Dossier

© Anna et Elena Balbusso Source D.G.

Racismes

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La peur de l’autre, de l’inconnu, de la différence suinte encore des cavernes de la préhistoire et n’a jamais cessé d’accompagner l’extraordinaire mouvement de différenciation biologique puis humaine et sociale qui caractérise l’histoire de notre planète.

Ainsi, les sociétés humaines sont le produit d’une inextinguible tension entre l’identique et le différent, entre le semblable et le dissemblable, entre le voisin et le distant, entre le congénère et l’étranger, entre l’unique et l’hétéroclite, entre l’évident et le mystérieux… Tension qui marque tout à la fois la dynamique et la nécessité de leur évolution aussi bien aujourd’hui qu’à l’aube de l’humanité. Tension née tout à la fois de la crainte du redoublement du semblable et du désir de la reproduction du même.

Tension depuis toujours constamment présente au cœur des communautés humaines et animales pour l’accès aux ressources de la survie, à la pitance et la sécurité quotidiennes. L’autre apparaît à chaque moment où l’on risque d’être contraint de partager l’essentiel de la vie, nourriture, femmes, abri, feu, eau… et toute société, à travers ses modes d’organisation, sait parfaitement ajuster la discrimination pour l’accès aux ressources, de plus en plus spécifiques et complexes selon les époques et les régions, et on peut même dire que c’est sans doute là sa raison d’être ! Bien sûr, nous sommes tellement loin là du grognement de la bête qui protège sa proie mais pourtant, il reste quelque chose dans le regard !

L’autre est déjà présent avant même de passer la porte de chez soi, dans les rapports entre l’homme et la femme, où bien souvent la compagne est investie de la perfidie, de l’impureté, de toute la noirceur du monde ; la femme pour l’homme, image sur terre du diable ou des génies malfaisants. Mais aussi dans les conflits entre les frères et sœurs, entre les proches qui alimentent toutes les suspicions tournant en accusation de sorcellerie où l’on prête à l’ennemi les intentions les plus redoutables. L’autre commence avec les odeurs de la cuisine d’à coté, avec les fumets écœurants, inconnus, avec le ressenti le plus physique d’une présence différente, dangereuse.

Le racisme se nourrit justement du brassage inévitable entre les humains, les familles, les groupes, les techniques, les musiques, les cultures qui met en danger les territoires de chasse, les greniers, les réserves de bois, l’automobile garée dans la rue et les chants grégoriens. Le racisme est bien l’expression de ce paradoxe planétaire, aucune société, aucune culture, aucune économie ne peut survivre sans l’échange où chacun, en découvrant autre chose, en changeant de goût ou de mode de calcul, veut imaginer rester le même. Beaucoup de communautés humaines sont restées longtemps éloignées les unes des autres, leurs communications étaient limitées mais elles se transformaient néanmoins les unes grâce aux autres et les plus malins de leurs dirigeants prêchaient l’identique pour mieux introduire le nouveau, le nouveau de l’identique, comme savent si bien le faire les possédés à travers le monde. Aujourd’hui, la globalisation met en regard et en relation de plus en plus de sociétés dans le monde dont certaines naissent ainsi à l’histoire, et cette gigantesque rencontre est curieusement la condition de leur avenir par le développement des échanges qu’elle favorise.

Notre propre société dans les soubresauts de son histoire récente est une forme d’empreinte de cette situation mondiale et son mouvement propre sécrète dans le même temps les formes les plus classiques du rejet de l’autre et de l’une de ses composantes la plus pratique, le racisme. La plus simple parce qu’il s’agit d’utiliser un caractère physique ou un caractère social comme la manifestation incoercible de la preuve même de la différence. Cet autre est différent en soi, inassimilable, indissoluble comme une pierre dans l’eau. Logique d’analyse qui fonde, par ailleurs, bien des mécanismes de croyances quand les êtres, les institutions ou les phénomènes sont dotés de qualités intrinsèques et définitives acquises depuis la nuit des temps. De cette manière, chaque personne, chaque société, chaque culture, au lieu d’être fécondée par la rencontre, l’affrontement, le dialogue et la transaction, est verrouillée dans son identité, assise, pour ainsi dire, le fusil sur les genoux devant son grenier à riz. Et tout paraît clair et légitime puisque la moindre différence ontologique habilement repérée par les experts et les administrateurs orchestre le partage des biens de toute nature, réanimant les peurs humaines immémoriales pour les diriger sur une cible ou une autre.

À nouveau, l’histoire nous convie à savoir construire des échanges si nous voulons continuer d’exister dans l’avenir et donner au fond une chance à ce que nous sommes devenus autour de cette première tentative d’universalité fondée sur l’idée de l’inaliénable dignité humaine. Échanger donc, dans tous les sens du terme, avec ceux qui s’égosillent autour de nos cavernes où nous sommes toujours là, encore au chaud, à les écouter, pelotonnés les uns contre les autres.

Jacques Lombard, Marie Rose Moro