Abdallah-Preticeille M. Langue et identité culturelle. Enfance 1991; 44 (4): 305-309.
Allafort C, Sanca R, Postolache I, Mantrach Z, La parentalité à l’épreuve de l’exil, un groupe à médiation, multiculturel et pluridisciplinaire. Cliniques 2016; 12: 163-180.
Mestre C, Gioan E, Comment la culture vient aux femmes à la naissance de leur bébé? Spirale 2014; 2 (70): 85-92.
Mestre C. (dir) Bébés d’ici, mères d’exil. Toulouse: Erès; 2016.
Moro M. Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants, Paris: Dunod; 1998.
Rochette J. Le rituel, la mère et le bébé: un dispositif de soin en périnatalité, les groupes de présentation de bébés. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 2003; 40: 93-126.
Yahyaoui A, Ethiard S. Exil et étayage culturel: le cas de la dyade mère-enfant. Corps, Espace-Temps et Traces de L’exil 1993 : 131-139.
Sanca R, Allafort C, Mantrach Z, Postolache I. Accueil du nouveau-né au CADA d’Eysines : entre l’intimité de la langue maternelle et la socialisation dans la langue d’adoption. Quelle place pour l’interprète ? L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2017, volume 18, n°1, pp. 104-109
Comment accompagner des mères migrantes et leurs bébés dans la construction de leurs liens ? Quelle approche proposer afin de prendre en compte “l’entre-deux” de leurs réalités subjectives ? Et comment rester attentif à “l’entre-deux” de la migration où se côtoient deux réalités culturelles, celle du pays d’origine et celle du pays d’accueil ? Nous empruntons cet “entre-deux” à la clinique transculturelle, où il apparaît à la fois comme une possible source de clivage et comme, potentiellement, porteur d’une grande créativité (Moro 1998). Nous l’interrogeons tout particulièrement au fil de notre travail dans le cadre d’ateliers “accueil du nouveau-né et parentalité”.
[ihc-hide-content ihc_mb_type= »show » ihc_mb_who= »1,2,3,4,5,6″ ihc_mb_template= »1″ ]
Ce projet est né face à l’expression des difficultés et des besoins de nos patientes des consultations transculturelles de l’hôpital Saint André et de la maternité qui nous ont appris que l’accompagnement de la dyade mère-enfant est souvent affaire de “co-mères”. Ainsi, les ateliers ont vu le jour en 2013 à la suite d’un travail de recherche de Mathilde Pehau-Guira, interne en psychiatrie1. Ils se poursuivent aujourd’hui dans différents lieux : la Parentèle, le quartier des Aubiers et le CADA (Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile) d’Eysines. Ils sont complémentaires à la prise en charge en psychothérapie et porteurs de cette créativité caractéristique de “l’entre-deux”. Nous porterons notre attention sur les ateliers du CADA d’Eysines, particuliers à la fois par le fait d’ajouter une nouvelle rencontre, un nouveau public et un nouvel espace. C’est un nouveau public car contrairement aux participantes des autres ateliers menés par l’association Mana, ces bébés et ces femmes ne sont pas forcément des patientes de la consultation transculturelle. Mais ce sont des femmes enceintes et des mères en demande d’asile, particulièrement isolées, qui ont souvent vécu une violence initiale, à laquelle se sont parfois ajoutées les souffrances endurées pendant un parcours d’exil qui a pu durer plusieurs années.
Le CADA, structure d’hébergement transitoire offre, durant leur procédure de demande d’asile, un lieu stable où ces mères, vulnérables et décontenancées, peuvent se poser, trouver un appui, un réseau de soutien dans une continuité… qui reste provisoire, conditionnée par les réponses à la demande d’asile. Ainsi, les femmes qui participent à l’atelier du CADA sont-elles souvent moins désorientées, “éclatées” que celles, non encore hébergées qui fréquentent les ateliers similaires proposés par l’association Mana aux patientes suivies dans les consultations transculturelles.
Un des premiers interlocuteurs de ces femmes, le CADA, est un espace “d’entre-deux”, car implanté dans ce pays d’accueil, il est aussi perméable aux représentations d’ailleurs et plusieurs univers culturels s’y côtoient.
Les ateliers “accueil du nouveau-né et parentalité” ont été pensés pour favoriser l’expression de chacun dans sa différence et l’amorce d’un dialogue source d’une compréhension mutuelle. Ils sont devenus un maillon complémentaire à l’accompagnement social mené par l’équipe du CADA, qui s’appuie également sur l’ensemble des ressources locales afin d’accompagner ces dyades lorsqu’elles sont prises dans une spirale d’interactions négatives. En effet, les enfants sont au cœur de la rencontre de ces familles avec la société française. La façon de prendre soin d’eux, de les éduquer, à la fois intime et fortement déterminée par les sociétés peut favoriser des tensions et des incompréhensions ou à l’inverse permettre de tisser des liens.
Les ateliers sont animés par une psychologue, une psychomotricienne, une anthropologue de l’association Mana et une éducatrice spécialisée du CADA. Les interprètes occupent une place importante et indispensable dans ce dispositif, où la plupart des mamans ne maîtrisent pas la langue française. Au travers de leurs regards, ils sont amenés à assurer une enveloppe contenante, tant par leur attention – dans le sens de l’observation qui porte, soigne et accueille l’émotion de l’autre – que par l’espace groupal qu’elle propose. En effet, ce dernier est garant d’une sécurité et d’une continuité essentielles au déploiement des ressources internes de chaque participante, à la construction du sens et au choix d’un métissage qui restera singulier, dans un esprit d’écoute mutuelle, de confidentialité et de non-jugement. Aussi, nous avons recours à des leviers, tels la langue maternelle ou des objets culturels faisant référence aux pratiques de maternage familières.
Ainsi, dans la continuité des travaux de recherche de Yahyaoui (1993) et Mestre (2014) et de l’équipe de soins transculturels (Mestre, 2016), pour lesquels, les facteurs protecteurs de l’enveloppe culturelle seraient la présence de la mère, des co-mères et des rituels liés aux pratiques de maternage, nous avons essayé de reconstituer un groupe de co-mères où les pratiques de maternage d’ailleurs trouvent un espace d’expression, d’interrogation et d’élaboration.
Les ateliers sont proposés sur leur lieu de vie, au pied de l’immeuble d’hébergement des familles, tous les 15 jours. La salle d’animation, qui leur est familière, est transformée grâce aux objets culturels : des photos, des pagnes aux couleurs chatoyantes, des tapis, des jouets mais également des berceuses du monde. Ils serviront de supports de discussion pour aborder des thématiques de la vie quotidienne de l’enfant et de sa mère. Expression de l’héritage culturel, les objets culturels sont tel un “trousseau de naissance” (Rochette 2003) qui se transmet de génération en génération. Or, en situation de migration, certaines composantes de ce trousseau peuvent être délaissées, par peur de jugement de l’Autre, ou considérées comme dépassées. Ici, à partir de ces objets, nous essayons de construire des liens entre la culture du pays d’accueil et celle du pays d’origine, entre la mère et son enfant, les mères entre elles, les participantes et les intervenants, en donnant naissance à un métissage culturel. Nous allons porter notre attention sur la place de la langue maternelle et des interprètes dans ce dispositif.
Nous insistons sur l’utilisation de la langue maternelle dans le cadre de l’atelier car elle est une modalité d‘expression de la culture et un médiateur de l‘identité (Abdallah-Preticeille 1991). Le temps et l’espace d’origine, trouvent aussi leur expression dans la langue. Objet culturel autant que de communication, elle fait partie de l’enveloppe culturelle et a une importance particulière pour les personnes subissant une fracture de cette enveloppe du fait de la migration.
La langue est ainsi un élément de continuité dans un contexte spatio-temporel différent permettant la transmission de la mémoire du pays d’origine et d’une certaine vision du monde. Le choix de transmettre la langue maternelle peut donc être un choix d’inscrire l’enfant dans la continuité du cadre socio-culturel des parents, de la mère. De la même façon, le choix inverse peut signifier une volonté de rupture avec le passé et le pays d’origine.
L’interprète qui parle la langue de ces mères et partage parfois la même culture est inscrit dans cette continuité et crée une relation particulière avec elles. La traduction est difficile et complexe car il est compliqué de “traduire” certaines intonations de la voix, des modulations ou bien des silences, des non-dits qui peuvent être des éléments culturels. L’interprète les perçoit et les comprend mais peut difficilement les exprimer. Traduire alors devient transmettre, faire passer ou au contraire contenir des ressentis.
“Cet aspect fut particulièrement perceptible avec Lala, aux prises avec des affects de colère envahissants. Dans un phénomène de projection, elle percevait le groupe comme inquiétant et discriminant. Notre tentative de la contenir l’amena à dire : « Déjà en sortant du ventre de ma mère, j’étais en colère et je criais. Je suis comme ça. Il faut me prendre comme je suis ! »
Face à ces affects particulièrement agressifs, on attribua à tort la responsabilité de cette parole envahissante à une interprète. A l’inverse, une autre eut tendance à filtrer spontanément les propos de Lala marqués par le ressassement pour les rendre supportables par le groupe. Son corps devint alors le réceptacle de cette colère et elle fut victime de violentes douleurs abdominales. Un autre interprète, comme sidéré par la violence des propos, perdit sa capacité de traduire, les mots lui échappant soudainement.
Au vu de ces manifestations, nous comprîmes que Lala n’était pas prête à affronter un groupe. De plus, nous devions assurer la permanence d’un cadre protecteur pour chacun. Nous fûmes amenées à la réorienter vers une consultation mère-enfant.” (Allafort et al. 2016).
Le travail d’élaboration a posteriori est indispensable car il permet de repérer ce qui a échappé aux animatrices du fait de la barrière de la langue, de la simultanéité des échanges et du nombre d’interlocuteurs. En effet, les intervenantes, en observant les mères qui s’expriment peuvent sentir l’émotion mais ne savent à quel élément du discours la rattacher et ont ainsi, parfois, plus de difficulté à comprendre ce qui se joue.
Le travail des interprètes nécessite aussi une organisation et une régulation des échanges qui font également contenance. Dans un groupe de parole impliquant un grand nombre d’intervenants, la spontanéité des échanges et la part d’improvisation inhérente au travail à plusieurs ne permettent pas toujours le séquençage nécessaire à la traduction. Les intervenantes de l’atelier doivent alors réguler les échanges et se retrouvent dans la position d’un chef d’orchestre dont la partition ne serait ni écrite ni connue à l’avance.
L’utilisation de la langue maternelle permet à ces mères de mieux exprimer leurs affects et leurs représentations, leurs ressentis et leurs incompréhensions. Elle est un des canaux privilégiés de communication des émotions à son enfant et à l’autre. Au fil des groupes, les mères l’ont bien compris, telle Mutine, maman bilingue qui, encouragée par nos échanges, parle aujourd’hui à son fils dans sa langue maternelle. Auparavant, transmettre sa langue à son fils lui avait semblé inutile. Amina, quant à elle, parle de sa difficulté à utiliser sa langue maternelle dans le groupe. D’ailleurs, à plusieurs reprises elle s’adresse aux intervenantes en anglais alors qu’une interprète en dari, sa langue maternelle, est présente. Elle exprime qu’il est étrange pour elle de parler cette langue avec des femmes non voilées et prend, pendant plusieurs séances, une position “externe” et “experte” quant aux pratiques culturelles de son pays, l’Afghanistan. Le contenu du récit, très long et intellectualisé, provoque, chez une des intervenantes, un vide d’attention, que nous mettons en lien, a posteriori, avec le récit d’Amina chargé d’émotions de perte. Au fil des ateliers, en se saisissant de la présence de l’interprète et de la possibilité d’échanger dans sa langue maternelle, Amina confiera des éléments de son passé et de son ressenti plus personnels, évoquant et interrogeant certaines pratiques de maternage transmises par sa mère.
Par le plurilinguisme et l’horizontalité du groupe, nous essayons de construire un cadre qui est en capacité d’accueillir la différence, sans mettre en danger la personne ou le groupe. Afin de donner un support pour qu’émergent des associations et qu’un travail tant subjectif que collectif puisse se mettre en place, il nous arrive à nous, intervenantes, de proposer des comptines, contes, dans nos langues maternelles.
Les comptines à gestes, par exemple, sont des “objets culturels” saisissants, car elles font appel à plusieurs registres de la mémoire : kinesthésique, visuel, auditif et sémantique. Leur message est inscrit dans une tradition qui se transmet souvent oralement. Elles permettent d’appeler des ressources internes culturellement codées et de les mettre en travail.
Ainsi, lors d’un atelier où nous chantions des comptines à gestes, une maman ukrainienne, Lina, très en retrait comme à l’accoutumée, nous répondit d’abord qu’elle n’en connaissait pas dans sa langue. La psychologue proposa une chanson dans sa langue maternelle, le roumain, de tradition proche. Nous insistâmes sur une autre forme de communication, au-delà des mots, accessible à toutes les participantes du groupe. Les francophones, se re-trouvaient alors à égalité avec les autres, face à une langue inconnue.
Quelques minutes plus tard, Lina, sortant de son habituelle réserve, mima et chanta dans sa langue une comptine qui exprimait quelque chose de son univers et transmettait un peu de son état d’esprit actuel : une maison construite sur du sable et détruite par une pluie torrentielle, puis reconstruite sur du rocher et résistant à cette même pluie. Cette image est à mettre en lien avec l’éclatement familial vécu au départ d’Ukraine – où Lina vivait de façon communautaire – et à son complet isolement en France qui la prive de l’étayage familial auquel elle était habituée.
Il nous sembla alors que Lina avait pu renouer avec une part d’enfance en elle, convoquant ensuite des personnages de son enfance et plus tard, des contes transmis par sa mère. Ainsi, nous avons pu observer au fil du temps comment cette jeune mère a pu accéder à une mémoire au départ inaccessible ou trop douloureuse, l’a mise en travail, et peut aujourd’hui la solliciter comme une ressource.
L’utilisation de la langue maternelle et la présence d’interprètes dans le cadre de notre groupe sont aussi des éléments de valorisation et de reconnaissance de l’autre. En effet, le travail des interprètes nécessite une attention forte à l’autre, dépendant de lui, car il est le seul à pouvoir transmettre son discours. Cela favorise, de fait, une relation privilégiée. En effet, il puise dans l’intimité de la langue maternelle pour accueillir l’autre dans sa parole, ses gestes et ses émotions. Cela provoque chez certaines de ces mères, une attente d’exclusivité telle, que partager l’interprète devient difficile. Parfois, face à cette nécessité de partage qui réactive des vécus infantiles, des mères particulièrement fragiles se renferment dans leur coquille et restent dans une position passive. Il faut alors beaucoup de finesse aux interprètes et aux animatrices pour leur permettre de sortir de cette position.
Dans le même temps, et c’est là tout le paradoxe du rôle des interprètes au sein d’un groupe, l’interprète est un porte-parole qui doit rapporter la parole des mères et les faire sortir de l’intimité d’une relation duelle. Il doit trouver la juste place pour cette parole et permet parfois aux personnes timides de prendre une place qu’elles ne se seraient pas autorisées à prendre seules, incarnant une fonction de passeur.
Ce deuxième mouvement du travail de l’interprète nécessite qu’il restitue au groupe une parole nécessairement “transformée” par ses propres émotions, et rendue recevable. Ainsi, nous les interrogeons sur leurs observations car leurs ressentis, leurs références culturelles nous sont un outil indispensable à la compréhension des différentes postures, paroles etc. Nous les invitons aussi à analyser leur contre-transfert, afin de comprendre et d’analyser avec eux les difficultés qu’ils ont rencontrées dans l’exercice de leur travail.
La présence d’interprètes dans la langue maternelle peut être un élément de valorisation, mais peut aussi être un élément de dévalorisation.
En effet, il ne nous est pas possible de faire appel à plus de deux ou trois interprètes par atelier. Toutes les mères ne peuvent donc s’exprimer dans leur langue maternelle et certaines doivent passer par une autre langue parlée dans leurs pays. Des éléments du registre historique sont alors à prendre en compte, pour écarter le risque des projections négatives, en lien avec les représentations liées à la langue parlée par l’interprète, son origine et une histoire commune.
Parfois, la question de la revendication d’un interprète par les participantes peut révéler une demande de réparation, qui est à inscrire et à analyser dans le contexte de leurs histoires de vie. La posture du professionnel est alors celle de signifier la reconnaissance différemment, tout en expliquant les limites et les choix. C’est arrivé par exemple avec Manie, jeune mère érythréenne qui peut s’exprimer en arabe mais qui refusait de le faire, nous manifestant ainsi qu’elle ne se sentait pas reconnue dans le groupe. Il a alors été important de partager avec elle nos motivations afin qu’elle ne le vive pas comme une forme de discrimination. Elle a pu alors se saisir de la présence de l’interprète en arabe créant une alliance avec cette femme très attentive qui lui a permis de se sentir reconnue.
Le recours aux interprètes et aux langues maternelles est indispensable au travail mené dans nos ateliers. Il permet la co-construction dans le cadre d’un groupe, où les participantes ainsi que les intervenantes se retrouvent et se reconnaissent. Le travail des interprètes, étroitement associé à celui des intervenantes, favorise l’instauration d’un climat de confiance et d’un sentiment de sécurité. Ainsi dans cet espace de “l’entre-deux”, les mères peuvent exprimer leurs émotions et leurs subjectivités et les différentes cultures et ressentis peuvent se rencontrer sans se heurter. Les interprètes, de par leur connaissance intime de la langue et de la culture, à travers des représentations culturelles qu’ils peuvent proposer, participent au travail d’élaboration en groupe. Le transfert sur les interprètes ainsi que les effets de ces liens sur le corps et la pensée de ces derniers – leur contre-transfert – sont des indicateurs pour les intervenantes. Ils leur permettent de percevoir finement les difficultés des participantes dans leurs relations aux autres, de les accompagner dans la rencontre de la différence et l’élaboration d’un métissage singulier, qui leur permettra de se construire du sens et des repères dans cette société d’accueil qu’est la France pour elle.
© 2025 Editions La pensée sauvage - Tous droits réservés - ISSN 2259-4566 • Conception Label Indigo