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Note de terrain

Crèche Soleil Levant au Jardin Parisien Source (CC BY 2.0)

Les ateliers langage : médiations et métissages

Dominique BINOT-COURTOISDominique Binot-Courtois est animatrice des Ateliers langage pour des enfants en difficultés relationnelles et en déficit de langage au sein de structures de la petite enfance. Fondatrice de l'association Des Mots pour Grandir.

David M, Appell G. Loczy ou le maternage insolite. Paris : Scarabée ; 1973.

Dolto F. Tout est langage. Paris : Gallimard ; 1994.

La Garanderie A. Pédagogie des moyens d’apprendre. Paris : Bayard ; 1996.

Moro MR. Enfants d’ici venus d’ailleurs. Naître et grandir en France. Paris : La Découverte ; 2002.

Winnicott DW. Jeu et réalité. Paris : Gallimard ; 1975.

Binot-Courtois D. Les ateliers langage : médiations et métissages. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°3, pp. 396-403

Ce travail rend compte d’une expérience menée il y a quelques années au sein de deux structures de la petite enfance, une crèche associative et un jardin d’enfants du 20e arrondissement de la ville de Paris1, autour de la création d’« ateliers langage ». Ces ateliers s’adressent à de jeunes enfants en difficultés relationnelles, enfants de migrants pour la plupart aux histoires singulières et complexes. La mise en place des ateliers relève à la fois d’une proposition venant de l’extérieur2 et d’une décision interne aux équipes, ils participent d’une construction collective. Ils résultent, dans leur forme actuelle, d’expériences précédemment menées au sein de structures de la petite enfance et ont évolué sous l’influence des analyses et réflexions que leur pratique a suscitées. Au jardin d’enfants les ateliers ont accueilli deux groupes de quatre enfants pendant les deux premières années où l’atelier était collectif, puis six enfants en atelier individuel pendant la troisième année ; les enfants, en moyenne et grande section, étaient âgés de 4 ans à 6 ans. A la crèche ils ont accueilli quinze enfants aux cultures et problématiques familiales différentes âgés de 1an à 3 ans en l’espace de cinq années : douze enfants ont suivi les ateliers sur une période d’une année et trois enfants sur une période de deux années.

L’intérêt des équipes pour les ateliers a été immédiat mais pour autant elles n’ont pas élaboré des critères de choix figés, les choses se sont faites de manière informelle : une difficulté à entrer en relation, à s’insérer dans le groupe, une mise en place du langage qui ne se fait pas, ou tout simplement pour « en profiter » dans la mesure où la plupart des enfants étaient dans des situations familiales et sociales précaires.

A la crèche l’idée d’un temps individuel privilégié a été primordiale. Beaucoup d’enfants auraient pu bénéficier des ateliers ; le choix s’est fait entre des enfants aux manifestations évidentes de mal-être et des enfants plus discrets pour lesquels quelque chose interrogeait qui ne se laissait pas identifier. Tous manifestaient, par une façon d’être particulière dans leur corps, leurs difficultés. Au jardin d’enfants où les enfants étaient plus âgés, les difficultés de langage ont représenté un critère de choix déterminant.

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Une approche métissée

Comment utiliser le langage comme outil de médiation, quel espace pour la parole des enfants, dans quelle relation, avec quels supports ?

L’approche des ateliers langage n’invente rien en termes de « méthode ». Elle crée des liens entre des pratiques pour en faire un dispositif cohérent, un outil dynamique au service du lien relationnel et de l’acquisition du Verbe. Les ateliers ont lieu une fois par semaine sur le temps de présence des enfants dans leur établissement où se rend l’animatrice, ils sont individuels ; c’est un temps d’activités libres d’environ trente minutes, une relation construite autour du jeu et de ce qui le caractérise : l’investissement du corps, le plaisir, la gratuité, la liberté. L’altérité culturelle est au cœur du dispositif.

Une organisation spatiale particulière

Les ateliers ont lieu dans une salle de l’établissement qui leur est réservée le temps de leur durée. Ainsi ils se tiennent à l’intérieur de la collectivité dont l’enfant est membre et à la fois hors d’elle puisqu’il quitte l’espace où il se trouve avec son groupe pour « un autre lieu du même lieu », à la fois dedans et dehors, dans une articulation entre l’appartenance au groupe et sa mise à distance. Cette organisation spatiale particulière a des incidences sur la relation qui s’installe entre l’enfant et l’animatrice, relation individuelle où le collectif a sa place, car dans ce lieu préservé et à l’écart mais poreux la rumeur de la collectivité accompagne l’enfant s’invitant ainsi dans son atelier. La vie de l’établissement continue sans lui mais il en perçoit les signes. Cette rumeur est faite de bruits, de voix familières, de bribes de chansons qui œuvrent en fond sonore, elle permet à l’enfant la représentation de ce qu’il vient de quitter, qui se poursuit sans lui, et qu’il retrouvera en sortant. Elle joue ainsi un rôle de tiers entre lui et l’animatrice, ne les laissant réellement jamais seuls l’un avec l’autre en même temps qu’elle représente une enveloppe sonore les contenant tous deux. Cette articulation temps collectif/temps individuel lui permet d’être « autrement et ailleurs » sans rupture.

Le passage : la médiation du groupe

Il s’agit pour l’enfant de quitter la sécurité et le relatif anonymat du groupe, de changer de lieu, d’activité, d’entrer dans une autre relation avec un autre adulte. La sortie du groupe peut être à la fois désirée et redoutée, aussi y a-t-il une continuité de regards et d’attention qui lui est porté durant ces temps de passage. L’animatrice de l’atelier vient chercher l’enfant au seuil de la salle où il se trouve et c’est sous le regard des éducatrices qu’il quitte son groupe, puis il est raccompagné par l’animatrice et accueilli de la même façon par les éducatrices, assurant ainsi la permanence du lien.

Certains enfants peuvent signaler à leur camarade que son temps d’atelier est venu. En actant son départ puis son retour ils manifestent qu’il y a, dans le cadre de la collectivité, une place pour une attention individuelle et que cela a de la valeur pour eux quand bien même ils n’en bénéficient pas. L’enfant n’est pas tout seul et il ne s’agit pas de lui tout seul, l’atelier « existe » pour toute la collectivité au même titre que la collectivité « résonne » dans l’atelier.

L’altérité culturelle

Les ateliers ont été présentés aux parents et leur accord a été préalablement requis. Des échanges informels autour de l’histoire migratoire et des représentations culturelles de chaque famille ont été proposés par les responsables des établissements. L’objet de ces rencontres était d’écouter dans un esprit d’ouverture la parole des parents sur une histoire souvent douloureuse et sur des pratiques culturelles différentes ; nous avons ressenti une grande demande d’écoute, un besoin fort de parler de leur histoire. Au jardin d’enfants ces entretiens ont profondément modifié la relation que les parents entretenaient avec la responsable de l’établissement ; une plus grande confiance, un respect nouveau se sont installés à partir de ce moment-là avec des conséquences bénéfiques sur l’épanouissement de leur enfant au sein du jardin d’enfants. A la crèche l’importance accordée à l’accueil des familles, les liens tissés avec les éducatrices tout au long de l’année sensibilisaient les parents aux ateliers suivis par leur enfant ; des échanges plus personnels sur leur histoire ont eu lieu avec certain parents.

La prise en compte de l’altérité culturelle par l’établissement, l’attention portée à leur personne mais aussi à leur histoire familiale ont permis de donner du sens à certaines difficultés rencontrées par les enfants et d’inventer avec eux les outils pour y faire face.

L’atelier

C’est un temps de jeux libres sans enjeux d’apprentissage ; il permet à l’enfant d’être « maître du jeu » dans ses choix et de s’y investir sans autre but que le plaisir qu’il y trouve. « Il faut donner une chance à l’expérience informe, aux pulsions créatives, motrices et sensorielles de se manifester ; elles sont la trame du jeu » (Winnicott 1975 : 126). Le matériel de l’établissement à disposition dans l’atelier et les supports multi-sensoriels apportés par l’animatrice facilitent cet investissement du corps : voir et entendre mais aussi manipuler, humer, goûter, solliciter tous les sens. « Nous préconisons, pour que l’intelligence humaine soit pénétrante, intuitive, nuancée et sagace de cultiver l’éducation de tous les sens » (La Garanderie 1996 : 46).

La fonction de l’animatrice

L’animatrice œuvre simultanément sur deux registres : l’engagement dans le jeu et la distance nécessaire pour accompagner les activités d’une verbalisation libre, fluide, en résonance avec les sensations éprouvées, les émotions manifestées par l’enfant (Loczy 1973). Sa fonction n’est pas de « faire apprendre du vocabulaire » mais par sa parole justement placée de donner du « corps » aux mots, de leur donner une résonance intérieure ; ils peuvent alors devenir chez l’enfant évocateurs d’images mentales associées riches et variées. « L’image mentale constitue l’objet qui nourrit l’attention, la réflexion et la mémoire » (La Garanderie 1996 : 11), elle fournit à l’enfant le terreau sur lequel pourront se construire son langage et plus tard ses apprentissages.

C’est aussi une parole attentive et respectueuse du langage présent et à venir de l’enfant, qui sait donner sa place aux silences ; échanger des mots c’est aussi savoir se taire.

Crèche, notes d’atelier : Mouss, 2 ans

Il s’installe avec « le livre des bébés » et commente : « bébé », « dodo », « regarde », « voilà », il jargonne beaucoup et s’active tout en produisant une « musique verbale » en lien avec ses occupations et stimulée par elles. Il joue avec la pâte à modeler, la prend, la sort, la remet dans les boites, dessine, prend une tige de feuilles de menthe que j’avais apportée et la met dans sa bouche, joue avec les peluches d’animaux, imite leurs cris, rugit avec le lion, aboie avec le chien et se donne à lui-même un « bain de langage » que je n’ai plus besoin de lui procurer. Je l’écoute.

Des éléments multiculturels sont à disposition dans l’atelier : livres sur les cultures du monde, histoires, chansons, instruments de musique, épices. Pour un enfant en situation de clivage entre sa culture d’origine et celle de son pays d’accueil fragilisé par les tensions internes qui en découlent, l’ouverture sur la multiplicité, la diversité des cultures peut représenter un détour vers des cultures-tiers moins chargées émotionnellement et investies différemment. Elles peuvent ainsi devenir des supports de médiation pour lui permettre de tisser des liens entre ses propres encrages. Soutenu par la parole de l’animatrice « le travail de passage d’un monde à l’autre devient possible » (Moro 2002 : 63).

La fin de l’atelier

La fin de l’atelier est un moment particulier, il s’agit d’une fin qui n’est pas une rupture ; la régularité des ateliers, le travail sur la durée très vite intégré par les enfants sont des facteurs qui leur permettent d’assimiler la frustration. Mais c’est aussi la fin d’un échange privilégié avec un adulte bienveillant dont, pendant un temps, ils furent l’unique sujet d’attention et le retour à « l’anonymat » du groupe et aux règles de la vie collective. L’animatrice prend soin de prévenir l’enfant de la fin proche de l’atelier « c’est le dernier jeu et je te raccompagnerai… », il faut alors rappeler que l’atelier a lieu chaque semaine et que l’on se reverra.

Cette fréquentation profonde du quotidien dans sa dimension sensible donne à ces temps d’atelier la densité d’une expérience. Marie Rose Moro parle de « la banalité sacrée du quotidien » (Moro 2002 : 23), support de la vie, maillage structurant de nos actions.

Enfin la durée est à l’expérience une condition nécessaire de sa réussite. Par l’installation d’un lien particulier et durable avec l’animatrice (Lockzy 1973) les ateliers aident les enfants de migrants en difficulté relationnelle à développer leur sentiment d’intégrité et d’identité ; en proposant des supports de médiation multiples ils créent un cadre où tisser les liens qui leur permettront d’inventer leur propre métissage.

Jardin d’enfants3 : Awa, un an d’atelier entre 5 ans et 6 ans

Au cours de l’échange avec la maman d’Awa nous apprenons qu’elle est, comme son mari, originaire du Rwanda ; ils sont en France depuis plusieurs années et ont la nationalité française. Monsieur N. était venu en France auparavant pour travailler. Madame N. se sent intégrée depuis trois ans ; les problèmes de langue, de coutumes, de façons de vivre en France la rendaient dépendante de son mari, maintenant elle parle suffisamment bien le français et se sent à l’aise dans sa place de femme et de mère ; la France est son pays, elle n’a pas de nostalgie du Rwanda. Ils ont trois enfants, Madame N. est enceinte d’un quatrième enfant et son mari qui est sans travail n’est pas très désireux de cette grossesse ; elle n’en a pas encore parlé à ses filles. Awa est la seconde, elle est née en France, sa sœur aînée est née au Rwanda. La langue parlée à la maison est le rwandais, Awa ne comprend pas tout, elle parle français avec ses sœurs.

Madame N. dit que Awa n’aime pas sa couleur de peau ; elle-même a la peau plus claire que celle de son mari à qui Awa ressemble, Awa veut être « française » comme sa maman « blanche » et comme sa sœur aînée également « blanche ».

Awa est en dernière année de maternelle, elle ne parle pas ou très fort. Il n’y a pas de fil conducteur de son discours, elle dérive dans l’imaginaire produisant des histoires souvent chantonnées dont elle a du mal à sortir. Elle est « dans un autre monde », elle peine à rester concentrée sur les activités engagées, passe de l’une à l’autre, les quitte aussitôt.

En atelier Awa va se saisir du matériel culturel pour me faire connaître sa culture d’origine, la rendre vivante à mes yeux. Elle me parle du foutu plat traditionnel fait par sa mère, elle me dit « c’est un plat du Rwanda » je lui demande de m’expliquer la recette, elle me demande si j’ai des enfants « tu vas le montrer à tes enfants », je l’écoute me parler des ingrédients, elle ajoute « quand tu iras au Rwanda… ». La séance suivante elle me demande si j’ai pu faire du foutu, je lui dis que non mais que j’en ai parlé à mes enfants. J’amène régulièrement des épices qu’elle aime respirer, nous mettons des mots sur les odeurs, les parfums, nous commentons des recettes de cuisine à partir de livres illustrés.

Elle est très intéressée par le livre « Les familles du monde », elle veut voir la France sur le planisphère ainsi que le Rwanda pays d’origine de ses parents, elle me dit quelques mots dans leur langue. Nous regardons les images des familles aux cultures diverses, nous notons leurs particularités, nous essayons de deviner les liens de parenté. Elle me parle de sa famille, son père, sa mère, une grande sœur, une petite sœur, un oncle, trois tantes ; elle sait maintenant que sa mère attend un petit garçon, le prénom a été choisi par la grande sœur et il sera le frère de la petite sœur, pas le sien. Elle me dit son nom de famille, je comprends que sa sœur porte un nom différent du sien. Je prête une grande attention à ses paroles.

Awa montre un égal intérêt pour toutes les cultures, les cultures du monde, en utilisant les supports présents dans l’atelier. Sans doute le détour par d’autres cultures que celle de ses parents rend cet héritage plus léger en le relativisant et lui permet de tisser des liens entre ses différents encrages ; elle peut ainsi se les approprier à sa manière sans frein mis à l’élaboration d’un métissage où elle peut trouver son équilibre.

Elle choisit des livres sur le corps humain, nous nommons les différentes parties du corps à la fois sur l’image et sur elle-même. Elle dessine des poupées blanches et blondes. A la lumière des informations données par sa maman sur son rapport difficile à sa couleur de peau, le noir est esthétiquement valorisé en soulignant le rapport de couleurs entre sa peau et ses vêtements.

A la fin de l’année Awa peut être présente et concentrée sur des temps longs, sa vitalité mise au service de sa curiosité du monde.

Crèche4 : Mouss, deux ans d’atelier entre 1,5 an et 3,5 ans

Dès les premières rencontres Madame P., la maman de Mouss, parle de sa foi, la religion ordonne sa vie. Elle a une maladie qui provoque des crises très douloureuses et elle est venue en France pour se faire soigner. Nous comprenons que Mouss a été conçu pour « aider à soigner » sa mère alors qu’une grossesse n’était pas recommandée. Il est né prématuré à sept mois de grossesse et il est resté deux mois en couveuse. Mouss son papa et sa maman vivent en hôtel.

Madame P. dit qu’elle parle mal le français, elle parle l’appolo qui est une langue de Côte d’Ivoire avec son fils. Il y a quelque chose de particulier autour des prénoms, elle appelle son fils N., son père l’appelle Mouss, lui-même appelle son père par son prénom et les éducatrices par d’autres prénoms que les leurs. Sa maman explique que Mouss a trois prénoms, le prénom du père de son père : Mouss, le prénom du beau-père de son père et enfin un prénom biblique choisi par ses parents ; elle voudrait qu’à l’école il soit appelé par ce prénom qui est utilisé partout ailleurs sauf à la crèche. Elle explique que normalement on donne un prénom des ascendants à chaque enfant mais elle et son mari n’ont pas pensé avoir un autre enfant alors Mouss porte les deux prénoms des ascendants de son père. La vie en hôtel est difficile pour Mouss, il ne veut pas rentrer le soir à l’hôtel. Alors elle va chez une amie, il mange chez elle, elle le lave chez elle, ils rentrent ensuite. Mouss reste souvent dans son lit en journée, il se balance beaucoup, elle ne peut pas s’occuper de son fils en permanence compte-tenu de son état de santé.

Lorsqu’il arrive à la crèche Mouss a un an, il préfère être nourri au biberon, il ne mange pas de nourriture solide et ne semble pas y porter d’intérêt. Le moment du repas avec les autres enfants est souvent compliqué, il n’est pas « présent ». Il a beaucoup de mal à s’endormir au moment de la sieste, il est agité et se balance longuement. Mouss reste isolé des autres enfants, il ne joue pas, ne manipule pas, il ne montre pas de signes marqués entre les visages connus et inconnus. Lorsqu’il est contrarié, lorsqu’on lui dit non, il est saisi de colères très intenses, se jette en arrière, ses yeux basculent, dans ces moments-là il « n’existe » plus la frustration est très difficile pour lui il semble souffrir intensément, il a beaucoup de mal à retrouver seul son calme et a besoin qu’un adulte lui parle doucement alors il peut progressivement se calmer et se relever.

En atelier il aime les livres de comptines africaines, il y a un lien très fort qui l’unit à ces comptines, l’enjeu de ses racines, il est très tourné vers l’Afrique et utilise beaucoup le matériel culturel des ateliers : livres, instruments de musique, chansons, il chante et il veut que je chante avec lui. Il faut faire ensemble, il se construit par le jeu partagé ; il ne faut pas seulement des mots mais le soutenir presque physiquement par le biais des activités engagées qui ont un rôle structurant pour lui. Il a besoin d’un partenaire de jeu qui investit son propre corps au même niveau d’implication.

Petit à petit il se balance moins, se déplace, il aime sautiller d’une jambe sur l’autre, saisir les objets, faire du bruit. Il initie des relations avec les autres enfants, il est sensible à leurs pleurs, vient s’asseoir à côté d’eux, il a besoin de toucher les plus petits, il a une grande empathie envers les autres.

A la fin de la première année il devient très « causant », gai, tout est support de jeu, il y a de l’échange, du dialogue c’est un grand changement. Sa curiosité et son sens relationnel sont des outils puissants au service d’un processus d’unification. Il fait des progrès en motricité fine et il en est fier, il a beaucoup de délicatesse et de légèreté dans ses gestes, il a commencé à manger à la cuillère et refuse l’aide à table, il veut faire seul. Il passe des petits moments dans le groupe des grands et se sent valorisé, il joue de manière libre et spontanée.

A la fin de la deuxième année il a établi une continuité de relation entre le groupe des petits d’où il vient et le groupe des grands où il est maintenant. Il vient faire « coucou », il a une facilité d’échange, une parole posée. Mouss est très tendre avec les éducatrices, l’une d’elles dit qu’il fait naître chez les autres ce qu’ils ont de meilleur à proposer. C’est un enfant « soigneur » des autres, ce rôle de « soigneur » des autres enfants semble être une nécessité pour lui, il s’interpose entre les enfants qui se disputent et ne comprend pas l’intervention des éducatrices. Peut-être se donne-t-il à lui-même la fonction pour laquelle il a été conçu : soigner sa mère.

La maman de Mouss considère que la crèche et les ateliers ont « sauvé » son fils, mais elle-même a su trouver ce lieu dans lequel elle avait confiance, et elle a apporté à Mouss quelque chose de joyeux, léger, vivant, généreux.

Crèche : Loubna, un an d’atelier entre 2 ans et 3ans

La venue en France de la famille B. est probablement liée à la guerre civile dans leur pays d’origine l’Algérie. Madame B. a trois enfants, une grande fille qu’elle n’a pas élevée et deux petites filles, Loubna est la plus jeune. En Algérie Madame B. était une femme active qui travaillait. Elle a progressivement développé une bonne relation avec les éducatrices. Au moment de la naissance de Loubna elle était dans un état de grande dépression. C’est une personne très fine, sensible qui parle d’elle, de ses difficultés personnelles, de son mal-être avec beaucoup de justesse. Elle a du mal à parler de sa relation avec sa fille, soit elle parle d’elle-même soit elle parle de Loubna, l’évocation de leurs liens est difficile. Elle laisse Loubna dans son lit où elle se balance et cela l’inquiète. Elle bénéficie d’une prise en charge psychiatrique.

Lorsque Loubna arrive à la crèche une travailleuse familiale intervient à domicile et une assistante scolaire a été sollicitée pour les aînées. Loubna vient irrégulièrement les premiers mois accompagnée par la travailleuse familiale. Puis Mme B. a souhaité reprendre son rôle en accompagnant régulièrement sa fille. Elle lui parle en trois langues : kabyle, arabe, français.

Loubna est alors une toute petite fille, avec un visage triste, un regard fermé, elle ne sourit pas, elle ne marche pas encore et se déplace sur les fesses. Elle a des problèmes d’alimentation. Elle bouge peu pendant la journée, signifie sa présence en se tapant le dos contre le cache-radiateur, se balance d’avant en arrière. Elle est isolée des autres enfants. C’est une petite fille qui est dans un état de grande solitude. Un soutien en pédopsychiatrie se met en place à partir de la crèche.

En atelier, au cours de sa deuxième année de crèche, Loubna va manifester un investissement du corps à la fois puissant et un peu maladroit. Elle a un côté « planté », le corps « parle » mais déconnecté d’un contenu émotionnel qu’il lui faut intégrer par le biais de faisceaux concentrés d’attentions adressées à sa personne : l’aider par le jeu à avoir des initiatives, à faire avec l’autre, à rompre sa solitude et à prendre le risque de la relation.

Elle s’est mise à bouger, à investir l’espace, à se déplacer de manière appropriée. Elle a alors une gourmandise au niveau de l’engagement physique : faire claquer des bulles de savon l’enchante, elle a des rires qui partent du ventre. Elle avait des gestes plats et mécaniques, sa gestuelle est devenue d’une grande habileté, son visage s’est ouvert, avec des expressions réjouies. En lançant le ballon elle est gauche, elle pense à ce qu’elle doit faire, elle essaye, elle lance tout son corps en avant et quand je l’attrape elle est contente, quand le ballon tombe ça n’est pas grave. Lorsqu’elle regarde un livre elle commente, elle répète et anticipe. Elle aime quand nous chantons « le grand cerf » avec la gestuelle appropriée.

Loubna s’est épanouie, le changement a été régulier, continu. Le balancement est devenu moins fréquent, il ne l’empêche plus d’être attentive à ce qui se passe autour d’elle, il est devenu contextuel relié au monde qui l’entoure. Elle pouvait jeter des objets dans la pièce, l’interaction avait un côté effrayant pour elle, maintenant elle peut rendre l’objet, on peut en parler avec elle, échanger des regards. Elle arrive progressivement à se sentir à l’aise dans le groupe des quinze enfants, même si elle garde des difficultés à en supporter les contraintes. Elle a du plaisir à faire comme les autres et avec les autres, à s’exprimer, à échanger. Elle est à l’aise physiquement : marcher, courir, se déplacer à grandes enjambées, elle est devenue ouverte, épanouie.

Durant ces deux années sa maman s’est progressivement transformée ; elle se nourrissait du bénéfice que sa fille retirait de ses moments passés à la crèche et en atelier. Cela s’est manifesté d’abord par une attention, un soin porté à sa personne, un souci de son apparence. Il s’est produit un changement important, profond que son vêtement illustrait. Loubna était aussi vêtue de jolies tenues. Il y eut un dévoilement de leur beauté. C’était un contraste fort entre son arrivée à la crèche habitée par sa tristesse, son mal-être, et son départ où elle était devenue une femme active, dynamique avec sa petite fille devenue belle et vive. Quelque chose s’était passé qui avait marqué leurs vies, ces deux années avaient été fondatrices de quelque chose pour elles deux.

Conclusion

L’évolution des enfants qui suivent les ateliers n’est pas toujours linéaire et elle peut être, pour certains enfants, variable selon le lieu : groupe ou atelier. Il n’y a pas toujours d’évidence de « progrès » ; il y a ceux que l’on remarque, la disparition des symptômes les plus visibles tels que les manifestations corporelles de mal-être, balancements, isolement, la difficulté à entrer en relation, et des changements qui ne se montrent pas ou peu, les minuscules petits progrès qui nous échappent, la part de l’invisible, très importante pour eux.

Les ateliers langage se sont développés dans des établissements où l’équipe est à l’image d’une cellule plastique, poreuse aux expériences susceptibles de nourrir son projet ; perméabilité, hybridation, métamorphose sont les mots qui la caractérisent, ce qui vient nourrir le projet ne déstabilise pas l’équipe mais la renforce. A ce titre les ateliers langage ont été facteur d’ouverture sur :

    • Le développement d’une culture de la relation individuelle en résonance avec le collectif : non pas l’un ou l’autre, voire l’un et l’autre, mais l’un avec l’autre. Aucun enfant, dans ce cadre particulier mis en place pour les ateliers langage, n’a jamais été dans la perte des repères ni dans la confusion des rôles.
    • L’introduction de l’altérité culturelle pour en faire un outil particulier de médiation dont les enfants peuvent se saisir pour tisser des liens entre leur culture d’origine et celle de leur pays d’accueil.
    • La construction d’une relation entre l’enfant et l’animatrice autour du jeu libre, où la parole participe à « l’alliance intrinsèque du corps et du langage » (Guillerault, in Dolto 1994 : 13) permettant ainsi à chaque enfant de construire sa langue et de s’éprouver, en tant que sujet, engagé dans la création de son propre métissage.

 

  1. Crèche Le Village, jardin d’enfants Félix Terrier.
  2. Association Des Mots pour Grandir.
  3. Les prénoms ont été changés.
  4. Binot-Courtois D, Septfonds M, Hidouci S, Dawa P. Des mots pour grandir, les ateliers langage. Journal Des Professionnels de la Petite Enfance 2011 ; 72 : 31-33. L’article est illustré de notes d’atelier sur Mouss et Loubna.
Résumé
Abstract
Resumen

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