Raconter, relater, traduire : paroles de la migration

Raconter, relater, traduire : paroles de la migration

Sous la direction de Véronique Traverso et Nicolas Chambon
Éditions Lambert-Lucas, 2022

Cet ouvrage, dirigé par Véronique Traverso, linguiste, directrice de recherche au CNRS, et Nicolas Chambon, sociologue, responsable de la recherche à l’Orspere-Samdarra, présente une synthèse des travaux menés au sein du projet Rémilas (Réfugiés, migrants et leurs langues face aux services de santé) initié en 2016 à la suite de la crise de l’accueil des populations exilées en Europe. À partir d’un corpus de 91 consultations et de 34 entretiens filmés et analysés selon une approche pluridisciplinaire empruntant à la linguistique interactionnelle et à la sociologie, les auteurs des différents chapitres s’intéressent à la façon dont circule la parole au sein de divers dispositifs de soins dans la région PACA et dans le nord de l’Italie.

La question de la mise en récit de l’expérience de la migration s’avère aussi centrale qu’ambivalente tout au long de l’ouvrage. En effet, la co-construction d’un tel récit entre la personne exilée et ses interlocuteurs, ainsi que l’influence du dispositif au sein duquel les interactions ont lieu, peuvent produire des effets tantôt aliénants et tantôt émancipateurs. D’une part, la mise en forme du récit à travers la relation aux soignants risque de rejouer l’assignation à « l’archétype du réfugié ‘‘héros’’ » (p. 6) que met en place la procédure de la demande d’asile, figeant un récit de vie victimaire conçu pour donner à voir les traces tangibles des traumatismes. Pourtant, d’autre part, la création interlocutoire d’un récit de soi peut avoir une portée thérapeutique, dès lors qu’elle est plurivoque et reconnue en tant qu’une démarche narrative et créative. Le parti pris de l’ouvrage consiste à mettre en évidence les croisements et réagencements de ces deux dimensions du récit de la migration, dans le détail des interactions les plus subtiles entre interlocuteurs.

Dans cette visée, Natacha Niemants décrit l’engagement des interprètes-médiateurs dans l’interaction entre requérants déboutés et accompagnants sociaux, en vue du dépôt d’un recours au tribunal, analysant comment ils contribuent à « symétriser » les échanges entre aidés et aidants, là où Vanessa Picoli et Emilie Jouin soulignent que le discours des médecins confronte, malgré eux, à « un impératif de précision et de cohérence » (p. 63) faisant écho à la structure interlocutoire de l’audition à l’Ofpra. Vendredi Ricet et Camille Noûs décrivent comment, au sein des consultations d’expertise médicale, paroles, documents et traces inscrites sur les corps, sont sans cesse recontextualisés, entre le juridique et le médical. Anna Claudia Tica poursuit la même démarche et révèle comment de telles consultations conjuguent narration et monstration de la violence subie. Nicolas Chambon, Gwen Le Goff et Nagham Bajjour proposent de contourner « l’injonction au récit » (p. 133) en présentant des dispositifs fondés sur la réhabilitation psychosociale dans lesquels les pairs-aidants et les interprètes-médiateurs jouent des rôles fondamentaux. Véronique Traverso et Marie Bahuaud, de même qu’Anne-Sophie Haering, poursuivent cette réflexion initiée sur le cadre de soin, en démontrant à quel point thérapeutes, patients et interprètes déploient collectivement des interprétations possibles à partir d’un événement apparenté à une « énigme », défendant ainsi la portée créative, thérapeutique mais aussi politique de l’équivocité. Joseph Bidot clôt l’ouvrage par la description de l’association Médecine et droit d’Asile (Méda) à Lyon.

L’ensemble de ces travaux témoigne d’à quel point la clinique de l’exil oblige les soignants à réinventer les cadres d’accueil qu’ils proposent, afin de pouvoir transformer les résonnances que leurs activités ont nécessairement avec les institutions de l’asile. Les auteurs démontrent que l’analyse systémique des enjeux politiques de l’exil, peut tout à fait s’enrichir et se complexifier à la lumière d’études interactionnelles restant au plus proche des rencontres, toujours uniques, entre patients et acteurs du soin.