Éditorial
© Julien Harneis Shasha, 16/08/2007. Source (CC BY-SA 2.0)
Où est la guerre ?
Publié dans : L’autre 2020, Vol. 21, n°2
Sevan MINASSIAN
Sevan Minassian est rédacteur en chef de la revue L’autre. Il est pédopsychiatre, psychothérapeute et thérapeute familial à la Maison de Solenn (APHP, Hôpital Cochin, Maison des Adolescents). Il est chargé de cours à l’Université Paris-Cité et chercheur au sein de l’équipe PsyDEV (CESP) de l’unité INSERM (UMR 1018) de l’Université Paris-Saclay.
Pour citer cet article :
Minassian S. Où est la guerre ? L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2020, volume 21, n°2, pp. 122-125
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/ou-est-la-guerre/
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« Nous sommes en guerre. »1 Le 16 mars, en pleine pandémie du covid-19, Emmanuel Macron annonce en pesant ses mots la période de confinement qui va suivre jusqu’en mai, dans un discours politique qui se veut martial et volontariste. La geste se veut virile, elle cherche à parer l’inconnue qui s’annonce des atours d’une symbolique maîtrisée. Dès lors, dans un discours politique dominé par les hommes, on livrera « bataille » et on ira au « front » contre un « ennemi invisible ». On exaltera l’héroïsme de ceux qui sont en première ligne, leur sens du sacrifice. Il y aura des victimes. A la guerre comme à la guerre.
Le discours de la guerre
Cette lecture imposée a bien des avantages : elle légitime la prise de risque et la mort attendue de certains de ceux qui s’exposent au virus, de ces « héros » susceptibles de se révéler en se sacrifiant dans une forme d’ordalie collective pour le bien de tous. Ce discours a un sexe, une odeur, des ombres. Il a des conséquences dans un certain nombre de pays : la mise en place d’un Etat d’exception, une restriction des libertés publiques, un contrôle de l’information, l’imposition de directives successives et contradictoires, en lieu et place d’une démarche pédagogique capable de rendre compte du caractère imprédictible de la crise.
En exaltant la force, on oublie que c’est dans la fragilité des corps et la vulnérabilité des vies que se joue cette crise.
Alors que les hommes occupent l’espace de parole, ce sont en grande majorité des femmes qui sont à la manœuvre et assurent la survie au quotidien2. Elles sont infirmières, aides-soignantes, aides à domicile, aides ménagères ou caissières de supermarché. Un grand nombre d’entre elles sont immigrées, filles d’immigrées ou originaires des DOM/TOM. Elles sont en butte à une racialisation des relations au travail et à des discriminations croisées liées à leur origine sociale et ethnique3. Déconfinées, elles sont en outre précarisées et vivent loin de leurs lieux de travail. En cherchant à habiller leur effort collectif d’un discours viriliste qui ne leur sied pas, on cherche à lui donner une forme acceptable afin qu’il soit possible de le porter aux nues sans entamer les ressorts de l’indifférence, plus ou moins polie, que les privilégiés leur accordent « en temps de paix ». Leur effort n’est pourtant pas dicté par l’évènement, il est pour elles une évidence, s’inscrivant dans la continuité du métier qu’elles exercent au quotidien. Peu valorisé, il est généralement tenu pour acquis, puisque ces métiers du care, qui n’appartiennent aux femmes « que dans la mesure où les hommes s’en sont débarrassés »4, ont longtemps été invisibles et gratuits5.
En exaltant la force, on oublie que c’est dans la fragilité des corps et la vulnérabilité des vies6 que se joue cette crise. La romantisation de la pandémie ne résiste pas à la réalité de l’épreuve affrontée collectivement, loin du fracas des mots et au plus près des corps. Alors qu’il faut à tout prix se préserver et préserver l’autre, se prémunir de la mort qui rode, ce qui nous lie est la prise de conscience de la réalité du corps souffrant7. Le corps à corps à risque de ces femmes et ces hommes n’est pas ici un duel entre « ennemis » mais une étreinte vivante, ranimante, consolatrice entre ceux qui soignent et ceux qui souffrent. Dans ces micro-réalités du soin, les rapports hiérarchiques entre soignant.e.s s’amenuisent le temps de la crise, dans la compréhension commune des drames qui se déploient. On explique, se protège, les rôles parfois s’échangent, les gestes se répondent, alors qu’une solidarité silencieuse s’établit. Une éthique de la sollicitude émerge. Le contraste est saisissant avec la verticalité persistante du discours politique. Lorsqu’il est question d’un « ennemi invisible » désigné par le président de la République, on s’interroge : qui est-il ? S’agit-il du voisin, du passant croisé au coin d’une rue, des jeunes attroupés en dessous d’un balcon ou s’agit-il de la maladie elle-même ? Peut-on d’ailleurs faire la paix avec un virus ? Peut-on gagner ou perdre ? Nous pouvons tout au plus l’endurer, l’esquiver. Au lieu de lui faire front, on s’en prémunit ou bien on l’apprivoise ensemble.
Ce discours, qui convoque une guerre qui n’existe pas, a une visée politique, celle d’instaurer un temps de guerre.
Ce discours, qui convoque une guerre qui n’existe pas, a une visée politique, celle d’instaurer un temps de guerre. Un temps indéterminé dont on ne connaît pas la fin, dont on ne peut prédire l’après, et qui provoque dans le sillage de la pandémie des changements de comportements sociaux signifiants. Face à la maladie et la mort, au plus fort de l’épidémie, une « transgression anthropologique majeure » 8 s’opère : on n’accompagne plus les agonisants, les enterrements ont lieu à la dérobée et les rituels de deuil disparaissent. Peut-être, pour user la métaphore jusqu’à la corde, érigera-t-on plus tard des monuments au mort du covid-19 ou au patient inconnu ? Le temps de la consolation, quant à lui, n’est pas encore venu : il est pour l’heure confiné dans les chambres des hôpitaux.
La guerre comme prétexte
Lors de cette période de quarantaine collective, la voie publique a été livrée aux forces de l’ordre. Pour ceux qui étaient confinés dehors, des lieux d’hébergement ont été aménagés qui ne permettaient pas toujours de se prémunir du risque d’une infection. Certains jeunes migrants, ainsi que des mineurs non accompagnés placés à l’hôtel et ne bénéficiant plus du même suivi socio-éducatif en ce temps de confinement, ont été interpelés à plusieurs reprises, parfois arrêtés hors de tout cadre légal et malmenés par des agents de police qui ont, dans certains cas, été condamnés9.
En agissant ainsi, selon Micher Agier, les autorités publiques françaises ont été amenées à reconnaître implicitement que « la mise à l’écart sociale et politique (l’encampement des migrants) ne représente pas une sécurité sanitaire pour les personnes ».
Les préconfinés, quant à eux, ont bénéficié d’une politique « urgentiste » de désengorgement des lieux de privation de liberté, opérée pour raison sanitaire. La surpopulation des prisons s’est réglée en quelques semaines : le nombre de détenus a fortement baissé du fait des libérations anticipées. Quant aux personnes migrantes enfermées dans des centres de rétentions (CRA), où la promiscuité et des conditions sanitaires préoccupantes étaient un cocktail explosif susceptible de créer des foyers épidémiques, elles ont été « partiellement désencampés »10 suite aux premiers cas de contamination sans, par ailleurs, que soit remis en cause le principe même de leur rétention en CRA ou de leur mise à l’écart dans des camps. En agissant ainsi, selon Micher Agier, les autorités publiques françaises ont été amenées à reconnaître implicitement que « la mise à l’écart sociale et politique (l’encampement des migrants) ne représente pas une sécurité sanitaire pour les personnes » (p. 18).
Être en temps de paix présente donc un avantage certain quand une épidémie survient : lorsque la volonté politique s’y prête, la présence d’infrastructures étatiques opérantes et d’un système de santé viable permettent de prendre la mesure de la crise sanitaire.
Là où est la guerre
Si la pandémie ne crée pas de guerre, elle est cependant l’alliée objective de guerres moins tangibles (économiques, idéologiques, politiques). Ses effets mettent en lumière la domination de peuples qui accaparent les richesses au détriment de ceux dont les terres sont spoliées. Aux Etats-Unis, le peuple Navajo a eu un des taux de contamination les plus élevés du pays causé par la précarité sociale, le manque de services de santé à proximité et un accès limité à l’eau courante11. Pour parer à l’hécatombe, les tribus Sioux ou Navajo ont dû s’organiser elles-mêmes pour mettre en place des mesures préventives d’isolement des foyers de contamination aussitôt contestées par les gouverneurs républicains des Etats où se trouvent leurs territoires12. En Amazonie, des peuples indigènes relativement isolés, comme les Yanomami, durement touchés par l’épidémie, doivent dans le même temps lutter pour leur survie, tout en continuant à livrer bataille contre les orpailleurs et les garimperos (mineurs illégaux) qui brûlent leurs forêts et dévastent leurs terres (notamment au Brésil où le président Bolsonaro souhaite autoriser l’exploitation minière de certaines terres indigènes)13. Pour les Yamomani, cette épidémie rappelle les précédentes (rougeole, malaria, tuberculose) qui se sont soldées par des pertes démographiques massives et une réponse biomédicale inadéquate14. Un souvenir traumatique qui s’est inscrit dans la mémoire de ce peuple. L’anthropologue Bruce Albert donne ainsi en exemple le récit que lui ont fait les aînés de leurs souvenirs de fuite en petits groupes dans la forêt afin de se cacher du Xawariri (l’esprit cannibale de l’épidémie)15.
Contrairement à la guerre, ici on ne tue pas, mais on sauve des vies.
Quant aux populations victimes de la guerre, les épidémies ne leur laissent généralement pas de répit. Quelques précédents récents (les épidémies de Polio en Syrie en 2013, de Choléra au Yémen depuis 2016, d’Ebola en 2019 dans le Nord Kivu en République démocratique du Congo) montrent que la situation désastreuse des États en guerre et l’incapacité de l’OMS ainsi que des ONG internationales à leur apporter une réponse à la hauteur de leurs besoins ne leur permettent pas de pallier à l’urgence16. L’idée erronée selon laquelle les guerres se mettent en sourdine lorsqu’une épidémie les submerge ne s’est jamais vérifiée.
Le coronavirus se répand, comme la peste avant lui, en empruntant les voies tracées par les échanges commerciaux et humains. Là où la mondialisation s’est arrêtée, dans les pays enclavés par la guerre, la première vague de la pandémie se trouve, pour l’heure, retardée : les conflits armés suivent leurs cours meurtriers en Lybie, en Syrie et au Yémen. On constate, cependant, une litanie macabre aux marges de la guerre. Les déplacés et les exilés ont été terriblement impactés par la fermeture des frontières de certains pays qui les refoulent. La Malaisie a ainsi laissé mourir des centaines de déplacés Rohingyas en leur refusant d’accoster sur ses côtes17, Malte a renvoyé des naufragés en Lybie et des gardes-frontières iraniens ont laissé se noyer intentionnellement des migrants afghans18. Aux portes de l’Europe, les hotspots grecs sont claquemurés, entraînant davantage d’enfermement, de promiscuité et de risques de contamination pour les près de 40000 exilés qui s’y trouvent19.
Alors que nous sortons d’un confinement qui est sans commune mesure avec une guerre, celle-ci continue sa partition funeste à Sanaa au Yemen ou non loin des camps d’Al-Hol (Syrie) et de Kutupalong (Bengladesh). Ses victimes sont à nos portes et demandent à être secourues, mais nous prenons prétexte d’une épreuve – qui donne pourtant à voir notre solidarité – pour ne pas faire œuvre d’hospitalité. Nous avons pourtant montré qu’à la notable différence de la guerre, nous avions – au cours de ces deux mois de confinement – privilégié la vie sur les enjeux géopolitiques et les intérêts économiques. Et c’est une bonne nouvelle. Contrairement à la guerre, ici on ne tue pas, mais on sauve des vies.
Paris, le 11 mai 2020
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