Article original

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« Partir, c’est souffrir »

La vie aventureuse en Afrique de l’Ouest ou l’expérience de la perte


Matthieu LOUIS

Matthieu Louis est docteur en anthropologie sociale, chercheur associé au laboratoire DynamE (Dynamiques Européennes), UMR 7367, CNRS & Université de Strasbourg.

Affergan Fr, Borutti S, Calame Cl, Fabietti U, Kilani M, Remotti Fr. Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie. Paris: Éditions EHESS, coll. «Recherches d’histoire et sciences sociales»; 2003.

Agamben G. Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue. Paris: Éditions du Seuil, coll. «L’ordre philosophique»; 1997.

Augé M. Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris: Éditions du Seuil; 1992.

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Fanon Fr. Peau noire, masques blancs. Paris: Éditions du Seuil, coll. «Points/Essais»; 1952.

Foucault M. Histoire de la sexualité. Tome 3: Le souci de soi. Paris: Gallimard, coll. «Tel»; 1984a.

 Foucault M. Histoire de la sexualité. Tome 2: L’usage des plaisirs. Paris: Gallimard, coll. «Nrf»; 1984b.

Louis M. Approche ethnologique des migrations clandestines subsahariennes. L’aventure, ou de l’ontogenèse à la conquête de l’honneur. Cahiers d’Études africaines 2013; 211: 547-570.

Louis M. Ethnologie de l’aventure. Mobilités masculines contemporaines et productions identitaires en Afrique de l’Ouest (Burkina Faso). Université de Strasbourg (thèse de doctorat en ethnologie): 505 p.; 2014.

Santarcangeli P. Le livre des labyrinthes. Histoire d’un mythe et d’un symbole. Paris: Gallimard, coll. «nrf»; 1974.

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Turner VW. Le phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris: P.U.F., coll. «Ethnologies»; 1990.

Van Gennep A. Les Rites de passage. Études systématiques des rites. Paris: Éditions A. & J. Picard; 1981 [1909].

Pour citer cet article :

Louis M. « Partir, c’est souffrir ». La vie aventureuse en Afrique de l’Ouest ou l’expérience de la perte. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2019, volume 20, n°3, pp. 301-310


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/articles-originaux/partir-cest-souffrir/

« Partir, c’est souffrir ». La vie aventureuse en Afrique de l’Ouest ou l’expérience de la perte

De nombreuses trajectoires migratoires contemporaines en Afrique de l’Ouest sont comprises à travers le langage commun local en tant qu’« aventure». L’analyse des expériences restituées par les discours d’acteurs se qualifiant eux-mêmes d’« aventuriers» révèle que la vie d’aventure engendre la perte d’une fraction de soi. Cet article donne à penser le sens de ce deuil identitaire invariablement ressenti, en montrant qu’il ouvre un espace ontologique de liberté au sein duquel l’aventurier se produit au monde par l’exercice de son autonomie. Dès lors se dévoile, au-delà de l’argument économique, l’un des fondements sémantiques et culturels des pratiques d’aventure qui insiste particulièrement sur la quête initiatique de soi et son cheminement intérieur et solitaire.

Mots clés : Afrique de l’Ouest, anthropologie, aventuriers, identité, migration, récit de vie, solitude.

“To leave is to suffer”. The adventurous life in West Africa or the experience of loss

Many contemporary migratory trajectories in West Africa are understood through the local and common language as an “adventure”. The analysis of experiences conveyed in the discourses of actors who refer to themselves as “adventurers” reveals that the adventurous life generates the loss of a fraction of oneself. This article suggests the meaning of this invariably felt bereavement of identity by showing that it opens an ontological space of freedom within which the adventurer creates the opportunity to perform in the world by exercising his/her autonomy. Thus, one of the semantic and cultural foundations of the adventure practices unravels and, aside from the economic argument, strongly emphasizes the initiatory quest of self and its inward and solitary journey.

Keywords: adventurers, anthropology, identity, life stories, loneliness, migration, West Africa.

“Irse es sufrir”. La vida de aventuras en África Occidental o la experiencia de la pérdida

Muchas trayectorias migratorias contemporáneas en África Occidental son entendidas a través del lenguaje común y local como una “aventura”. El análisis de las experiencias restituidas por los discursos de actores que se llaman a sí mismos “aventureros” revela que la vida de aventura genera la pérdida de una fracción del yo. Este articulo sugiere que el luto de intensidad es invariablemente sentido y abre un espacio ontológico de libertad en el que el aventurero se otorga la posibilidad de producirse en el mundo ejerciendo su autonomía. Así se descubre uno de los fundamentos semánticos y culturales de las prácticas de aventura que, junto al argumento económico, insiste particularmente sobre la búsqueda iniciática y su recorrido interior y solitario.

Palabras claves: Africa occideental, aventureros, identidad, migración, narración biográfica antropológica, soledad.

« Puisque le mot d’existence recouvre quelque chose,
qui est notre nostalgie, mais puisqu’en même temps
il ne peut s’empêcher de s’étendre à l’affirmation
d’une réalité supérieure,
nous le garderons que sous une forme convertie –
nous dirons philosophie inexistentielle,
ce qui ne comporte pas de négation
mais prétend seulement rendre compte
de l’état de “l’homme privé de…”.
La philosophie inexistentielle sera la philosophie de l’exil. »

Albert Camus, Carnets II, janvier 1942 – mars 1951

 

De nombreux migrants subsahariens contemporains se créditent de l’identité générique d’aventurier. En plus d’alimenter intensivement les flux circulatoires interrégionaux africains, certains cherchent leur voie à travers les pays septentrionaux de l’Afrique mus, pour une fraction d’entre eux, par le désir de rejoindre l’Europe. Quatre terrains conduits au Burkina Faso entre 2008 et 2010 ont été l’occasion de rencontrer et de m’entretenir avec ces aventuriers qui sillonnaient ou ont sillonné l’Afrique de l’Ouest, ont voyagé en Libye ou en Europe, parfois au mépris de leur vie, ou, plus localement, ont « fait l’aventure » à la capitale après avoir quitté le village[ref]Les données recueillies sur le terrain dérivent de mon immersion au sein de plusieurs situs ethnographiques, dont les principaux sont le quartier de Dassasgho de la capitale Ouagadougou où je résidais et les secteurs 28 et 29 non-loti de sa périphérie, où l’accès négocié à un « ghetto » m’a permis de produire un réseau conséquent d’interlocuteurs.[/ref]. Les analyses dont je rends compte au cours de ce texte sont produites à partir d’une méthodologie fondée sur l’observation directe des contextes sociaux et culturels desquels émergent et se construisent les projets migratoires, ainsi que sur la conduite d’entretiens formels (semi-directifs pour certains, mais plus généralement « libres ») avec des personnes revendiquant l’identité d’aventurier. L’enquête par entretiens s’est principalement concentrée sur le recueil précis des trajectoires et des expériences migratoires de mes interlocuteurs, mais aussi sur le sens qu’ils donnent à leurs actes, leurs projets, leurs désirs et sur les analyses réflexives et introspectives qu’ils produisent à propos des places qu’ils occupent et les identités qu’ils défendent au sein de leurs univers de vie[ref]Les récits des expériences migratoires au fondement de mon travail analytique sont transcrits de manière dense et détaillée tout au long de ma thèse Ethnologie de l’aventure. Mobilités masculines contemporaines et productions identitaires en Afrique de l’Ouest (Burkina Faso) (Louis 2014). De surcroît, j’invite le lecteur à consulter le chapitre III de ma thèse « Un nâsâra au Burkina : dispositif méthodologique et implication personnelle » où je décris et analyse en détail mon vécu ethnographique et la méthodologie employée pour mener à bien mes enquêtes (Ibid. : 113-153).[/ref]. À cela s’ajoutent les innombrables discussions informelles et observations de la vie quotidienne locale dont il est difficile de rendre compte statistiquement. Les résultats présentés au cours de cet article tirent ainsi leur origine du décryptage systématique et croisé d’une vingtaine de récits et fragments autobiographiques[ref]Ces récits rendent compte parfois de courts épisodes d’aventure (de quelques mois à une année), mais la majorité narre des vécus migratoires qui s’étendent sur plusieurs années (vingt ans pour le plus long).[/ref] d’hommes dont le point commun est d’avoir pratiqué la mobilité et de considérer celle-ci comme étant une « aventure ».

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