Traces of Trauma: Cambodian Visual Culture and National Identity in the Aftermath of Genocide
Dernière livraison de l’historien d’art cambodgien et américain Boreth Ly, cet ouvrage interroge les formes persistantes de souffrance laissées par le régime Khmer Rouge chez les survivants du génocide, comme chez leurs descendants, ceux qu’il nomme, à la suite de Marianne Hirsch, the post memory generation, la génération ultérieure qui reçoit en héritage le souvenir traumatique.
Le livre, dense, est chargé d’émotions et de considérations personnelles qui lui donnent toute sa force et sa pertinence. L’auteur s’attache à décrire cette mémoire douloureuse que tous les cambodgiens ont en partage et dont l’auteur fait encore chaque jour l’expérience, après des années d’exil aux Etats-Unis. Il en propose une analyse approfondie, conduite dans une perspective novatrice qui s’appuie sur la terminologie vernaculaire, pour en dégager les traits proprement cambodgiens.
L’apport de Boreth Ly est ici majeur, tenant pour « usée » la représentation freudienne du traumatisme comme trace psychologique liée à un évènement tragique, c’est à travers le vocabulaire khmer la désignant, qu’il nous en présente de nouvelles acceptions. Il nous introduit par-là à des sensibilités et des valeurs autres, et nous permet de dépasser l’ethnocentrisme attaché à une notion dominante encore dans l’espace moral contemporain, pour en enrichir notre compréhension.
Trois concepts locaux sont retenus pour cerner l’expérience du traumatisme en contexte cambodgien.
Kamtech d’abord, renvoie à l’entreprise d’éradication du passé, à l’extermination des populations et aux pratiques ethnocidaires perpétrées par le régime Khmer Rouge entre 1975 et 1979. Génocide, destruction systématique des marques de l’Histoire, interdiction des arts et des activités en lien avec elle, kamtech est cette politique qui a permis de réduire en poussière tout ce qui faisait l’identité nationale et qui demeure la source des symptômes traumatiques des Cambodgiens, survivants ou descendants de survivants, jusqu’à aujourd’hui. Snarm ensuite, est la désignation la plus palpable et sans doute la plus proche de l’idée de « trace ». Le mot définit la cicatrice laissée par une blessure sur le corps, mais aussi l’empreinte d’un pas. Il entre en résonance avec la formule baksbat (de bak, brisé, sbat, corps ou forme), que le psychiatre Chhim Sotheara situe dans l’étymologie du traumatisme et qui signifie littéralement « corps brisé ou forme brisée » et, par extension, « mental brisé », dépression. Snarm et baksbat forment un tout conceptuel qui pose la blessure comme irréparable, inscrite d’abord et avant tout dans le corps et cause d’un anéantissement moral et psychique. La vision khmère de l’humain rappelle ici à quel point corps et âme ont partie liée et ne peuvent être compris séparément dans la perception de la douleur traumatique. C’est à la lumière de ces notions que Boreth Ly choisit dès lors un certain nombre de pratiques de création anciennes, ou plus récentes, pour examiner les capacités de l’art à décrire et peut-être dépasser le traumatisme. Sans qu’il soit possible de les recenser toutes ici, notons que ces œuvres, qui appartiennent tant à la tradition de la danse de ballet qu’aux chansons populaires, aux films et aux productions contemporaines en diaspora, rejouent chacune à leur manière le deuil et la mélancolie, le terrible legs de l’absence, la violence des bombardements américains et de l’emprisonnement. A travers elles, dès lors, différents thèmes s’entrecroisent, la mémoire de la douleur elle-même, mais aussi l’idéologie, l’identité nationale, le genre, la sexualité et le corps, qui, tous ensemble, tissent les cinq chapitres du livre. Les deux premiers livrent ainsi une définition et une conceptualisation proprement khmères du traumatisme et du corps, illustrées, par exemple, par l’installation d’Amy Lee Stanford qui figure magnifiquement en couverture de l’ouvrage, ou par le film de Rithy Panh, L’image manquante. Les trois chapitres suivants observent la recomposition de l’identité nationale, de l’idéologie et de la conception du corps, reconsidérant notamment la centralité du krama, cette pièce de coton emblématique de l’identité khmère, désormais reprise par les artistes contemporains et demeurée tout aussi iconique.
Le livre répond finalement à l’une des questions que l’auteur se donne pour objectif de traiter, dès la préface, sur le rôle des arts et leurs capacités, comme leurs limites, à soigner les plaies du traumatisme individuel et collectif. Il annonce une suite, avec la possibilité ou non du pardon, qui, à peine esquissée, apparait cependant fort prometteuse. Boreth Ly, comme Didier Fassin et Richard Rechtman, rappellent que l’expérience du malheur renaît sous la forme du souvenir dans les générations ultérieures et qu’il y faut un temps de latence. Pour combien de temps, alors, se perpétue ce cycle de la mémoire ? Quand et comment vient-il à terme ?
Gageons que l’auteur de ce beau livre saura sans tarder s’attaquer à l’oubli, cette « force vive de la mémoire » dont parle Marc Augé, ainsi qu’au pardon comme problématique postérité au souvenir douloureux du génocide.