considérées comme indispensables. Toutefois, cet aspect de la relation clinique est resté assez longtemps en jachère et n’a pas fait l’objet de travaux importants.
Les choses ont changé, dès les années 50, avec d’une part des analystes britanniques et d’autre part le psychanalyste argentin Heinrich Racker (1997). Les uns et les autres ont pu non seulement faire du contre-transfert un concept psychanalytique digne d’intérêt et, comme le transfert, un outil de la cure, car il apprend beaucoup sur le patient dès lors que le clinicien ne le redoute pas, en fait l’objet de son auto-analyse, et en tire parti pour une meilleure compréhension de son patient.
Plus récemment, pour ne citer que les ouvrages les plus importants, Georges Devereux (1967) a publié une étude de portée plus large, puisqu’il examine ce phénomène dans le cadre des « sciences du comportement », notamment l’anthropologie.
Plus globalement, on peut considérer que, dans l’établissement d’un cadre clinique efficace, la prise en considération des coordonnées personnelles (sexe, âge, origine sociale ou culturelle) constitue des données essentielles pour le déroulement des prises en charge et le traitement psychothérapique, médical, éducatif et même plus largement. Car ce qui se dit et s’effectue dépend étroitement du cadre dans lequel cela est dit.
Dans le cas qui nous occupe ici, il est clair que les circonstances qui ont marqué l’arrivée des enfants pris en charge suite au conflit syro-irakien ont eu une influence notable et que le contre-transfert des thérapeutes et de l’ensemble des soignants a été largement conditionné par ce contexte.
Le propos du présent travail va donc être d’examiner la façon dont nous avons été amenés à prendre en charge des enfants de retour de la zone syro-irakienne dans le contexte de la guerre menée par l’État islamique, ou Daesh, et de sa défaite militaire. Cette prise en charge a été assurée par plusieurs psychologues et psychiatres du service de psychopathologie de l’hôpital Avicenne de Bobigny à partir de 2017 (Mapelli et al., 2019). Ces enfants, dont les parents étaient soit décédés soit emprisonnés à leur retour en France, avaient été placés dans des familles d’accueil par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Ils devaient faire l’objet d’un accompagnement socioéducatif, d’un bilan médical et psychologique de trois mois, puis au terme de celui-ci d’une orientation vers des soins adaptés : psychothérapie, consultations psychiatriques, soins orthophoniques ou de psychomotricité pour une durée indéterminée1, selon des situations familiales très variées. Leur prise en charge est toujours décidée par un juge des enfants sous la protection duquel ils sont placés à leur arrivée, puisque leurs parents ne sont pas en mesure de s’occuper d’eux du fait de leur décès ou de leur incarcération. Nous n‘intervenions que dans un deuxième temps, au titre du soin psychologique.
L’arrivée de ces enfants a représenté une situation inédite posant aux professionnels des problèmes spécifiques, dans un contexte que l’on pourrait appeler de contraintes contre transférentielles au départ difficile.
Ces enfants, en effet, venaient d’une zone de guerre éloignée mais qui néanmoins trouvait un écho avec le contexte dans lequel travaillaient les professionnels. Ceux-ci, en effet, étaient associés d’une façon ou d’une autre à une communauté qui avait été très peu de temps auparavant touchée par des attentats. Nous avions été amenés à en subir plus ou moins directement les effets soit que nous ayons été amenés à intervenir dans le cadre de l’urgence psycho traumatique, avec les cellules d’urgence médico-psychologiques (CUMP), soit que nous ayons même eu des proches touchés plus ou moins directement par ces attentats jusqu’à en avoir perdu la vie2.
Je prendrai d’abord comme exemple celui d’un petit garçon qui est arrivé dans le service dans ce cadre par l’ASE avec une éducatrice et son assistante maternelle. Âgé de quatre ans quand nous le voyons, Idriss est rentré de Syrie où il avait été emmené par sa mère à l’âge d’un an en compagnie d’une fratrie née d’une précédente union de madame. Son père, un homme converti venant de l’Est de la France, serait mort au combat. La mère a été remariée avec un autre combattant qui lui-même a été porté disparu, et dont elle s’est trouvée enceinte : le petit garçon naîtra en prison, ce qu’elle aura du mal à lui dire. Après l’avoir visitée en prison, Idriss nous racontera qu’elle est « dans un hôpital car elle est punie ».
Idriss présente selon l’assistante maternelle d’importants symptômes qui permettent de conclure à un tableau de stress post-traumatique : une grande agitation, des troubles du sommeil – il se lève la nuit et vient se coucher en travers de la porte – et une hypervigilance, notamment quand il entend des avions passer au-dessus de lui. C’est un enfant vif, très mignon et souriant qui joue, apparemment comparable aux enfants de son âge. Il va à l’école et ne présente pas de difficultés notables dans ce cadre. L’assistante maternelle pourtant dit qu’il a beaucoup de mal à rester seul, s’accrochant à elle et faisant des colères brutales où pendant lesquelles, dit-elle, elle ne le reconnait pas.
Disons-le tout de suite : au départ, les professionnels n’ont pas été préparés à recevoir ces enfants, car c’est une situation inédite.
Leur accueil et leur prise en charge ont très largement été faits dans le cadre d’une improvisation. Les premières familles d’accueil n’ont pas été prévenues avant leur arrivée. Ou du moins, il y a eu des malentendus. Certaines de ces familles pensaient accueillir des réfugiés fuyant la guerre, alors que si ces enfants venaient en effet du front syrien, c’était des enfants de combattants, parfois déserteurs. Et il faut reconnaître qu’elles ont accueilli ces enfants le mieux qu’elles purent, avec un sens de la responsabilité et de leur métier qu’il faut saluer.
Certes ces enfants pouvaient être perçus comme d’autres enfants dont les parents sont incarcérés pour des faits de droit commun. Mais en ce qui concerne ces derniers, il n’y a en général pas la méfiance, l’inquiétude, les interrogations que ces enfants ont suscitées. On ne savait pas exactement ce que et même où ils avaient vécu. L’opinion et – disons-le – certains proches des personnes engagées dans ces prises en charge étaient hostiles ou pouvaient exprimer de la crainte. La presse, les médias, les autorités ont contribué à développer une « légende noire » sur ces enfants parfois décrits, par la presse et par un haut magistrat, comme des « bombes à retardement ».
On parlait aussi couramment dans la presse des enfants entrainés à la guerre par Daesh, appelés « lionceaux du Califat ». Et un reportage à la télévision montra des enfants décapitant une poupée. Ce qui contribuait à créer une pression médiatique sur l’ensemble des intervenants.
Aux yeux de certains, plus ces enfants paraissaient « normaux », plus les inquiétudes s’amplifiaient.
Car ces enfants dans ce contexte faisaient surgir des représentations contradictoires, y compris chez les professionnels : étaient-ils bons ? Étaient-ils méchants ? Qu’était cet archaïque qui paraissait ressurgir ? D’avoir été en enfer, quelle part d’infernal portaient-ils en eux ? N’étaient-ils pas eux-mêmes des petits démons sortis de l’enfer ?
Ainsi voyons-nous chez une assistante maternelle les représentations les plus contradictoires dans son discours au cours des entretiens. Très attachée pourtant à ce petit garçon de trois ans, elle ne pouvait à certains moments que le rejeter, en surinterprétant ses jeux. « C’est comme s’il avait deux personnalités, c’est un enfant qui n’a pas de cadre, qui est toujours dans les comportements violents, qui est toujours après moi. » Elle me raconta ainsi que l’enfant fabriquait des armes avec des Lego, sous-entendant que bien sûr il avait dû être entrainé. Et je dus lui rappeler que même les petits garçons d’ici (voire les petites filles) qui n’avaient pas connu ces expériences jouaient avec des armes, s’en fabriquant avec peu de choses. Cette dame en convenait avec moi, mais je voyais bien qu’elle n’était qu’à moitié convaincue, que la puissance du fantasme était plus forte, et le rejet de l’enfant pouvait réapparaitre tout en se mêlant à une réelle affection. Au point que lorsque l’enfant fut finalement envoyé dans sa famille maternelle elle n’hésita pas à dire devant lui que c’était au fond bien mieux comme ça. Elle lui dit à peine au revoir4.
L’idée de l’innocence de l’enfant que Freud avait déjà mise en cause en son temps pour la sexualité dans les Trois essais (1905) parait à nouveau bafouée par les circonstances dans lesquelles ces enfants ont été embrigadés ou même simplement influencés. Élevés dans un contexte d’islam radical, ils seraient irrémédiablement du côté du Mal.
La prise en charge commence donc dans un contexte contre-transférentiel très particulier fait de suspicion, de discrétion, voire de secret. Les professionnels sont eux-mêmes de fait, pendant un temps, mis à l’écart. Certains d’entre eux ont même du mal à se trouver un lieu concret, un bureau dans le service, où travailler. Et face à ces enfants si particuliers, que les intervenants qui en avaient la charge n’évoquaient qu’à voix basse le plus souvent, ou dans des réunions particulières, en dissimulant les noms et les adresses, se développaient chez les professionnels des symptômes archaïques de rivalité, de persécution, de surveillance policière et/ou islamiste… tant il est vrai que le trauma provoque l’émergence de scénarios très spécifiques (Lachal, 2006).
Car ce qui caractérise aussi ces enfants, c’est la fascination qu’ils suscitent, l’autre face du rejet, avec la tendance à la curiosité et aussi à l’exclusivité. C’est à la fois la conséquence de la prudence et aussi une certaine forme de paranoïa. Ainsi en est-il des familles d’accueil très investies qui brusquement lâchent la prise en charge, parce qu’elles ont le sentiment d’être surveillées et que leur propre famille est menacée. Dans certains cas, ce sentiment de menace vient aussi du fait qu’effectivement ces enfants, surtout quand ils sont adolescents ou préadolescents et qu’on les soupçonne de radicalisation, font l’objet de surveillance policière.
Mohamed est un enfant de quatre ans qui m’a été confié par une collègue pour un suivi lors de son retour de Syrie.
Certains de ses frères et sœurs présentent des troubles importants. Dans le contexte de guerre, ils ont été exposés à des scènes violentes, ainsi que des scènes sexuelles au sein de leurs familles. Le père est décédé, la mère a été remariée de force. De retour en France, elle a été incarcérée dans une unité spécialisée pénitentiaire mère-bébé car elle a donné naissance à un enfant issu de sa deuxième union.
Au début, Mohamed qui a d’abord été suivi par une collègue dans un contexte d’accueil, vient sans difficulté dans mon bureau. Il se montre curieux de ce qui s’y trouve, des jouets qui sont mis à sa disposition. Il joue avec les voitures à friction, avec des marionnettes à doigts et avec la dinette. Il s’intéresse aussi aux animaux de la grande boîte, remarque que certains sont cassés et prend spécialement les dinosaures. Jouant avec moi, il montre même du plaisir et adopte des attitudes de séduction et de tendresse, se pressant contre moi ou me chevauchant quand je suis à terre pour jouer avec lui.
Mais au bout de quelques séances, son attitude change. Quand je viens le chercher dans la salle d’attente, il refuse de monter jusqu’à mon bureau, en hurlant. Malgré l’aide de l’assistante maternelle, je ne parviens pas à le faire monter jusqu’à mon bureau. Tout le couloir est rempli de ses hurlements.
Deux circonstances sont peut-être associées à ce changement d’attitude. D’abord – ce que je ne saurai que plus tard – il aurait croisé la collègue qui l’avait reçu initialement et me l’avait confié. Peut-être revivait-il ce moment d’abandon.
D’autre part, pour des raisons pratiques, à la demande de l’assistante maternelle, nous avions décidé de le recevoir à la même heure que son frère dans deux bureaux voisins. Le voir partir avec une autre collègue était sans doute difficile à supporter.
Finalement, je décide de le recevoir avec l’assistante maternelle, ce qui n’avait pas été le cas auparavant. Mais Mohamed à toute force cherche à sortir de mon bureau pour rejoindre son frère, s’acharnant sur la porte.
Je ne le lui permets pas, restant devant la porte, afin qu’il n’aille pas perturber la thérapie de son frère. Au bout de quelques séances, et alors qu’aucune parole ne permet de l’apaiser, il finit par se tourner vers sa boîte. Il prend des morceaux de pâte à modeler, puis griffonne sur des feuilles ce qui me fait penser à des explosions. Avec des ciseaux, il lacère les bords des feuilles de papier et découpe la pâte à modeler en fragments.
Pendant ces séances aussi pénibles pour le thérapeute que pour l’enfant, j’ai été traversé par de multiples pensées. La douleur et la peur de la séparation, notamment de son frère, rejouent sûrement d’autres scènes de séparation, une angoisse abyssale de perdre ses proches, de les voir partir sans être sûr de les retrouver, un concentré d’épouvante qu’il revit à cet instant.
La première condition, nous semble-t-il, est de les considérer comme des enfants, avant tout et tout simplement. Quoiqu’ils aient vécu, quelles qu’aient été les circonstances, ces enfants ont d’abord des préoccupations d’enfants. Quelles qu’aient été la manière dont ils ont été mis au monde, le cadre de leur arrivée, les aléas et les choix faits par leurs parents, les traumas subis, il faut s’attacher dans un premier temps à en faire abstraction autant que possible.
La deuxième condition est d’accepter de considérer ces enfants comme des énigmes. Leur parcours, les choix de leurs parents sont à la fois très compréhensibles (ce ne sont pas des fous, des psychotiques, mais des gens engagés) et il est important aux yeux de ces enfants qu’ils soient reconnus comme tels. Mais ces enfants n’en sont pas moins énigmatiques pour nous, ce qui rejaillit sur eux. Toutes les explications proposées sont à la fois vraisemblables et invraisemblables. Quelque chose résiste à toute explication, d’où la multiplicité des chercheurs et des angles de vue. Comme ce qui arrive à Ulysse ne s’explique pas autrement que par la guerre que se mènent les dieux de l’Olympe, le destin des hommes aujourd’hui leur échappe au profit des conflits de valeurs (Weber, 1963 ; Nathan, 2017). Il faut donc laisser à ces enfants leur singularité.
Ce jeune garçon de douze ans qui a perdu toute sa famille, que peut-il nous dire, que se sent-il habilité à nous dire ? Ce comportement très adaptatif, cette surface lisse qu’il nous offre, que cache-t-elle au fond de ce qu’il a vécu, de ses interrogations, de ce qu’il pense de ce que l’on peut être amené à en comprendre, de la révélation qu’il pourrait nous faire de ce monde en proie aux démons ?
Ne pas éluder les difficultés amène donc à repenser notre façon de faire, à revenir au cœur de ce qu’est notre travail de thérapeute, à cette disponibilité à l’incompréhensible et à l’insoutenable que Bion nommait « capacité négative », reprenant la phrase du poète anglais Keats « celle de l’homme capable de vivre dans les incertitudes, les mystères et les doutes sans chercher avec irritation fait et raison » (Bion, 1970).
Dans la Divine Comédie de Dante, l’enfer est décrit comme fait de plusieurs cercles où il rencontre plusieurs types de damnés selon les péchés qu’ils ont commis, jusqu’au plus près de Satan. De même que Satan entraîne les damnés, la guerre affecte par cercles concentriques à la manière dont le sont les victimes des tremblements de terre depuis leur épicentre.
Nous sommes aujourd’hui tous affectés par les conflits contemporains. Et cela d’autant plus que c’est l’objectif du terrorisme. Le terroriste veut nous terroriser et nous placer dans une sorte de paralysie de la pensée. Le terrorisme est comme Méduse, la Gorgone : « La vue de la tête de Méduse rend rigide d’effroi, change le spectateur en pierre » (Freud, 1940 ; Vernant, 1985)
Stratégiquement, les attentats terroristes font très peu de dégâts et de morts5. Mais ils ont un impact psychologique énorme, d’autant plus qu’en principe nous ne sommes pas en guerre, tout en étant en état de conflit larvé, combinant opérations extérieures (OPEX) et attentats terroristes ponctuels. Un état de mi-guerre, mi-paix, indéfinissable, paradoxal, contradictoire, et donc difficile à penser.
Cette paralysie marque bien notre inconscient, elle entraîne ses va-et-vient. Elle nous sidère, car elle ne nous permet pas, en partie, de donner un sens aux choses, d’en saisir la portée. Parce que nous vivons le temps de la guerre sans y être, elle est une abstraction si lointaine qu’elle n’est pas imaginable au point que l’on peut partir en vacances sans y penser. Et s’y retrouver plongés avec surprise.
Le terroriste pourtant cherche à nous marquer par le spectacle de l’accomplissement d’actes de cruauté, comme les égorgements et les décapitations, y compris par des jeunes gens ou des enfants provenant de nos contrées sans histoire, où le spectacle d’un soldat tué ou d’une victime du terrorisme ne nous est même pas montré, alors même que le cinéma nous abreuve de « simulacres ». Cela nous replonge dans un archaïque apparemment révolu6. Mais, ainsi que le disait Devereux, le terroriste a de commun avec le guérisseur de s’exclure lui-même de la communauté humaine : « La croyance qu’un abominable crime permet au criminel de s’exclure lui-même de la communauté humaine fut même exploitée par les avocats du terrorisme politique dans au moins quatre sociétés différentes » (Devereux, 1967, p. 221). Il écrivait cela en 1967, il pourrait aujourd’hui allonger la liste de ces sociétés.
D’où notre fascination, un mot qui a à voir avec la terreur sacrée. Fasciner, c’est ensorceler ; et qui peut mieux ensorceler que celui qui a à voir avec le démoniaque, captant notre inquiétude, voire notre peur ? Et c’est là que le contre-transfert vient se loger, dans le cadre d’une analyse, d’une psychothérapie, d’une prise en charge. « La théorie démonologique de ces sombres temps, écrivait Freud, avait raison contre les interprétations somatiques de la période des « sciences exactes » (1976, p. 211).
Quoiqu’on le dise, et quoique nous cherchions à nous en défendre, notre monde comme toujours est peuplé de démons. C’est la vérité que ces enfants nous rappellent et le regard porté sur eux est porteur d’une vérité. Ils ont rencontré les démons et en ont été affectés, même s’ils ne sont pas eux-mêmes des démons. Il faut aussi que nous ayons peur pour saisir la vérité de ce qu’ils ont vécu. Comme l’écrivait le psychanalyste Antonino Ferro : « le psychanalyste doit permettre que le champ [de la psychothérapie] tombe malade de la pathologie du patient, et un analyste qui se protège derrière un écran laisse de nombreux aspects de la psyché du patient non racontés » (Ferro, 2014, p. 199).
Un film des frères Dardenne, Le fils (2002), est l’histoire d’un artisan ébéniste joué par l’excellent Olivier Gourmet qui prend en apprentissage un jeune homme qui a tué son fils. Le jeune homme ne sait pas que le maître ébéniste est le père du garçon qu’il a tué. Cette histoire nous rapproche de la position où nous nous trouvons. Le soignant, l’éducateur, le parent d’accueil se trouvent face à cette tâche paradoxale qui peut paraître au premier abord impossible : comment se situer dans la position maternelle décrite par Bion pour digérer par la rêverie les émotions que ces enfants ont vécues et dont nous avons eu un écho jusque dans nos vies sans descendre ce que l’on peut appeler un « voile d’ignorance ». Qu’ils ne sachent pas ce que nous savons de l’horreur, mais nous devons savoir.
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