© Paul Martino Source D.G.
Nimrod. Les jambes d’Alice. Paris : Actes Sud ; 2001.
Martino P. Parcours africain en pays sara, Tchad 1958-1961. Peribonca ; 2017.
Ngimbi Nseka H. Tragique et intersubjectivité dans la philosophie de Gabriel Marcel. Inkisi : Mayidi ; 1981.
Sammy Mackfoy P. Mongou, fils de Bandia. Paris : Armand Colin ; 1972.
Madjirébaye H. Déformation labiale, liberté d’expression et cohésion sociale. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2018, volume 19, n°3, pp. 356-360
La déformation labiale est une forme de « mutilation » des lèvres et de la denture pratiquée aussi bien au Tchad qu’à travers un certain nombre de pays africains et américains. Les « victimes » de cette pratique se comptent beaucoup plus parmi les femmes que chez les hommes. D’où l’utilisation du terme « Femmes à plateaux » – en référence aux labrets1 qu’elles portent – dans la plus part des analyses faites à ce sujet. De ces analyses, il se dégage un certain nombre d’hypothèses parmi lesquelles, la protection des femmes contre la prédation des esclavagistes ou les mauvais esprits, la fonction esthétique, la marque de différenciation sexuelle, un signe d’appartenance au groupe ethnique, une mesure médicinale, etc. Une autre hypothèse qu’on pourrait avancer est la préservation de la cohésion sociale en privant les femmes de la liberté d’expression dont elles auraient plus de mal à jouir que les hommes.
Quand bien même la pratique de la déformation labiale au Tchad n’est visible de nos jours que chez de rares individus du deuxième et du troisième âge, notamment chez les Sara-kaba au sud-est, les Toupouri et les Massa au sud-ouest, le sujet me semble encore d’actualité, car l’hypothèse qui, de mon point de vue, sous-tend également cette pratique est d’actualité.
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S’il faille sacrifier la liberté d’expression au profit de la cohésion sociale, beaucoup diront avec raison qu’une telle mesure ne vaut simplement pas la peine, du moment où liberté d’expression et cohésion sociale sont des valeurs pouvant coexister au sein d’une même culture et qu’on ne peut par conséquent pas les inscrire sur des registres contraires. Ce qui n’est pas tout à fait le cas, lorsqu’on analyse leur rapport en lien avec la déformation labiale telle que pratiquée dans le temps en pays sara2. Si l’excision ou l’initiation féminine incorporant l’excision constituait le passage de l’adolescence à l’âge adulte dans le milieu sara en général, le conditionnement des lèvres de la femme faisait plutôt partie du rite de fiançailles qui avait lieu soit pendant, soit après, mais pas avant l’initiation. Ce qui suppose qu’on accordait à la jeune fille la possibilité d’expérimenter et de jouir de la liberté d’expression, dans certain cas, même après l’initiation, mais pas en même temps qu’elle était appelée à assumer sa fonction d’épouse et de mère.
Eu égard à la conception de la famille en vigueur dans la plus part des cultures tchadiennes, c’est sur la femme que repose l’essentielle des fonctions de « tisserande » de la cohésion familiale ; et, il se trouve qu’elle joue superbement ce rôle qu’on peut à juste titre qualifier de maternel, vu que, chez un certain nombre d’ethnies sara, on désigne un frère, un cousin et même un ami par le groupe nominal « enfant de ma mère » : c’est le cas des Gabri, Daye, Kim et Mbaye, quatre ethnies dont les langues sont complètement différentes les unes des autres, utilisant respectivement lyon-kroda – essentiellement dans le lignage maternel –, wa-nagn, mbi na via et ngo’n-kom ; même chose chez les Sar et les Laka, utilisant tous les deux ngo-kom. Les Ngambaye, quant à eux, ont une formule un peu particulière, mais le fond reste le même : min-kon, se traduisant par « sein d’une mère ».
La déformation labiale est une forme de « mutilation » des lèvres et de la denture pratiquée aussi bien au Tchad qu’à travers un certain nombre de pays africains et américains
Toutefois, on observe que des faits moins élogieux, tels que le gawala ou la « délation » en français, sont attribués plus souvent à la gente féminine que masculine au Tchad tout comme au Cameroun voisin. A titre d’exemple, pendant toute une semaine, une sensibilisation autour de la journée internationale de la femme présentait, en mars 2014 à la télévision nationale camerounaise, la caricature d’une femme portant un cadenas sur les lèvres. Une sorte de spot ayant pour slogan un seul mot : Kongossa, « délation ». D’aucuns disent que la délation est en réalité une véritable arme de guerre qu’utilisent les femmes contre leurs rivales ou toutes celles qui sont susceptibles de leur ravir leur mari, une arme certainement plus efficace que la propreté des Kimoises3 dont parle Nimrod par exemple : « Sur les bandelettes de leurs sandales, on lirait sans effort la teneur d’un texte imprimé en petits caractères. Ainsi brillent ces pieds polis par les pommades aux odeurs piquantes, qui, bien que grasses, les préservent des souillures. Leurs chaussures ne claquent jamais, elles esquivent, abordant la terre avec douceur. Les Kimoises tiennent ainsi leur revanche sur les citadines (…), ces intrigantes qui, pendant l’été, leur volaient amants et fiancés. » (Nimrod 2001 : 19).
C’est au vu de ce comportement qu’au lieu de chercher à préserver et cohésion sociale et liberté d’expression, certaines tribus sara auraient, à une certaine époque, opté uniquement pour la préservation de la cohésion sociale en perpétuant le port des labrets dont la fonction de cadenas n’est pas sans effet sur les lèvres. Le témoignage de Magnangni Fatimé Mangkréo, une femme toupouri âgée de 60 ans, nous en dit plus :
« Quand j’étais encore jeune, je voyais des femmes avec des gaoulang (labret) sur des lèvres et j’ai demandé à ma mère, qui est plutôt de l’ethnie gourane mais qui a vécu longtemps chez nous, pourquoi on fait porter aux femmes ces choses. Elle m’a dit que c’était pour lutter contre la razzia peule. N’étant pas convaincue de sa réponse, je m’étais approchée d’un vieux du village pour lui poser la même question et il m’a dit que les femmes toupouri parlent trop. C’est pourquoi, les hommes se sont réunis et ont décidé de les obliger à parler moins en chargeant leurs lèvres de ces objets. Et c’est vrai que les femmes qui portaient ces gaoulang ne pouvaient pas parler beaucoup ni longtemps, parce que si elles se mettent à parler, les gaoulang tombent. Le temps de les remettre, elles perdent le fil d’idée, se découragent ou sont prises de honte et écourtent le discours. Moi, je pense que c’est cette raison qui est vraie… »4
On retrouve de nos jours dans certaines ethnies (Daye, Sara-kaba, Marba, Kabalaye, Sar, Mbaye, etc.) l’extraction des incisives inférieures chez les femmes et/ou les hommes sans la perforation des lèvres, dans d’autres (Sara-kaba, Kim, Toupouri, Massa, etc.) l’extraction des incisives inférieures avec la perforation des lèvres mais de manière relativement moins remarquable que ce que montrent des photos des années 1960. Dans tous les cas, quelles que soient les raisons avancées et la méthode appliquée, l’effet reste pratiquement le même : la difficulté de parler et donc une forme de privation de la liberté d’expression, une limitation du droit d’accès à la parole, comme le soutient Fatimé. Pour m’en rendre compte, suivant les informations relevées sur les photos réalisées par le Docteur Paul Martino (2017) entre les années 1958 et 1961 dans le sud-ouest du Tchad, j’ai suspendu deux labrets de 186 et 87 g sur les lèvres d’une femme de 25ans et lui ai demandé de compter de 0 à 10 dans sa propre langue puis de réciter l’alphabet français, mais elle a eu tellement de difficulté à le faire que je distinguais difficilement les mots qu’elle prononçait. Si ses lèvres avaient porté des orifices, j’imagine comment elle aurait eu en même temps de difficulté à contenir sa salive et les labrets qui peuvent tomber à tout moment. Ce qui aurait davantage compliqué la situation.
En revanche, on peut dire que la diversité des méthodes appliquées dans la pratique de la déformation labiale chez les uns et les autres est révélatrice d’une certaine variabilité des mentalités, puisque, en dépit du caractère démesuré de cette pratique, on y relève une certaine tentative de recherche d’une juste mesure, sinon un certain inconfort fort gênant par rapport à la pratique. Ce, laissant des brèches qui permettraient à la liberté d’expression tant refoulée de commencer à se frayer son chemin. Mais, encore faut-il que cela ne modifie pas l’idéal recherché qui est la préservation de la cohésion sociale à tout prix.
Notons au passage qu’à cette époque où il y avait fréquemment des guerres intertribales, la survie d’une tribu dépendait également de sa capacité à préserver l’unité entre ses membres. Lesquels membres se reconnaissaient d’ailleurs comme nés d’un seul ancêtre. C’est ainsi qu’un membre de la tribu Sara-kaba, par exemple, s’appellera mono Sara-kaba, c’est-à-dire « enfant de Sara-kaba » et donc frère ou sœur de tous les membres de la tribu sara-kaba, y compris ses propres parents et grands-parents. On retrouve la même logique chez les Gbandia en Centrafrique voisin. D’où le titre de l’un des écrits de Pierre Sammy Mongou, fils de Bandia (1972), une traduction littérale de Moungou, yazou Gbandia. Le cas des Tounia est assez particulier. En effet, les Tounia ne disent pas « enfant de… » comme le disent les autres Sara, mais Tun bah dont la traduction est « Tounia enfant », comme pour relever une multiplication de l’unique entité Tounia en chacun de ses membres, sans aucune intervention extérieure.
La difficulté de parler et donc une forme de privation de la liberté d’expression, une limitation du droit d’accès à la parole
Au-delà de l’aspect sécuritaire que je viens d’évoquer, il y a l’aspect religieux, en référence à la place qu’occupe la transcendance dans ce processus et qui parait, en même temps, difficile à situer entre une construction purement consensuelle et la soumission à la volonté absolue des dieux, sachant que ceux-ci avaient une place prépondérante dans le vécu des hommes de cette époque. Dira-t-on qu’en conditionnant les lèvres de la femme, les Sara se sont arrogé le droit de faire un reproche à l’acte fondamental de Sou5, lui qui a bien voulu doter la femme d’une bouche au même titre que l’homme ? Il me sera difficile de répondre à cette question. Toutefois, comme nous pouvons le voir à travers la diversité des méthodes relevées plus haut mais surtout comme nous allons le voir par rapport à son évolution dans le temps, la pratique de la déformation labiale est de manière permanente remise en cause. Par conséquent, ce qui va davantage motiver ma démarche à travers les lignes qui suivent, c’est l’élan utilitariste relevant de l’ordre de la discrimination de la gent féminine, avec une active participation des femmes à la mise en application de ces mesures. D’où la question de savoir jusqu’où va porter la collaboration des femmes à cette pratique, mieux à cette « torture »6.
Pour n’avoir pas été suffisamment efficace, trop déshumanisant d’ailleurs, ou du moins assez inconfortant, voire démodé – comme le témoignent les propos de Solkem Yankal, une femme mbaye âgée de 64 ans : « J’ai connu ma grand-mère avec un orifice assez grand sur la lèvre inférieure. Je lui ai posé la question elle m’a dit qu’il y avait un morceau de calebasse qui bouchait l’orifice. Je voulais en savoir plus mais elle m’a dit qu’elle l’a enlevé parce que c’est ‘démodé’. »7–, le conditionnement des lèvres a pris au fil du temps une forme de moins en moins ostentatoire. Ainsi en est-on arrivé progressivement à abandonner la perforation des lèvres, puis l’extraction des incisives pour ne s’en tenir qu’à la culture d’évitement encore d’actualité dans nombre d’ethnies sara. Cette culture consiste en l’interdiction formelle et perpétuelle à l’épouse de parler aussi bien avec ses beaux-parents qu’avec ses beaux-frères et belles-sœurs, ceux et celles qui sont plus âgé (es) que son époux. Il se trouve que, dans la plupart des ethnies sara, l’évitement est désigné par le terme sou-moum (sou comme araignée8, respect9 ou Dieu10, et moum qui signifie belle-parenté), comme pour révéler à travers cette mesure un accord plus que jamais établi, non seulement avec la famille et la société, mais également avec Sou, le Créateur. Ce qui n’est pas tout à fait faux, surtout qu’aucune forme de mutilation n’y est appliquée, si ce n’est une certaine forme de mutilation de la parole ; mais, toujours est-il que la liberté d’expression chez l’individu n’est exprimée que par l’interdit, si on considère l’évitement non comme un choix de l’individu mais comme étant imposé par la société.
Il a certainement fallu attendre très longtemps avant que, chez les Mbaye par exemple, l’éducation de la jeune fille puisse intégrer ou réintégrer avec une avancée significative, comme le témoigne ce chant exécuté régulièrement au cours des rituels initiatiques féminins, la liberté d’expression chez la femme :
Ndé goum too to bol, (bis) Elle est insupportable, la chicotte,
Rep : Ndamkisalang na k’otndamkindé goum. je préfère une massue.
Dé a ndam a mi-a m’orom, (bis) Si quelqu’un me frappe, je n’accepterai pas,
Rep : Ndamkisalang na k’otndamkindé goum… je préfère une massue…11
Autant dire que ces jeunes filles initiées, qui s’adressent au public à la première personne du singulier, sont désormais prêtes à prendre leur destin en main en acceptant par exemple de mourir plutôt que d’être maltraitées. Cela est d’autant plus remarquable qu’elles accompagnent ce chant par une danse traduisant, non seulement un esprit de révolte bien justifié mais également, une attitude d’arrogance tempérée que l’assistance accueille avec admiration, tellement c’est bien harmonisé, comme pour attester l’adage selon lequel la musique adoucit les mœurs !
La pratique de la déformation labiale est de manière permanente remise en cause
Il convient de noter que cette « irruption » de la liberté d’expression parmi la gente féminine, pas n’importe comment ni n’importe où mais à travers et pendant l’initiation, n’exclut pas pour autant la culture d’évitement. C’est-à-dire que les jeunes filles qui, lors de leur passage de l’adolescence à l’âge adulte, ont eu à jouir de la liberté d’expression en public – par rapport à un sujet aussi épineux que la maltraitance de la femme –, ne perdent de vue ni ne renoncent à la nécessité de la préservation de la cohésion sociale en acceptant de pratiquer dans leur foyer la culture d’évitement. Ce qui fait donc que, comparativement aux « femmes à plateaux » des années 1960 qui incarnaient : « Beaucoup de dignité et de réserve » comme en témoigne le Dr Martino (ibid.) en légende d’une de ses photos, le prototype de la femme recherché en pays sara reste le même, même après cette irruption de la liberté d’expression.
Ainsi peut-on dire que c’est à travers la culture de la tolérance, la persévérance dans l’éducation à la responsabilisation de l’individu, l’harmonie de ce que j’appellerais la grande musique12 aidant, qu’on arrive à intégrer progressivement aussi bien l’aspect liberté d’expression que la nécessité de la cohésion sociale. Ce qui implique l’acceptation de la différence de l’autre, du caractère perfectible de la nature humaine – celle de la créature tant féminine que masculine – ainsi que l’inscription du processus de la construction du vivre ensemble dans la durée, en ce sens que le vivre ensemble n’est pas « une ‘donnée immédiate’, mais une visée, un idéal à poursuivre inlassablement, une terre promise à jamais conquise » (Ngimbi Nseka 1981 : 3).
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