Vivre le métissage, construction de soi et fracture identitaire
Métissage, identité, résilience : ces trois notions complexes et ambiguës se trouvent au cœur de l’ouvrage de Raina Chaussoy, adapté de la thèse doctorale qu’elle n’a pas pu soutenir en raison de son décès prématuré. Retraçant l’histoire de ces concepts, elle rappelle que chaque être humain s’identifie, et se voit identifié, à travers un réseau d’appartenances et d’assignations à la fois familiales, sociales et culturelles. Le terme de métissage, « éminemment problématique et contestable » (p. 61) en ce qu’il convoque l’histoire coloniale au sein de laquelle il a vu le jour, dresse le portrait d’un sujet qui « ne compose pas » mais « se décompose » (p. 65) lorsqu’il est sommé de choisir son camp au sein d’une catégorisation sociale binaire. Pour lui, « appartenir rime alors avec trahir » (p. 66). Avec le concept de résilience, lui aussi difficile à mobiliser du fait de son succès et de ses multiples acceptions, Raina Chaussoy entend recontextualiser des parcours de réussite en apparence résilients, mais qui réactivent des fractures sociales douloureuses.
Cette réflexion s’inscrit au sein d’une situation sociale particulière, celle de certaines sociétés insulaires du Pacifique : la Polynésie française, la Nouvelle Calédonie ainsi que Wallis et Futuna. L’autrice ne manque pas d’évoquer les spécificités de chaque région, et d’analyser comment son objet d’étude résonne avec son histoire personnelle, à la croisée des cultures française, chinoise et polynésienne. Elle s’interroge alors sur la portée du terme « métisse » appliqué à sa propre construction identitaire.
Ayant ainsi ancré le cadre de sa recherche, Raina Chaussoy déploie les itinéraires de vie de trois hommes, qu’elle considère comme emblématiques de la construction identitaire paradoxale des sujets métis océaniens : André « le Guerrier », Léon « l’Altruiste » et Stéphane « le Tribun », avec lesquels elle a mené des entretiens durant plusieurs années. Ces trois parcours sont initiés par une même injonction sociale : « toi qui es des deux côtés, dis-nous de quel côté tu es » (p. 210). Pris dans ce paradoxe insoluble, les sujets ne peuvent construire leur identité qu’au prix d’une amputation d’une partie d’eux-mêmes. La première tentative de résilience qui en résulte est une réussite sociale au sein de la culture dominante, par exemple en accédant au poste d’enseignant. Cependant, sous le « masque de la résilience » se trouve une « bombe traumatique à retardement » pour reprendre les concepts développés tout au long de l’ouvrage. La réussite « à la française » est vécue comme une trahison des parts océaniennes de soi. La souffrance qui en découle prend la forme de symptômes divers allant de la somatisation aux passages à l’acte suicidaires. S’effectue ensuite une bascule, une tentative de « résilience de la résilience » (p. 220) par une « surenchère identitaire » construite radicalement contre l’héritage colonial français et dans une idéalisation des cultures océaniennes. Le conflit identitaire est alors déplacé dans la sphère politique. La pleine reconnaissance de la pluralité des appartenances demeure toutefois refusée, et la construction de soi maintenue dans une logique soustractive. Même si Raina Chaussoy envisage un troisième mouvement qui serait celui de la réconciliation et d’un métissage subjectivant, elle affirme avec force et justesse que tant que la société restera clivée, les sujets métis soumis aux injonctions paradoxales ne pourront s’extraire d’une construction identitaire marquée par la renonciation : « la société est un sphynx qui dévore à sa façon ceux qui ne peuvent pas répondre à la question : qui es-tu ? » (p. 227).