Le trauma colonial : une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie

Karima Lazali
La Découverte, Paris, 2018.

Cet été, j’ai vécu une coïncidence de lecture. Je suis entrée dans l’énorme roman Tous sauf moi de Francesca Mélandri, et en suis ressortie abasourdie par l’écriture chantante mais un brin lourde, ponctuée d’une profusion de métaphores avec des passages (trop) longs parfois. Francesca Mélandri ouvre un chapitre de l’histoire coloniale italienne inconnue mais surtout d’une cruauté absolue. Le roman commence par le déboulement dans la vie de l’héroïne, Ilaria, d’un jeune Ethiopien, figure familière de la migration d’hommes jeunes, qui affirme être son neveu, soit le petit-fils de Attilio Profeti, le père d’Ilaria. Un homme à la peau noire va donc bouleverser sa vie et la découverte d’un nouvel arbre généalogique de la femme et de ses frères. Mais surtout, elle va découvrir le passé, secret, fasciste de son père, très engagé dans la colonisation de l’Ethiopie, une colonisation d’une brutalité inouïe, soutenue par une idéologie raciste et scientifique.

Ma lecture n’a pu s’arrêter : l’histoire, prise dans les rets de la fiction, est très bien documentée et le message est clair. Les Italiens, et plus généralement nous les Européens, avons refoulé une histoire qui nous revient avec les exilés, ces êtres qui débarquent chez nous, sans rien avoir oublié, eux, du passage des Européens sur leur terre. Le propos n’est pas manichéen, mais il dénonce très clairement le procédé colonial qui a fracassé des cultures, des territoires et surtout exterminé des hommes et des femmes. Cet événement n’est pas si loin et éclaire tristement les événements d’aujourd’hui : le rejet mortel des exilés dans la mer méditerranéenne serait-il le symptôme du refoulement de notre histoire collective européenne ?

Je replonge dans un autre ouvrage, dont le titre ne m’assure pas une légèreté de lecture : Le trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, de Karima Lazali1. Je l’ai dévoré. L’écho avec le livre précédent est saisissant : Karima Lazali, psychologue et psychanalyste, articule psychanalyse et histoire, et s’appuie sur la littérature algérienne comme matériel « clinique ». Elle décortique ainsi la sienne (entre Alger et Paris), qu’elle ne livre pas mais dont elle affirme qu’elle est pleine de silences, d’arrêts et de soumission, qui masquent (ou révèlent) les effets d’une histoire collective gravement traumatique. Je lis les massacres des colons en Algérie avec une sensation de les avoir déjà lus, oui, dans le livre de Francesca Mélandri… Sauf qu’ils ont eu lieu au 19e siècle, bien avant ceux des fascistes sur les Ethiopiens. Ainsi, ce croisement m’apporte une leçon saisissante de ce qu’est la colonisation comme volonté de soumettre l’autre au prix de son assassinat.

Le message de Karima Lazali est un peu différent de celui de Francesca Mélandri : la colonisation n’est pas qu’une parenthèse dans la vie européenne, oubliée mais dont les effets sont mésestimés ; elle s’inscrit au revers du projet démocratique français, fruit des Lumières et de la Révolution. Citoyens ici, subalternes là-bas. Sujet ici, objet là-bas. Les effets clivants d’un tel événement se prolongent dans une onde sans fin, là-bas en Algérie, mais certainement ici aussi.

La richesse et l’enseignement de ce livre sont tels qu’il m’est impossible de le résumer. J’en tirerai de façon très subjective les éléments qui m’ont passionnée. D’abord l’écoute de l’histoire dans la bouche des personnes qui viennent trouver auprès de l’analyste une issue à leur souffrance. Le va-et-vient de Karima Lazali entre Alger et Paris lui aurait-il permis un autre déplacement, méthodologique cette fois, pour entendre ce qui est inconscient, terme à bien prendre avec des pincettes car forclos et/ou refoulé, et qui se loge non seulement dans une hypothétique psyché individuelle mais aussi dans l’histoire collective ? Karima Lazali fait le constat que ce chapitre de la psychanalyse est bien vide, pas complètement certes : Fanon, Freud sont au moins deux références solides et surtout deux témoins des catastrophes humaines qu’ils ont théorisées en termes anthropologiques. Et pour construire cette nouvelle hypothèse, l’autrice a accumulé des données historiques sur la colonisation algérienne, et lu finement les grands auteurs algériens. L’articulation de ces données : cliniques, littéraires et historiques permettent la fabrique d’un matériel dont l’interprétation est strictement psychanalytique – j’y reviendrai.

Ainsi, les écrivains et la littérature font advenir ce que la société ne peut dire. Le travail des écrivains algériens – Kateb Yacine, Jean Amrouche et tant d’autres – a été de malaxer la misère, la douleur, les peurs pour en faire jaillir une intuition profonde et partageable sur leur sens et leurs effets. La langue utilisée est le français (on n’oublie pas le propos désormais célèbre de Kateb Yacine : « La langue française est notre butin de guerre ») comme une nouvelle langue qui charrie des signifiants remaniés sur la généalogie, la subjectivité et l’identité. Leur écriture est très souvent d’une vérité transgressive et stupéfiante. Le vocabulaire de Karima Lazali est lui-même très intéressant car il construit un fil qui parcourt toute sa démonstration : l’offense, le blanc, le détournement, le fratricide,  la hogra, etc. Autant de mots qui témoignent de l’écriture minutieuse (et très belle) et du sens de l’analyse profonde et juste.

Ensuite, Karima Lazali propose des concepts et des théories. Le dispositif LRP « Langue, religion et politique » sert à faire disparaître et à détruire ce qui relève de la tradition et donc de la mémoire. L’homogénéisation de la langue et le détournement de la religion de ses fonctions spirituelles et sociales créent un vivre-ensemble qui écrase les capacités de rébellion et de créativité de l’individu jusque dans l’analyse. Le sujet participe de ce tissage serré, soumis et incapable de réaménagements et de changements. Le rapport corrompu entre l’Etat, ses institutions et le citoyen2 contraint le sujet à une position transgressive solitaire menaçante et exposée à l’épuisement. Ce dispositif trouve ses racines dans l’histoire de la colonisation. Karima Lazali inscrit des faits historiques incroyablement ignobles dans la trame d’une histoire : celle de la République3 française. Ce qui confère à l’histoire politique une double potentialité concomitante : positive par la défense des droits et des libertés, négative par l’oppression de l’autre (et cette donnée serait bien à réfléchir pour le présent). La violence et l’humiliation colonisatrices sur les Algériens se sont inscrites profondément dans les corps traumatisés et les psychés jusqu’à présent. Les racines LRP naissent : la langue française et le christianisme sont les tenants d’une nouvelle citoyenneté. Une autre racine extrêmement venimeuse surgit : la destruction des filiations et des généalogies. C’est probablement l’un des aspects les plus fort de ce livre : la disparition ou plutôt l’assassinat sans sépulture du père comme référent symbolique. La littérature puis l’enchaînement des faits historiques vont rendre très visibles les effets de ce meurtre : les fils sans filiation vont s’entretuer de génération en génération lors de la guerre de « libération », plus tard lors de la guerre civile, puis actuellement dans la défiance permanente entre les individus. La mutilation des corps (torture), les disparitions sèment aussi les germes du désordre : les morts ne vont cesser de hanter les vivants, images forcloses qui ne cessent de cogner au présent par la douleur corporelle et de remplir le réel, empêchant la formation des traces, sources du travail psychique. Seuls les écrivains vont être les hérauts, malheureusement censurés, de cette mémoire enfouie.

L’histoire reprise et racontée par Karima Lazali est une réitération infinie de fratricides, de disparitions sans sépulture, de meurtres et de profanation des corps créant et diffusant une pulsion mortifère et meurtrière que le temps n’arrive pas à stopper. L’aboutissement est un régime de confusion qui a régné lors de la guerre intérieure des années 1990 où se sont fait face le terrorisme du FIS (fils) et celle de l’Etat. L’autrice avance l’hypothèse que la démocratie et la guerre civile sont les deux faces du vivre-ensemble qui nait sur les cendres du fratricide. Le fratricide est le terreau sur lequel naîtra la fraternité par oubli de l’histoire mais ce mouvement coexiste avec l’effacement, producteur de spectres. Ainsi, le refoulement et la forclusion sont deux registres qui coexistent dans le politique, affirme Karima Lazali. Le mythe freudien de la horde primitive en ressort ravivé par son actualité et complété par les analyses de la psychanalyste. A la suite du meurtre du père, ce n’est pas la fraternité qui vient, mais le fratricide dont le destin (forclusion ou refoulement) dépendra des circonstances historiques, politiques et linguistiques, « suivant ce qui du père a pu s’écrire ou pas ».

Les effets subjectifs de la terreur comme « ratissage » psychique sont un autre moment fort de la lecture de ce livre.  La terreur va « coller » l’extérieur et l’intérieur du sujet, à tel point qu’il ne peut plus situer le danger. Les assassinats, les attaques du corps et les éliminations n’ont pas d’auteurs et ne seront jamais jugés dans l’histoire algérienne. L’atmosphère meurtrière infiltre alors la psyché sous le régime de l’hallucination négative et l’individu devient son propre bourreau. Réalité et hallucinations se confondent et appellent une mort qui protégera du démantèlement4.

Alors comment sortir de ce « pacte colonial » ? Le sujet et le politique sont liés dans une coalition infernale dont les tenants sont le déni et le désaveu d’un côté, la disparition et l’impunité de l’autre. Ils continuent leurs œuvres destructrices. Comment faire face à cette « damnation » ? Le sujet n’est pas exonéré de sa responsabilité pour participer au travail « d’élaboration de l’Histoire » pour le déloger dans son intime et dans le collectif.

Ce livre est absolument essentiel car il part de l’écoute et de la clinique. La théorie psychanalytique, qu’elle soit lacanienne ou freudienne, soutient l’analyse. Il est tout le contraire d’un livre jargonnant qui illustrerait une pensée psychanalytique, d’un livre psychologisant la littérature. Paroles et littérature, mais aussi analyse politique, sont saisis comme du matériel vivant et humain (et pourtant porteurs de mort) pour faire jaillir une vérité qui nous concerne. La colonisation a des effets dévastateurs à long terme sur les psychés, et cela s’entend encore mieux avec Karima Lazali. Ce livre nous invite de façon urgente à réfléchir sur la colonisation, non seulement pour en désigner les victimes et les oppresseurs, mais pour comprendre son effet sur les deux rives de la Méditerranée. Message politique s’il en est.

Les analyses remettent au travail les hypothèses freudiennes sur le groupe et la fondation du politique. Le paradigme de la colonisation comme effraction collective et intime, articulant le sujet et le politique, est indubitablement utile aujourd’hui dans l’écoute des paroles trouées de blanc de ceux (nos patients actuels) qui ont traversé des catastrophes politiques et sociales.  Qui ont subi des attaques, vécus des disparitions et la terreur d’Etat.

Il y a un mot qui n’est jamais écrit, c’est le mot « mal »5, et cela donne à cet ouvrage un ton privé de moral. Au-delà de la question indispensable sur la colonisation et ses effets subjectifs, il me semble que Karima Lazali renouvelle la conception du travail de la culture et la sort définitivement de la dimension évolutionniste freudienne. L’assassinat du père sans sépulture par la horde, le fratricide et la fraternité, ne sont pas inscrits quelque part dans un passé lointain. Le meurtre est au point de départ d’un processus dont l’issue dépend du travail de la culture (Kulturarbeit) inscrit dans un contexte et une histoire et variable avec lui. Le mythe est donc bien actuel, et le travail de la culture comme élaboration de ce qui n’est pas encore dit et pensé, oublié ou frappé de blanc, est une œuvre sans fin. Chacun est appelé à y participer. La culture incluant la religion (musulmane dans ce livre), comporte ainsi son potentiel d’histoire humaine, d’événements tragiques (ou heureux) qui laissent des traces et distillent du conflit ou de l’apaisement. L’offense et l’humiliation en sont les ressorts les plus puissamment agissants. La culture inclut aussi toutes les pratiques qui permettent, en tant de conflit, l’issue par la libération de la violence.

Enfin, ce que nous apprend d’essentiel ce livre, est le rôle du psychanalyste et de l’écrivain (aujourd’hui Francesca Mélandri, et tant d’autres aussi), qui est de troubler nos évidences et d’altérer nos savoirs. Le ou la psychanalyste n’est pas celui ou celle qui jouit de la démocratie pour accueillir (et faire naître) des sujets. La psychanalyse est juste possible quand le sujet est « lâché » (comme le dit Fanon) ; il admet sa solitude radicale dans un rapport d’attachement et de détachement au collectif.  Le ou la psychanalyste s’inclut dans le lien social et s’autorise à en dire quelque chose en mettant sa sensibilité à l’œuvre6 et en participant au travail de la culture.

Héritière de Freud et Fanon, Karima Lazali rejoint les auteurs et autrices contemporain.e.s comme Françoise Davoine, Janine Altounian7, Alice Cherki, Malika Mansouri, Roberto Beneduce, Marcelo Vinar8, Françoise Sironi, etc. Ceux et celles qui font de la clinique non pas la découverte d’une psyché semblable à une essence immuable, un enclos organisé, mais un espace traversé, travaillé par de multiples incidences, historiques en particulier, enchaîné à l’œuvre collective.

Bibliographie

Altounian, J. (2019). L’effacement des lieux. PUF.

Fleury, C. (2015). Les irremplaçables. Gallimard.

Mélandri, F. (2017) Tous sauf moi. Gallimard.

Mestre, C. (2018). La mémoire du thérapeute pour les oubliés de l’histoire. Dans H. D’Elia & N. Dollez (dirs.), Exil et violence politique, les paradoxes de l’oubli (pp. 101-108). Erès.

Morisson, T. (2008). Beloved. Editions 10/18.

Zaltzman, N. (2007). L’esprit du mal. Editions de l’Olivier.

  1. https://www.lepoint.fr/afrique/karima-lazali-en-algerie-le-fratricide-structure-le-pouvoir-politique-page-3-29-11-2018-2275303_3826.php
  2. Cynthia Fleury dans Les irremplaçables propose une réflexion stimulante sur la fragilité de ce lien dans notre époque contemporaine. L’Etat de droit démocratique, tenté par l’idéologie néolibérale, sape les fondement de ce lien, en menaçant les processus d’individuation (et non d’individualisme).
  3. D’autres comme Françoise Vergès et avant elle, Aimé Césaire l’ont décelé et dénoncé.
  4. Je pense à l’infanticide de la mère du roman Beloved de Tony Morisson. Il illustre assez bien l’analyse de la terreur par Karima Lazali : une femme esclave en fuite et menacée d’être retrouvée par ses oppresseurs assassine sa fille nouveau-né pour lui éviter la servitude.
  5. Il serait utile de revenir à la lecture de L’esprit du mal de Nathalie Zaltzman pour en noter les similitudes sur l’analyse de l’effraction comme évènement historique et le travail de la culture qui s’ensuit, ainsi que les différences sur la notion d’héritage du « mal » et de ses restes d’un côté, et de la poursuite du blanc et du forclos de l’autre.
  6. Je propose aussi l’analyse de ce qui se mobilise de la propre histoire du psychothérapeute dans l’écoute de l’autre
  7. L’effacement des lieux de Janine Altounian est un témoignage bouleversant du travail de la culture chez une analysante, héritière du génocide arménien.
  8. Voir son interview dans la revue L’autre « La psychanalyse, un lieu de résistance », Entretien de Marcelo Viñar par Simona Taliani et Claire Mestre.