Éditorial
Loi sur l’asile et l’immigration
Publié dans : L’autre 2024, Vol. 25, n°2
Claire MESTRE
Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.
Marie Rose MORO
Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.
Journet, F., Mestre, C., Remark, F., Saglio-Yatzimirsky, M.-C., Veïsse, A., & Wolmark, L. (juin 2020). Protéger la santé psychique et reconnaître l’exceptionnelle gravité des psychotraumatismes. ADPS, 111, 43-45.
Tuppin, P., Pergeline, J., Lessuffleur, T., Rey, S., Fresson, J., Rachas, A., & Debeugny, G. (9 janvier 2024). Pathologies et désavantage social des moins de 18 ans en France métropolitaine, en 2018, à partir des données du SNDS. BEH1, 2-10.
Pour citer cet article :
Mestre C, Moro MR. Loi sur l’asile et l’immigration. Une loi qui menace la fraternité et la santé. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2024, volume 25, n°2, pp. 132-134
Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/loi-sur-lasile-et-limmigration/
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La loi sur l’asile et l’immigration a donné lieu à de multiples tribunes de personnalités, d’associations, témoignant que, quoi qu’en pensent nos politiques, elle ne satisfait pas les Français. L’annonce du Président Macron a encore une fois utilisé un vocabulaire guerrier pour justifier l’existence d’une telle loi : elle serait un « bouclier », elle augmenterait notre « arsenal » … voire elle participerait au « réarmement civique ». Cela participe à une forme de confusion des langues. Bouclier contre quoi, alors que toutes les analyses sérieuses économiques, sociologiques, démographiques ou historiques démontrent que cette loi n’est ni utile, ni efficace et surtout qu’elle défie des évidences quant à la migration ? Bouclier contre des migrants dont on fait déjà la guerre à nos frontières, qui tue des milliers de personnes en Méditerranée ou sur nos terres ? Est-ce là le nouveau vocabulaire qui témoigne avec arrogance du déni de la souffrance d’autrui ?
Il nous faut toutefois revenir en tant que cliniciennes soignant des personnes exilées et migrantes – des familles, des adultes, des enfants et des bébés – sur les dangers de cette loi et témoigner de notre inquiétude des effets psychiques du renforcement du « bouclier » sur des personnes déjà très vulnérables. Nous sommes directement concernées et observatrices de premier plan des nouvelles souffrances infligées à des personnes exilées déjà fracassées par leurs parcours et par un accueil que l’on peut qualifier, bien des fois, d’hostile en France.
La politique a un impact psychique direct. Beaucoup attendent de la France une protection, un abri, un lieu de répit… La politique migratoire pèse sur les corps et les psychés, comme une force qui immobilise par la peur qu’elle provoque, comme une attaque supplémentaire qui aggrave toutes les précédentes. Elle défait les volontés incroyables qu’il a fallu pour franchir les frontières et les mers et tous les obstacles pour arriver sur une terre réputée respectant les droits de l’homme. Elle déchire aussi les liens des familles et empiète sur les relations parents-enfants. Comment élever un enfant, comment être un enfant, comment être un parent « suffisamment bon » si la politique migratoire restreint votre être, allonge l’attente d’un mieux-être et ferme l’espoir d’un avenir meilleur ?
Le militant pour le droit des enfants, Lyes Louffok1, a qualifié « d’aberration » cette loi qui va contre les droits humains et particulièrement ceux des mineurs étrangers. Ces enfants seront désormais traités comme des indésirables au nom d’une préférence nationale, une référence de l’extrême droite.
Nous avons à cœur de reprendre ses arguments dont nous pouvons mesurer de façon dramatique les retentissements sur la vie psychique des mineurs que nous suivons : risque de l’arrêt d’une prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance à leur majorité, exigence de prouver l’absence de lien à leur famille pour avoir un titre de séjour… Quant au refus d’hébergement pour des personnes en situation irrégulière, il toucherait de plein fouet ces jeunes qui seraient en rupture administrative et, tous ceux, femmes, familles, qui sont dans une impasse dans leurs droits. Nous clamons, avec tous les militants de la cause des enfants, la violence du non-respect de la Convention internationale des droits de l’enfant, le scandale du non-respect de la dignité et des droits fondamentaux pour les plus vulnérables des migrants.
Qu’en est-il des risques de la restriction du bénéfice des prestations sociales et familiales désormais soumise à un allongement de la vie passée en France, article heureusement annulé par le conseil constitutionnel ? Il nous faut rappeler comment des familles exilées, et plus particulièrement des mères seules ont du mal à faire face dans un contexte de vie très exposé à la précarité : avoir suffisamment de disponibilité psychique, de revenus et d’accès aux soins font partie des conditions parentales indispensables pour élever des enfants. Comment ne pas penser à eux, à elles, alors que selon une étude récente de l’Assurance Maladie et de Santé publique France, les pathologies psychiatriques, notamment des retards mentaux ou affectifs, sont plus fréquents chez les plus pauvres (Tuppin et al., 2024) ? Comment ne pas y voir les effets de vies quotidiennes extrêmement compliquées et insécurisées des familles migrantes et exilées, des dépressions post-natales plus fréquentes chez les femmes migrantes ? Nous affirmons avec force que toute mesure restreignant encore plus l’accès aux droits des familles va aggraver ces disparités et ces injustices.
Cette nouvelle loi rend aussi notre travail plus compliqué. Gagner la confiance d’autrui, offrir notre hospitalité et notre écoute sont des attitudes plus ardues à mettre en œuvre dans un contexte où la migration est associée aux termes de danger et d’invasion. Lors d’une consultation, j’ai2 été étonnée qu’un patient venant du Moyen Orient, se présente en insistant sur le fait qu’il était athée. Voulait-il se préserver d’un préjugé renforcé par la politique migratoire de notre pays selon lequel un migrant est avant tout un intrus ou un dangereux islamiste dont il faut se méfier ?
Cette loi aggrave le risque d’usure et d’impuissance des soignants face à des dangers qui amenuisent les possibilités de succès des soins psychiques : un environnement insécure et menaçant augmente l’anxiété et à terme la dépression de ceux qui sont soumis à de tels environnements hostiles. Ces soins sont exigeants en termes de travail en réseau, d’évaluation minutieuse des contextes et des histoires pour ne pas avoir un jugement erroné, faisant peser sur eux une responsabilité qui relève des contraintes de l’extérieur.
Il nous faut également plaider pour que le domaine de la santé : l’accès aux soins et la possibilité d’être soigné sans entraves tant sur le plan physique que psychique ne soient pas rognés par la lutte contre l’immigration.
Ainsi, la question de l’AME (Aide Médicale d’État) reste en suspens et sera traitée ultérieurement, mais on le craint dans le même esprit. Certains estiment que l’AME est trop généreuse par rapport aux dispositifs en vigueur dans l’UE (Union européenne), qu’elle constitue un « appel d’air » pour l’immigration clandestine. Cela n’a jamais été démontré, comme le souligne très fortement une tribune signée par les chercheurs sur l’immigration de l’Institut Convergences3.
Dans le total des dépenses d’AME, l’hôpital tend à diminuer au profit de la médecine de ville : il représentait environ 62 % des dépenses en 2020, contre environ 69 % en 2010. Dans ces dépenses hospitalières, la psychiatrie et les soins de suite représentent respectivement 14 % et 12 %, selon le rapport Evin/Stéfanini. Ce qui est en jeu, c’est donc l’accès aux soins en urgence, certes, mais aussi les soins des conséquences somatiques et psychiques de ce que les migrants ont vécu dans leurs pays et sur le chemin de l’exil.
Les migrants qui arrivent en France sont plutôt en bonne santé excepté les réfugiés (environ 500 000 en 2022) qui, eux, ont vécu des parcours traumatiques et arrivent en mauvaise santé et tout particulièrement les femmes et les enfants affectés par la dureté du voyage et parfois par les causes qui les ont obligés à fuir (extrême pauvreté, discriminations, causes politiques…). Par ailleurs ces migrants connaissent, comme ceux qui sont déjà installés ici, une difficulté d’accès aux soins et en particulier aux soins psychiques du fait de la langue, des discriminations dont ils peuvent être les objets et des erreurs diagnostiques (le trauma et la dépression sont des diagnostics sous-estimés et la psychose est inférée en excès). Il nous faut donc être attentifs à ne pas aggraver des inégalités de santé, psychiques en particulier, qui sont déjà bien installées chez les patient.e.s migrant.e.s précaires.
Enfin, le droit au séjour des étrangers malades, déjà considérablement amenuisé par le fait qu’il est régulé par des médecins de l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration) sous l’égide du ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, devrait échapper aux politiques de contrôle de l’immigration (Journet et al., 2020). Dans les faits, les pathologies, psychiatriques particulièrement, ne sont plus reconnues dans leur exceptionnelle gravité, jetant dans l’errance et l’insécurité nos patients, les familles et les enfants. Ce déni de reconnaissance les menace d’une absence de soin en cas de retour forcé dans leur pays en rompant la relation thérapeutique indispensable à des soins de qualité, en les exposant à l’absence de soins et à des conditions menaçantes dans
leur pays.
Cette nouvelle loi, le risque de restriction de l’AME, la diminution de l’octroi des séjours pour soins pour raisons psychiatriques sont des coups portés à la santé de nos patients et un poids insupportable sur la qualité de notre travail.
- Louffok, L. (20 décembre 2023). Loi sur l’immigration : « Des conséquences dramatiques pour la vie des enfants ». Pour les associations de défense des migrants et les spécialistes de la protection de l’enfance, la loi votée ce mardi 19 décembre va à l’encontre des droits humains. « Une aberration », selon Lyes Louffok, militant des droits de l’enfant [En ligne], https://www.telerama.fr/debats-reportages/loi-sur-l-immigration-des-consequences-dramatiques-pour-la-vie-des-enfants-7018574.php
- Claire Mestre
- Institut Convergences Migrations. (20 décembre 2023). Loi immigration – la tribune de l’Institut Convergences Migrations. En réponse à la victoire de l’idéologie sur les faits : résistons ! [En ligne], https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/12/20/loi-immigration-tribune-ic-migrations/