Du soin au rite dans l’enfance
Doris Bonnet et Laurence Pourchez, deux figures majeures de l’anthropologie de l’enfance, nous offrent dans l’ouvrage qu’elles ont codirigé un ensemble remarquable de recherches ethnographiques, chacune complétée par un film consultable sur Internet, une ouverture précieuse vers l’anthropologie visuelle. Dans leur introduction à cette troisième édition, elles font une synthèse de l’évolution de l’anthropologie de l’enfance depuis les années 1930 aux États-Unis, puis en France où, en 1977, des chercheur.es de diverses disciplines se sont regroupé.es sous l’impulsion de Suzanne Lallemand pour comparer « des objets, des gestes, des situations » dans des sociétés « séparées par le temps et l’espace ». Un colloque international tenu en 2000 à Paris a permis la confrontation des recherches et a montré l’intérêt de l’outil vidéographique.
Le livre expose des travaux conduits sur le façonnage du corps du bébé, puis sur l’enfant acteur de rituel, à l’Ile de la Réunion, en Bolivie, dans l’histoire européenne, en Afrique de l’Ouest, à Madagascar, chez les Indiens Cris au Canada, à Taïwan, et au Mexique. Ces recherches montrent que le soin « constitue à la fois une technique, un rituel (ou un ersatz de rituel) ainsi qu’un révélateur de l’identité et du statut social de l’enfant et de la famille (p. 23) ».
C’est dans l’école dite « culture et personnalité » qu’a commencé dans les années 1930 l’étude de l’enfance, avec Maraget Mead et Ruth Benedict. Malgré la qualité des informations recueillies, l’innovation comparative, la mise en évidence de l’importance de l’enculturation dans le développement de l’individu, « le projet culturaliste n’a pas été retenu comme valide (p. 9) » du fait de l’interprétation des matériaux. D. Bonnet et L. Pourchez reprennent ici la critique de Derek Freeman qui, en 1983, avait reproché à Margaret Mead le peu d’informatrices sur lesquelles reposent ses théories et ses données, qu’il n’a pas retrouvées 50 ans plus tard. Nancy Scheper-Hughes a dénoncé le point de vue de Freeman, bien plus âgé que Mead lors de son enquête à 23 ans aux îles Samoa, et qui a surtout rencontré des hommes d’âge mur et n’a pas, comme Mead, d’échanges avec les jeunes filles1. Une discussion qu’il serait intéressant de reprendre. À un niveau plus théorique, D. Bonnet et L. Pourchez critiquent l’hypothèse culturaliste selon laquelle les sociétés façonnent les individus et leurs comportements sociaux, en construisant une personnalité de base culturelle dont les fondements s’établissent lors de l’enfance. « Ce qui suppose une homogénéité culturelle et sociale donnant libre cours aux jugements de valeur comme Margaret Mead qui fait référence aux “doux montagnards Arapesh”, aux “féroces cannibales Mundugumor” (p. 9-10) ». D. Bonnet et L. Pourchez estiment qu’« il n’est pas concevable d’inférer, d’une technique du corps qui peut, selon les familles et les générations concernées, présenter des disparités, dont les répercussions éventuelles seront, par conséquent, variables selon les individus, une structure sociale immédiatement généralisable à l’ensemble de la société (p. 11) ». Du culturalisme on retient aujourd’hui l’étude des pratiques familiales, des techniques du corps, de l’allaitement, du sevrage, et l’approche comparative. J’ajouterais que dans une perspective plus sociologique, on a établi par des études comparatives des corrélations entre les structures sociales hiérarchiques et la violence éducative, et que des études ethnographiques ont décrit des relations parent-enfant peu ou pas violentes dans des sociétés non hiérarchisées, donc un certain lien entre structure sociale et modes de relations entre parents et enfants2.
Signalons les entretiens accordés à la revue L’autre par Doris Bonnet, et Suzanne Lallemand décédée en décembre 2021.