© hdptcar, Destruction in the north-west 07, Baipadgue, Logone oriental, Tchad, 25 septembre 2007. Source
Martinelli B. Centrafrique, les chemins de la haine. Libération, mercredi 21 mai 2014.
Martinelli B, Bouju J. Sorcellerie et Violence en Afrique. Paris : karthala ; 2012.
N’koussou G. Enfants soldats… enfants sorciers ? Approche anthropologique dans l’Afrique des Grands Lacs. Paris : L’harmattan ; 2014.
Un petit lien en plastique jaune a été attaché à la fermeture éclair de mon sac à dos par un enfant anonyme alors que je passai quelques heures en compagnie des enfants de Doyaba, le 8 février 2014 dans le sud du Tchad. Je l’ai gardé par respect pour ce geste dérisoire et grave, objet-trace des histoires brisées de ces enfants réfugiés de Centrafrique.
De passage à Sarh, en compagnie de l’équipe du CEDIRAA1 de Ndjamena, j’avais proposé ma contribution professionnelle à un état des lieux du camp des « retournés », alors que l’administrateur du camp nous avait fait participer à une réunion rassemblant les ONG présentes sur les lieux. Le sort des « enfants non accompagnés » a été évoqué. Ce sont des enfants arrivés sans leurs parents, qui sont restés en Centrafrique, ou bien sont dans un autre camp en transit, ou bien sont morts.
Nous2 avons passé une après-midi dans le camp des enfants non accompagnés (CENA), en compagnie des animateurs. Nous avons procédé à des interviews des enfants et nous avons observé les enfants le temps de leur repas ; et nous avons échangé avec les animateurs.
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Le camp était ouvert depuis environ un mois. Quand nous sommes arrivés, les enfants étaient sur des nattes à l’ombre des arbres, à distance de l’entrée du camp. La nuit, ils dormaient dans des tentes montées par l’Unicef qu’ils occupaient à 7 ou 8 personnes. Ils nous ont accueillis avec curiosité et calme et nous ont entourés aussitôt. Le contact fut bon et les enfants furent immédiatement prêts à collaborer. Les animateurs nous ont également bien accueillis. Des enfants d’âge moyen mirent à notre disposition leur compétence linguistique, l’un traduisit du foulbé en sango, un autre de sango en français. Un autre traduira plus tard du foulbé en français.
Les enfants étaient dépenaillés et sales ; certains des plus petits n’avaient pas de pantalons. Ils étaient regroupés par âge pour manger l’unique repas de la journée. Certains improvisaient un lieu de prière et se prosternaient.
Ce qui frappait d’emblée était le calme et l’immobilité. Globalement les enfants étaient tristes, même si leur regard et leur visage pouvaient s’animer quand on leur parlait. Ils avaient quelques jouets qu’ils tenaient dans leurs mains : des poupées et des dînettes pour les filles et des hélicoptères pour les garçons. Ils ne disaient rien quand on leur enlevait au moment du repas.
Eric, diplômé en master d’humanitaire et membre de l’Unicef, m’avait fait part de cette première observation : c’est le mutisme qui prédominait, la présence de regards perdus et hagards, et pour certains, le refus de manger.
Notre attention fut retenue par les plus petits, par la façon dont ils mobilisaient l’entourage ; par les enfants d’âge moyen et les échanges entre eux, et enfin par les plus grands qui s’occupaient des petits. Les enfants avaient désigné l’un d’entre eux comme leur « délégué ». Quand nous repartirons les plus grands faisaient une partie de foot à l’entrée du camp.
Ce jour-là, il y avait plus de 300 enfants, dont la moitié dans le centre et les autres placés chez des « tuteurs », des adultes retournés également, placés dans une autre partie du camp. Nous avons rencontré des enfants et adolescents de 9 mois à 20 ans, qui étaient sur le site depuis moins d’un mois. L’ethnie dominante était représentée par les Peuls, les Foulata ou Foulbés. Les adultes encadrant étaient des animateurs, cinq, dont un sociologue de formation, et deux représentants de Unicef. Ils nous rapportèrent que la majorité des enfants rencontrés lors de notre visite avaient fait des demandes communes tels que : des jeux, des vêtements, aller à l’école, recevoir de meilleurs repas et en plus grande quantité.
Les animateurs nous firent aussi des demandes pour améliorer leurs connaissances face aux situations dont ils étaient témoins, telles que des connaissances en médecine et en psycho-sociologie. Ils se sentaient impuissants face aux demandes des enfants.
Les enfants nous racontèrent ce qu’ils avaient vus, comment des adultes furent tués, comment eux-mêmes reçurent des blessures graves, comment leurs familles furent dispersées ; ils nous confièrent leurs peurs, leurs espoirs aussi. Je voudrais évoquer le témoignage de deux enfants qui nous ont touchés.
Nassir, 17 ans, était un enfant de taille moyenne qui avait l’air en bonne santé. Son regard était ouvert et il souriait. Il avait à cœur de nous dire d’emblée, en français, qu’il avait son Bac D, passé à Bangui et qu’il désirait être médecin. Il était arrivé seul dans les premiers au camp. Les enfants l’avaient désignés pour être leur « délégué ». Tout le monde l’appelait « délégué » et il était souvent sollicité par les adultes comme par les enfants. Son rôle au sein du centre était de répondre aux besoins du collectif en apportant une surveillance, une écoute, il disait être un « purificateur » et apporter « un affect aux enfants seuls ». Il était accompagné par trois adolescents pour superviser tous les enfants, jour et nuit. Il nous raconta son histoire : Sa maman était décédée avant la guerre et il s’était retrouvé avec son père et son grand frère à Bangui. Son frère était conducteur et lui étudiait.
« Le 5 décembre 2013 à 3 h du matin, des hommes sont entrés dans la maison. Ils ont découpé mon frère à la machette et j’ai réussi à fuir. Je suis allé à l’Ambassade du Tchad. Je n’ai pas de nouvelles de mon père ». Il nous dit qu’il pleurait parfois et quand ça lui arrivait il allait voir ses amis. Il s’occupait beaucoup des autres, il se sentait responsable. Il allait prier sur des nattes avec d’autres avant le repas. Ses demandes étaient de pouvoir continuer ses études. Le soir, il racontait des histoires aux enfants. La nuit, les enfants pleuraient et criaient et il essayait d’en consoler certains. Plus tard dans l’après-midi, nous le verrons avec la plus petite du camp, qui dormait blottie dans ses bras.
Nous nous sommes approchés d’Awa, 14 ans, avec Zacharia, 12 ans, qui traduisit du foulbe au français. Zacharia venait du camp des adultes.
Awa n’est jamais allée à l’école et venait de la brousse, près de Bouali. Après un passage à Bangui dans le quartier Carrière (où habitent les foulbe, des éleveurs), elle était arrivée au camp, il n’y avait pas une semaine.
Elle avait des séquelles physiques : des blessures par coups de machette aux jambes ainsi que des blessures par balles au genou gauche. Des trous de balles dans le dos, mal soignés, avec visiblement un corps étranger (une balle ?) sous la peau près de la colonne vertébrale, étaient visibles. Une partie de son crâne avait été rasée pour soigner une blessure par machette. Elle avait des difficultés pour marcher, elle boitait car son genou gauche était bloqué ; son mollet gauche semblait atrophié. Elle disait avoir mal dans tout le corps. Elle mangeait seule et était assez isolée des autres enfants, probablement parce qu’elle était mal et qu’elle ne partageait pas la langue des autres. Elle était en effet éteinte mais elle dormait mieux et ne faisait plus de mauvais rêves. Elle avait peur dans la journée principalement. Elle prit seule son repas, loin des autres filles de son âge et ne finit pas son plat ; elle l’offrit aux petits enfants qui étaient face à elle. Sans doute avait-elle l’habitude de partager et de s’occuper de plus petits qu’elle, ses quatre petites sœurs avaient péri avec ses parents.
Elle était au marigot pour chercher de l’eau. Elle vit six antibalaka arriver dans le village. Les antibalaka emmenèrent ses parents dans la case et mirent le feu, ensuite ils firent sortir les parents et les frappèrent avec des machettes. Elle reçut des balles et des coups de machettes. Ils sont partis en la laissant pour morte.
Les séléka l’ont sauvée et emmenée à Bouali (sous-préfecture) à 95 Km de Bangui. Elle a été ensuite transportée à Bangui par ambulance. Elle pleura et baissa la tête en racontant son histoire. Zacharia, présent sur le camp des enfants parce qu’il s’ennuyait dans celui des adultes, nous demanda de ne pas laisser seule Awa, et de dire aux animateurs de la faire manger avec les autres.
Quelques semaines plus tard, Frédérique Drogoul, psychiatre référent de MSF (Médecins sans frontière) partit au Tchad pour un état des lieux du camp frontalier Sido. Elle fit une halte au camp de Doyaba et rendit visite aux enfants non accompagnés. Elle nota un nombre plus important d’enfants (environ 700) sans leurs parents, pour certains pris en charge par l’Unicef et d’autres par des « tuteurs », pour une population de 17 000 réfugiés. Les enfants globalement avaient faim et des situations de malnutrition sévère avaient été repérées.
Cependant les conditions de vie dans le camp des enfants non accompagnés étaient « correctes » : plus d’animateurs (pour la plupart bénévoles, dont deux infirmières) se relayaient auprès d’eux, des activités étaient proposées tout au long de la journée, par classe d’âge : jeux, chants, ardoises et craies, balades à la rivière pour les plus grands. Les enfants recevaient trois vrais repas par jour, dormaient par groupes de 10 dans les 20 tentes et quatre maisonnettes. Les regards vides et tristes avaient globalement disparu ; aux dires des animateurs, les terreurs nocturnes également, mais il n’y avait que deux animateurs de garde la nuit, entre 18 h et 7h. Certains enfants avaient pu rejoindre leur famille.
Que sont devenus Nassir et Awa ? Frédérique D. croisa Nassir qui semblait aller bien. Quant à Awa, Eric de l’Unicef nous fit parvenir ce petit mot en mai 2014 : « Je voudrais vous donner quelques bonnes nouvelles des enfants non-accompagnés du camp de Doyaba. La petite Awa a bien été évacuée à Ndjaména et est complètement rétablie (une balle extraite de son dos, rééducation fonctionnelle de ses membres…) et puis elle a retrouvé sa grand-mère… » ; les autres nouvelles concernaient une fratrie durement touchée par des blessures de machette, et ayant retrouvé leurs familles comme environ 170 autres enfants.
Ces enfants ont été les victimes d’une guerre fratricide qui a embrasé la Centrafrique et que les médias ont largement relayée. Dans l’article « Centrafrique, les chemins de la haine », Bruno Martinelli, anthropologue qui a enquêté sur la sorcellerie en Centrafrique (2012), nous livre de façon condensée les ferments de cette haine meurtrière : d’abord la pauvreté et l’abandon des populations, ici musulmanes, groupes d’autodéfense devenues rebellions nordistes et ayant le nom de séléka (« l’alliance » ou « le serment » en langue sango). Ils prennent le pouvoir en mars 2013. Ils instaurent un régime de répression auquel répond des groupes armés antibalaka par des massacres antimusulmans ; des musulmans par milliers fuiront dans les pays voisins. Les ferments de la haine viennent aussi d’une histoire de conflits et de pillages remontant aux années 1990, entre des forces venues de pays voisins, dont des Tchadiens, et défendant une part de pouvoir ; il s’en suivit une conscience « victimaire de la majorité non musulmane ». Ils furent également alimentés par des rumeurs de sorcellerie, les commerçants musulmans étant assimilés à des trafiquants d’organe, acteurs de persécution des Centrafricains, utilisés par les Tchadiens.
Ces haines aboutirent à un conflit où la religion est le masque d’identités collectives voire nationalistes, conflit dépassant la géographie centrafricaine ; il surgit de l’effondrement de l’Etat et de la présence de combattants étrangers, orphelins d’autres combats éteints. La violence antibalaka rassemblant milices d’autodéfense et membres de l’ancienne armée centrafricaine est motivée part des arguments « génocidaires » pour faire disparaître les musulmans et leur bien. L’horreur des exactions a pour destin un engrenage meurtrier qui ne pourrait être résolu par les seules armes.
Les enfants sont porteurs de cette mémoire de violence ; qu’en feront-ils individuellement et collectivement ? Le beau livre de Geneviève N’Koussou (2014) exige comme l’a fait Bruno Martinelli, d’analyser les violences faites aux enfants comme le fruit d’une histoire chaotique parfois ancienne, et de comprendre comment les enfants sont piégés par des enjeux issus d’un « puzzle tribal géant » (Nkoussou Ibid.). Ils en sont les victimes, soit par les blessures, les séparations et les deuils qu’ils supportent, mais également par l’enrôlement dans les groupes armés pour devenir eux-mêmes des tueurs.
M. avait alors 13 ans, quand une armée a tué sous ses yeux son père. Il a alors été pris par les hommes, emmené dans une forêt où on lui a montré comment se servir d’une arme et tuer, d’abord pour subvenir à ses besoins. Sous emprise de l’alcool et du shit, il répondait sans broncher aux ordres des supérieurs pour tuer et violer. Il brillait par son obéissance. Son esprit était ailleurs dans l’attente de la mort, et le désir de vengeance de son père. Ce récit bref et anonyme d’un ancien enfant soldat, entendu dans notre consultation, pourrait être celui de n’importe quel enfant, vivant dans cette région de l’Afrique centrale ravagée par les guerres qui n’ont pas de frontières, et qui s’enchaînent au gré des conflits des hommes, dont l’histoire est nourrie par la pauvreté, l’abandon, le désir de vengeance. « La logique masquée de cette violence terroriste est d’instaurer une nouvelle mémoire, autoritaire et irréversible, effaçant les traces des mémoires antérieures d’alliances pacifiques : celles des premiers pactes et des rituels de coexistence pacifique, des étrangers matrimoniaux, du petit commerce, de la reconnaissance des associations musulmanes dans l’espace public centrafricain », conclut avec pessimisme Bruno Martinelli. Quant à Geneviève N’Koussou, elle propose un espace d’accueil et de soin pour les ex-enfants soldats ou kadogo, au Congo-Brazaville, pour les réintégrer dans une vie sociale qui ne les désigne pas comme enfants-sorciers.
Pour Nassir, Awa et Zaccharia, nous leur souhaitons de tout cœur de trouver place dans leur nouvelle vie désormais amputée de la présence de leurs proches et abîmée par la guerre et ses horreurs, où leurs gestes de générosité trouveront à qui s’adresser.
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