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Editorial

Discriminations en santé en France : soigner sans exclure, un impératif éthique

Sevan MINASSIANSevan Minassian est rédacteur en chef de la revue L’autre. Il est pédopsychiatre, psychothérapeute et thérapeute familial à la Maison de Solenn (APHP, Hôpital Cochin, Maison des Adolescents). Il est chargé de cours à l’Université Paris-Cité et chercheur au sein de l’équipe PsyDEV (CESP) de l’unité INSERM (UMR 1018) de l’Université Paris-Saclay.

Bailey, Z.D., Krieger, N., Agénor, M., Graves, J., Linos, N., & Bassett, M.T. (2017). Structural racism and health inequities in the USA : evidence and interventions. The Lancet389(10077), 1453-1463.

Berger, A.J., Wang, Y., Rowe, C., Chung, B., Chang S., & Haleblian, G. (2020). Racial disparities in analgesic use amongst patients presenting to the emergency department for kidney stones in the United States. American Journal of Emergency Medicine, 39, 71-74.

Brafman, N., & Stromboni, C. (29 décembre 2024). Biais raciaux en santé : en France, une recherche encore balbutiante. Le Mondehttps://www.lemonde.fr/sciences/article/2024/12/29/biais-raciaux-en-sante-en-france-une-recherche-encore-balbutiante_6472085_1650684.html

Fraser, L.K., Cano-Ibáñez, N., Amezcua-Prieto, C., Khan, K.S., Lamont, R.F., & Jørgensen J.S. (2025). Prevalence of obstetric violence in high-income countries : A systematic review of mixed studies and meta-analysis of quantitative studies. Acta Obstet Gynecol Scand104(1), 13-28. doi:10.1111/aogs.14962. Epub 2024 Sep 15. PMID:39278647; PMCID:PMC11683541.

Khouani, J., Landrin, M., Boulakia, R.C., Tahtah, S., Gentile, G., Desrues, A., Vengeon, M., Loundou, A., Barbaroux, A., Auquier, P., & Jego M. (2023). Incidence of sexual violence among recently arrived asylum-seeking women in France : a retrospective cohort study. The Lancet Regional Health Europe34(100731). doi:10.1016/j.lanepe.2023.100731. PMID:37927433; PMCID:PMC10624985.

Mouhab, A., Radjack, R., Moro, M.R., & Lambert, M. (2024). Racial biases in clinical practice and medical education : a scoping review. BMC Med Educ, 24, 1196. https://doi.org/10.1186/s12909-024-06119-1

MSF/Comede. (Novembre 2021). Rapport sur la santé mentale des mineurs non accompagnés. Effets des ruptures, de la violence et de l’exclusion. [En ligne] https://www.comede.org/rapport-la-sante-mentale-des-mineurs-non-accompagnes/

Ouanhnon, L., Astruc, P., Freyens, A., Mesthé, P., Pariente, K., Rougé, D., Gimenez, L., Rougé-Bugat M.-E. (2023). Women’s health in migrant populations : a qualitative study in France. Eur J Public Health33(1), 99-105.

Sheikh, J., Allotey, J., Kew, T., Fernandez-Félix, B. M., Zamora, J., Khalil, A., & Thangaratinam, S. (2022). Effects of race and ethnicity on perinatal outcomes in high-income and upper-middle-income countries : an individual participant data meta-analysis of 2 198 655 pregnancies. The Lancet400(10368), 2049-2062.

The Lancet. (2022). Advancing racial and ethnic equity in health. The Lancet, 400(10368), 2007. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(22)02533-8

van Daalen, K. R., Kaiser, J., Kebede, S., Cipriano, G., Maimouni, H., Olumese, E., Chui, A., Kuhn, I., & Oliver-Williams., C. (2022). Racial discrimination and adverse pregnancy outcomes : a systematic review and meta-analysis. BMJ Global Health7(8).

Minassian, S. (2025). Discriminations en santé en France : soigner sans exclure, un impératif éthique. L’autre, 26(2), 132-135. https://doi.org/10.3917/lautr.077.0132.

En France, l’accès aux soins est considéré (du moins sur le papier) comme un droit universel garanti par notre système de santé pour toute personne résidant en France de manière régulière. Pourtant, une fracture invisible mais bien réelle persiste : celle des discriminations systémiques qui entravent les parcours de soin de milliers de personnes en fonction de leur origine, de leur genre, de leur statut administratif ou de leur couleur de peau. Ces discriminations, encore trop souvent ignorées, sont désormais documentées. Et elles tuent.

C’est en substance ce que dénonce le nouveau rapport « Discriminations dans l’accès aux soins » de la Défenseure des droits, Claire Hédon, en pointant des groupes de patients et de patientes particulièrement vulnérables confrontés à des traitements inéquitables tout au long de leur parcours de santé : femmes, personnes d’origine étrangère, mineurs non accompagnés, personnes en situation de handicap ou précaires. Elle appelle à des sanctions dissuasives contre les auteurs de discriminations dans le monde médical, signe que l’inertie institutionnelle est devenue insoutenable.

Mais la réponse doit être bien plus large que simplement punitive. Il s’agit en effet d’abord d’un problème systémique, qui se trouve enraciné dans les mentalités, les formations médicales, les pratiques cliniques et les structures mêmes du système de santé. Un phénomène qui d’ailleurs s’accentue actuellement dans le sillage de la prise de pouvoir de mouvements politiques endossant une pensée masculiniste et raciste, qui se dissimulent derrière de faux concepts repoussoirs comme le wokisme pour mieux légitimer la reprise de politiques de discriminations assumées.

L’un des exemples les plus emblématiques de ces biais en France est le fameux syndrome méditerranéen. Ce terme, encore utilisé aujourd’hui dans certains services d’urgence français, désigne un patient, souvent d’origine maghrébine ou sud-européenne, supposément « exagérément expressif » dans la manifestation de sa douleur. Ce stéréotype, aux relents racistes assumés, est plus qu’un préjugé : il a des conséquences directes sur l’accès aux soins et le traitement de ces patients. Certains se voient prescrire des antalgiques inadéquats, reçoivent des diagnostics tardifs ou erronés, voire sont tout simplement renvoyés chez eux sans prise en charge. Une étude de 2024 de Adil Mouhab et Mathilde Lambert parue dans BMC Medical Education révèle que les étudiants en médecine internalisent souvent ces clichés dès leur formation médicale, en l’absence de sensibilisation aux biais raciaux. Des travaux internationaux ont montré que certains médecins pensent, à tort, que les patients noirs ou maghrébins ressentaient moins la douleur que les patients blancs (Berger, 2020). Ces stéréotypes sont intégrés de façon inconsciente, mais leurs effets sont bien réels : sous-traitement de la douleur, surmédicalisation injustifiée ou méfiance injuste vis-à-vis de la parole du patient.

Les femmes noires enceintes et le danger d’être invisibilisées

Les femmes noires paient un lourd tribut à ces biais multiples. Des conséquences qui se sont accentuées ces dernières années, puisque comme lors de toute crise sanitaire d’envergure, la pandémie du Covid-19 a mis en tension les services de santé, accentué les difficultés d’accès aux soins : ce sont les populations les plus vulnérables qui en paient actuellement le prix fort.

Dans les pays à niveaux de vie élevés, les femmes noires ont des complications périnatales plus fréquentes que les femmes blanches (Sheikh, 2022). Une revue internationale publiée dans BMJ Global Health (van Daalen, 2022) confirme que, dans plusieurs pays occidentaux, les femmes noires présentent des taux de mortalité maternelle 3 à 4 fois plus élevés que les femmes blanches — en l’absence de différences médicales significatives.

En France, les données précises manquent, mais les alertes se multiplient. Une revue systématique de 2023 a analysé la prévalence de la violence obstétricale dans les pays à revenu élevé, y compris en France (Fraser, 2025). Elle a inclus des études quantitatives, qualitatives et mixtes, mettant en évidence des cas de maltraitance pendant l’accouchement, notamment des violences verbales, physiques et sexuelles.

Une étude qualitative menée à Toulouse (Ouanhnon, 2023) a quant à elle exploré les expériences des femmes migrantes en matière de soins gynécologiques. Les résultats ont révélé que, bien que ces femmes soient généralement satisfaites des soins reçus, elles ont également signalé des dysfonctionnements, notamment des comportements perçus comme oppressifs, paternalistes ou discriminatoires de la part des professionnels de santé. Ces obstacles, amplifiés par la précarité, la barrière linguistique et la difficulté à comprendre un système de santé totalement nouveau, ont rendu les soins de santé des femmes, en particulier les soins préventifs, difficiles à atteindre et de faible priorité pour elles.

Pourtant, ces femmes sont une population particulièrement vulnérable, qui nécessite un meilleur accès à des soins gynécologiques, du fait d’un risque bien plus élevé de violences sexuelles lors de la migration, mais aussi dans les mois qui suivent leur arrivée en France (Khouani, 2023).

Mineurs non accompagnés : une jeunesse vulnérable et suspecte

Les enfants sont eux-mêmes de plus en plus perçus comme un danger, associés à un vocable anxiogène par crainte de leur rejet de la domination des adultes, des craintes liées par exemple aux réseaux sociaux qui seraient vecteurs de violence et de comportements transgressifs. Parmi ceux-ci, une population particulièrement discriminée se trouve piégée par une convergence de préjugés, étant à la fois des enfants sans adultes, des jeunes repoussés en marge de la société et des étrangers. Ces jeunes les plus vulnérables, pris en charge ou non par une protection de l’enfance en manque de moyens et de personnel qualifié, sont les mineurs non accompagnés (MNA). Leur santé mentale et physique est souvent gravement altérée par des parcours migratoires chaotiques. Pourtant, une fois arrivés en France, ils se heurtent à des soupçons permanents (sur leur âge, leur identité, leur sincérité) qui conditionnent ou retardent leur accès à la santé. Cette accumulation crée des barrières complexes et interconnectées, renforçant leur vulnérabilité. Entre 2017 et 2020, des cohortes suivies par Médecins Sans Frontières (MSF) et le Comité pour la santé des exilé·e·s (Comede) révèlent que 50 % des mineurs non accompagnés (MNA) présentent des troubles réactionnels liés à la précarité, 12 % souffrent de dépressions, et 37 % de syndromes psychotraumatiques. Ces troubles sont la conséquence de parcours de vie et d’exil marqués par la violence et des expériences traumatiques, qui sont elles-mêmes en partie les conséquences de la politique française de non-accueil, qui prive un nombre important de MNA d’une prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Outre l’aggravation des pathologies psychiques préexistantes, ces conditions de vie précaires favorisent l’émergence de nouveaux troubles (Comede, 2021).

Des discriminations structurelles, sous-étudiées et impunies

Le plus inquiétant dans ces constats ? La faiblesse de la recherche en France sur ces sujets. Comme le notait Le Monde en décembre 2024, les biais raciaux en santé restent un sujet tabou dans la recherche médicale française, à la différence des pays anglo-saxons où les « health disparities » font l’objet d’un champ scientifique entier. The Lancet, dans plusieurs éditoriaux récents, qualifie désormais le racisme structurel comme une crise mondiale de santé publique. Pourtant, depuis le retour de Trump au pouvoir aux États-Unis, la recherche universitaire en lien avec la caractérisation et l’étude des discriminations est vouée aux gémonies. Tout projet de recherche contenant certains mots-clés ne devra désormais plus être financé par la NSF (National Science Foundation), principale agence de financement scientifique dotée d’un budget de 9 milliards de dollars. Les mots-clés conduisant à l’exclusion des projets de recherche sont par exemple : Antiracist (anti-racisme), Biases (biais), Disability (handicap), Diversity (diversité), Equity (égalité), Gender (genre), Female (femme), Hate speech (discours de haine), Historically (historiquement), Inclusion (inclusion), Inequities (inégalités), Minority (minorité), Segregation (ségrégation), Victims (victimes), etc.

Enfin, la médecine moderne est actuellement en transition vers une médecine assistée par l’intelligence artificielle qui transforme profondément la manière dont les soins sont délivrés. De plus en plus, sont intégrés des algorithmes sophistiqués pour guider le diagnostic, le traitement et la prise de décision clinique, ce qui soulève de nouvelles questions éthiques et pratiques. Comme le souligne également le Défenseur des droits dans sa Déclaration commune avec la CNIL en 2020, dans son rapport « Algorithmes : prévenir l’automatisation des discriminations » : derrière leur apparente neutralité, on constate l’ampleur des biais qui peuvent intervenir lors de la conception et du déploiement des algorithmes. Tout comme les bases de données qui les alimentent, ils sont conçus et générés par des humains dont les stéréotypes, en se répétant automatiquement, peuvent engendrer des discriminations. Cela pourrait devenir une volonté de plus en plus assumée, dans le sillage des grandes entreprises américaines qui dominent le marché du numérique : les dirigeants des GAFAM ont récemment opéré – par conviction profonde pour les uns, par opportunisme pour d’autres – un virage réactionnaire en supprimant toute politique de lutte contre les discriminations afin de complaire au président Trump. Ces biais algorithmiques (ou erreurs systématiques dans les algorithmes) des machine learning sont appelés à produire des résultats injustes ou discriminatoires en reflétant ou renforçant souvent les préjugés socioéconomiques, ethniques et sexistes existants. Il s’agit des mêmes machine learning qui permettent aux professionnels de santé de gagner du temps en identifiant des maladies, en lisant l’imagerie médicale, en établissement des diagnostics ou en surveillant les signes vitaux des patients.

En parallèle, alors que les discriminations se parent de nouveaux atours, ils deviennent moins facilement identifiables. Très peu de cas de discrimination aboutissent d’ailleurs à des sanctions : les victimes n’osent pas toujours signaler, les procédures sont longues, complexes, et les preuves difficiles à établir. Résultat : l’impunité renforce la banalisation de ces actes et la perte de confiance des patients dans le système de soins.

Pour une santé équitable : des réformes immédiates et structurelles

Face à cette crise de légitimité, il s’avère nécessaire de réarmer la formation médicale, en intégrant l’analyse des biais implicites, des stéréotypes raciaux, de la santé des populations minorisées et des enjeux d’intersectionnalité. Nous devons mettre en place des mécanismes de signalement accessibles, anonymes et accompagnés pour les victimes de discrimination. Les comportements discriminatoires dans les établissements de santé doivent provoquer des sanctions effectives, comme le réclame la Défenseure des droits. Et enfin, vœux pieux s’il en est, il faudrait un investissement massif dans la recherche sur les inégalités de santé en France, basée sur une collecte de données désagrégées sur les disparités de santé en fonction de l’origine, du sexe, et du statut socio-économique, dans le respect des principes éthiques à l’instar de ce qui est préconisé par les collèges d’experts dans des éditoriaux de The Lancet ou BMJ Open.

En France, une partie des sciences humaines s’attache à mettre en lumière la complexité des discriminations en tenant compte des héritages historiques, des rapports de pouvoir qui se perpétuent et des contextes politiques actuels. Ces lectures critiques soulignent que les formes d’oppression ne se vivent pas isolément, mais s’entrelacent, produisant des expériences singulières de marginalisation (comme par exemple lorsqu’on étudie l’accès aux soins gynécologiques de femmes noires, migrantes et socialement précarisées). L’approche complémentariste des différents courants des sciences humaines rappelle que ces discriminations ne sont pas des anomalies, mais les prolongements contemporains d’un passé encore profondément inscrit dans les structures sociales et les imaginaires collectifs. Cette pensée est aujourd’hui violemment attaquée par des réseaux d’influence d’extrême droite qui rejettent toute mise en cause systémique des inégalités. Pourtant, reconnaître la spécificité des vécus marqués par des expériences croisées de discriminations, issues de dynamiques de dominations est une condition essentielle pour concevoir des politiques réellement justes et inclusives.

Soigner sans discriminer : un impératif éthique et démocratique

Le soin est un droit, pas un privilège. Tolérer des discriminations dans ce champ, c’est trahir les valeurs de justice et d’égalité qui fondent notre société. Il est temps que la santé devienne réellement universelle, pour toutes et tous – quels que soient l’origine, la couleur de peau, le sexe, ou le statut administratif. Pour cela, il convient de rester ferme sur nos principes, parce qu’il n’y a pas de soin juste sans justice.

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