Recueil de contes bwa du Mali. Parents et enfants, quelle histoire !
Les contes rassemblés dans cet ouvrage portent sur la question de la parentalité en milieu rural africain. Dans ce contexte, l’ouvrage a été écrit à la mémoire de Véronique Hertrich (1963-2019), démographe à l’Ined (Institut national d’études démographiques), ayant mené de nombreuses recherches auprès de la population bwa du Mali durant un quart de siècle, notamment sur les dynamiques familiales, l’évolution des comportements matrimoniaux et les questions relatives à l’enfance et à la parentalité.
L’ouvrage est le résultat éditorial de la participation à une recherche collective intitulée Dynamique de la parentalité et de l’enfance en milieu rural africain (projet DyPE) financé en 2012 par l’Agence Nationale de la Recherche française (ANR). Dans le cadre de ce projet dirigé par Véronique Hertrich et Olivia Samuel, Cécile Leguy et ses collaborateurs maliens ont eu l’initiative de regrouper des contes bwa en version bilingue.
Ce projet associe, pour la direction scientifique de l’ouvrage et la traduction des contes de la langue bwa au français, outre Cécile Leguy, professeur d’anthropologie linguistique à l’université Sorbonne Nouvelle et membre du LACITO[1], le journaliste et fondateur de radio Parana Zufo Alexis Dembélé, l’historien et recteur de l’université catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCEA) Joseph Tanden Diarra, et l’historien des religions (membre de l’Institut catholique et de la Sorbonne Nouvelle) Pierre Diarra.
Les contes ont été enregistrés entre 1994 et 2010 par les animateurs de « radio Parana » dans les villages bwa du Mali (par exemple, au cours de veillées familiales) dans l’intention de les diffuser à la radio. Ces animateurs sont devenus de véritables professionnels du conte et sont invités à l’occasion de diverses fêtes (notamment, les mariages).
Radio Parana est une radio malienne créée en 1994 par Alain Fontaine, missionnaire chez les Pères Blancs. Elle est située dans la région de San au Mali. La radio s’adresse à tous les âges et tous les publics avec des émissions de musique, de sport, de divertissement et diverses interviews. Les journalistes s’expriment en Boomu (langue des Bwa), Bambara et Français. Les contes sont régulièrement rediffusés. Cependant, depuis 2010, l’insécurité occasionnée par les troubles politiques, ne permet plus la réalisation de nouveaux enregistrements.
Sur un corpus de plus de 200 contes enregistrés entre 1994 et 2010, 39 évoquent des situations relatives à la parentalité. Les auteurs en ont retenu 15[2], rapportés par 5 conteurs. Il s’agit de Douba Diarra, Macirè Paul Coulibaly, Da’a Coulibaly, Tan’ian Dembélé et Alexandre Coulibaly.
Quels sont les personnages des contes bwa ?
Alors que les Bwa vivent dans des communautés familiales, constituées de plusieurs unités conjugales, curieusement, les membres de la famille élargie ne sont pas présents dans les 15 contes de l’ouvrage. Cécile Leguy déclare : « dans notre corpus, on ne trouve ni grand-père ni grand-mère, ni oncle ni tante » (p. 14). Les relations parentales se concentrent sur les parents directs de l’enfant et sur la co-épouse de la mère des enfants. En fait, le personnage principal des contes bwa semble être la mère, souvent représentée par une femme mauvaise et maltraitante, aux actions néfastes. Elle peut être aussi une figure passive, absente ou décédée. Dans certains cas, elle est toute puissante mais avec un excès d’amour présenté comme nocif (enfant trop gâté, trop complimenté) rendant l’enfant provocateur et capricieux. Dans d’autres cas, elle est une mauvaise mère castratrice, prête à dévorer son enfant, refusant de le marier, possessive et capable de lui faire du mal s’il cherche à s’échapper d’elle.
Si ce n’est pas la mère qui est le personnage principal, c’est la marâtre (la nouvelle femme du père, soit la co-épouse de la mère). Elle aussi est une méchante femme qui maltraite ou empoisonne les enfants orphelins de son mari et qui jalouse leur beauté. Elle est généralement punie dans l’épilogue du conte par une action justicière réalisée par des animaux ou des personnages extraordinaires.
Autre personnage des contes, le père de famille, souvent absent ou effacé, possessif, jaloux de ses fils, quelquefois soucieux de l’éducation de ses enfants mais aussi susceptible de les mettre en danger.
Finalement, ces parents sont présentés comme des êtres anti-sociaux dont la déficience éducative peut avoir de lourdes conséquences (devenir aveugle, mourir, perdre des richesses, etc.). Comment expliquer cette disqualification parentale et l’absence de la famille élargie dans ces contes ? À titre personnel, je poserai l’hypothèse que le face-à-face entre parents et enfants est une situation jugée à risques dans ces contes. D’un point de vue éducatif, l’enfant doit avoir d’autres repères que celui des parents directs. L’absence des grands-parents et des oncles et tantes dans l’espace imaginaire des contes fait valoir leur importance dans la « vraie » vie. Si les grands-parents, oncles et tantes n’occupent pas une fonction de co-parentalité structurante, les parents sont livrés à leurs pulsions, dans certains cas toxiques et mortifères. Paradoxalement, l’absence de la famille élargie dans le conte manifeste son importance dans l’organisation sociale de cette société. Notons que les animaux sont souvent présentés dans les contes comme des parents de substitution (lion, hérisson, crocodile, etc.).
Contes et conteurs
Citons ici les cinq conteurs et un résumé de quelques contes que j’ai sélectionnés pour donner le goût et le désir de leur lecture !
Douba Diarra, musicien-conteur, virtuose de la harpe-luth, présente quatre contes et fait valoir la violence des relations parentales par excès d’amour, par arrogance ou jalousie (p. 23).
Deux contes sont sélectionnés dans ce compte rendu.
Dans le premier conte, intitulé « La fille séquestrée », une jeune fille est enfermée dans une case par sa mère qui la trouve trop belle pour être mariée. Deux hommes décident de relever le défi. Pour ce faire, l’un des deux se rend chez le père de la jeune fille et lui demande de conserver dans sa cour un sac de sucre. Le père décide de le cacher dans la case où est séquestrée sa fille. Un jour, le jeune homme revient rechercher son sac et constate que tout s’est bien passé. Pensant que son piège va réussir, il propose à son ami de retourner chez cet homme, mais cette fois en se cachant dans le sac de sucre afin qu’il entre en contact avec la jeune fille. Le stratagème réussit, le père place le sac dans la case de la fille et les deux jeunes gens s’entendent si bien qu’un jour, la jeune fille est enceinte. Alors, son comparse se rend chez le père et demande à récupérer le sac de sucre, sortant ainsi son ami de la case. Ce dernier lui révèle la grossesse et l’accouchement imminent de la jeune fille. Celle-ci finit par demander de l’aide à ses parents pour sortir de la case et accoucher. À l’étonnement de ses parents, elle déclare que l’enfant vient de Dieu. Dubitative, la mère décide de rassembler la communauté villageoise, de préparer de la bière de mil et demande au tout-petit (il marchait mais ne parlait pas encore, dit le conte) de désigner son géniteur en lui tendant une calebasse de bière de mil. Ce que fait l’enfant en désignant celui qui a été caché dans le sac de sucre. Démasqués, les deux amis racontent à l’assemblée leur stratagème. Désignés dans le conte comme des « rivaux matrimoniaux » (p. 37), une discussion s’ensuit pour savoir « à qui va revenir la femme ? ». Finalement, on remet l’enfant à celui qui a été caché dans le sac (qui a été désigné par l’enfant comme étant son géniteur), et la femme à celui qui a élaboré le stratagème. Précisons que nombre de contes se terminent par une question qui engage un débat quelquefois inextricable. L’intérêt est de développer l’art d’argumenter entre les enfants et les parents.
Un deuxième conte met en scène une famille polygame. L’homme a deux épouses qui accouchent respectivement d’une fille. La seconde épouse décède. Sa fille est confiée à la première épouse qui la traite comme une domestique. À l’adolescence de la jeune fille, le fils du chef déclare vouloir l’épouser mais le père de la fille et sa marâtre refusent. Le jeune homme achète de nombreux cadeaux et les remet à la famille, comme la tradition l’exige pour constituer une dot. Au lieu de les destiner à la jeune fille, les parents décident de les conserver pour leur autre fille. Alors qu’une fête s’organise dans un autre village, les filles du pays se préparent à s’y rendre. Mais l’orpheline est chargée de nombreuses tâches domestiques par sa marâtre et ne peut aller à la fête. Finalement, l’orpheline décide de prendre seule la route mais est soumise à de nombreuses épreuves sur le chemin du village voisin. Dans un premier temps, elle est sauvée par une femme-génie métamorphosée en vieille femme, et par le fils du chef qui se révèle en fait être un génie métamorphosé en humain. Mais après une succession de défis donnés par les animaux, l’orpheline ne parvient pas à réussir la dernière épreuve qui lui est fatale. Le conte débat, là aussi, sur les moyens à trouver pour la faire revenir à la vie, notamment solliciter les ancêtres ou prier Dieu, mais rien n’y parvient. Le conte se termine tristement sur son enterrement. Contrairement au conte européen, l’orpheline n’épouse pas son prince charmant.
Macirè Paul Coulibaly, également musicien-conteur, forgeron d’origine, présente trois récits chantés. J’en résume brièvement deux. Le premier a pour thème celui de l’enfant unique trop gâté qui demande à ses parents de cesser cette éducation permissive, de l’aider à renoncer à ses caprices. Un autre conte évoque l’extrême beauté d’un enfant, à l’origine de nombreuses jalousies, au point qu’il décide de se suicider et sera sauvé par un poisson qui deviendra pour la famille un poisson totémique (interdit alimentaire).
Da’a Coulibaly (aujourd’hui décédé) a enregistré trois contes au cours d’une même soirée. J’en ai sélectionné deux. Le premier intitulé « Les enfants du rônier » met en scène une femme stérile faisant un pacte avec un arbre, le rônier, sous réserve qu’elle ne révèle pas l’origine de ses enfants à venir. Trop bavarde, elle rompt ce pacte, et les enfants repartent dans un monde prénatal, un espace végétal, non-humain d’où ils sont censés être originaires. Le second relate la vie d’un orphelin maltraité par sa marâtre et accusé d’être responsable de la mort de sa mère. L’orphelin se montre prudent lorsqu’une hyène provoque les enfants de la marâtre avec des fruits de karité. Resté à l’écart de la gourmandise des enfants, il survit à la voracité de la hyène qui n’épargne pas les autres.
Tan’ian Dembélé, cultivateur et conteur enregistré par les animateurs de la radio en 2005, relate un seul récit intitulé « La sorcière et le nain », version bwa du « Petit Poucet » européen. Le héros du conte est un nain, aîné d’une fratrie de huit garçons. Précisons que le nain dans les contes est dans un espace symbolique proche de celui des génies de la brousse. Il est considéré comme incomplet, soupçonné de devenir stérile ou d’avoir des pouvoirs occultes. À l’âge où on envisage de se marier, les garçons entendent parler d’une femme qui a accouché de sept filles. Les sept garçons décident de rencontrer les sept filles, mais refusent d’être suivis par leur aîné nain. Chassés par ses frères, le nain parvient à se cacher et à les devancer sur la route qui mène au village des sept filles. Finalement, ils sont tous accueillis au village et rencontrent les jeunes filles. La nuit venue, les enfants, à l’exception du nain, dorment auprès des jeunes filles. La mère des filles sort un couteau et s’apprête à les tuer lorsque le nain se met à tousser, ce qui la détourne de son objectif. La scène se répète plusieurs nuits. Le nain use d’un stratagème pour sauver ses frères des intentions criminelles de la sorcière. Au cours de la nuit, il rase les cheveux de ses frères pour les coller sur la tête des filles et coupe les seins des filles pour les déposer sur la poitrine des garçons endormis. Furieuse, la sorcière décide de se venger et se transforme en arbre dans le village des garçons. Elle capture les enfants du village et les retient dans un parc à bestiaux. Le nain s’introduit dans le ventre d’une vache, par son anus, se transforme en veau et parvient à délivrer les enfants. Très en colère, la sorcière vengeresse se métamorphose en nuage et provoque un déluge sur le village des frères. Pourchassé par la sorcière, le nain se cache dans un grenier à condiments et, au final, la fait tomber à la renverse et lui fracasse la tête. Dans ce conte, les parents ne protègent pas leur enfant frappé de nanisme. Au contraire, ils le projettent dans des situations à risques, voulant probablement éliminer cet enfant handicapé. Une des scènes de ce conte fait ainsi valoir la rudesse des parents face au handicap.
Le cinquième conteur, Alexandre Coulibaly, décédé en 2022, était très apprécié par son public tant dans les villages qu’à la radio. Sont retenus dans l’ouvrage quatre de ses contes. Je les ai brièvement résumés ici. Le premier conte évoque la vie malheureuse d’une orpheline maltraitée puis tuée par sa marâtre pour réconforter sa fille, jalouse de sa beauté. Dans le conte, le père semble se désintéresser du sort de sa fille.
Le deuxième conte, intitulé « L’enfant terrible et son frère », présente une jeune fille d’une telle beauté que les parents organisent un concours entre les animaux de la brousse. Elle épousera le caméléon vainqueur et accouchera de jumeaux : « l’enfant terrible et son frère ». Jugés à l’origine du décès de leurs parents, Dieu les punit et les fait monter au ciel, les transformant en tornade et en tonnerre. Le troisième conte fait référence à un garçon qui n’obéit jamais à son père. Il quitte le monde des humains et arrive dans un village habité par une femme malfaisante. Effrayé, il retourne chez son père et devient obéissant. Pour le conteur, cette histoire peut faire songer aux enfants qui abandonnent leur village pour se rendre en ville ou partir en migration.
Enfin, le dernier conte présente un homme victime de la jalousie d’un chef de canton et d’un voisin lépreux. Sachant que sa mort approche, l’homme demande à des amis animaux (singes, fourmis noires, serpent) de prendre en charge son fils s’il vient à mourir. À son décès, le lépreux manigance un plan pour récupérer les richesses du père de famille et l’héritage de l’enfant. Le lépreux soumet l’enfant à une série d’épreuves, le triage de multiples céréales. Parvenu à surmonter toutes les épreuves grâce à l’aide des animaux, l’enfant est sollicité par le chef de canton pour soigner sa fille malade. Il propose de réaliser une décoction qui doit être préparée dans une marmite à faire tenir sur deux pierres et une tête de lépreux.
Le conte finit par une morale, ceux qui calomnient sont tôt ou tard punis.
Et si le personnage principal, n’était pas plutôt l’enfant ?
Tous les contes mettent en scène les difficiles relations entre parents et enfants. Mais comme l’indique Alexandre Coulibaly, tous les enfants de ces contes sont très actifs dans les difficultés rencontrées. L’un demande à sa mère de contenir son amour, l’autre cherche à tout prix à sauver ses frères, un autre encore veut s’évader du domicile familial, une autre va chercher son salut auprès des animaux de la brousse. Les enfants se cachent pour éviter les personnes malfaisantes, ils se métamorphosent, trouvent des stratagèmes pour éviter les pièges tendus.
Ils ont une faculté d’action, une capacité à agir sur le monde, à le transformer et détiennent des pouvoirs surnaturels. On peut même parler de l’agentivité de ces enfants, de leur volonté de contrôler leur vie face aux drames de la vie. Les chances au départ ne sont pas égales, mais tous·tes luttent pour « corriger un manque » écrivait Denise Paulme, anthropologue et grande spécialiste des contes africains (1976)[3].
[1] LACITO : Langues et Civilisations à Tradition Orale. Laboratoire de recherche pluridisciplinaire (linguistique et anthropologie), qui explore la diversité des langues et des civilisations à tradition orale des cinq continents.
[2] Les 15 contes sont accessibles en version audio sur le site en ligne Pangloss :
https://pangloss.cnrs.fr/corpus/Boomu?mode=pro
[3] Paulme Denise. (1976). La mère dévorante. Gallimard.