Pratiques transculturelles. Les nouveaux champs de la clinique
D’abord, rappeler les fondements : Devereux, le croisement des disciplines, l’engagement.
L’ouvrage débute avec le portrait de Georges Devereux brossé par François Laplantine qui l’a bien connu comme Professeur et directeur de thèse à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. À travers le complémentarisme et la notion de contre-transfert culturel, Devereux a véritablement introduit la psychanalyse au cœur de l’anthropologie, nous dit Laplantine ; il préconisait d’ailleurs que ses élèves passent d’abord par la psychanalyse avant de devenir anthropologues. Nous voilà ainsi amenés à nous intéresser à l’expérience originale menée par Michèle Fiéloux, anthropologue, aux côtés d’une psychiatre et psychanalyste en consultation transculturelle : lorsqu’il s’agissait d’évoquer son parcours personnel dans les termes de sa culture d’origine (sorcellerie, maraboutage, génies, exorcisme), le patient se tournait plus volontiers vers l’anthropologue (du fait de son « expertise » concernant le monde africain)… lui adressant implicitement son attente transférentielle. De fait, le transfert n’est-il pas toujours déjà culturel ? Mais la célèbre « Psychothérapie d’un Indien des Plaines » menée par Devereux à l’aube de la démarche transculturelle avait aussi une dimension politique : sensibiliser au sort des Amérindiens vivant dans les « réserves » aux USA. Que dire de la clinique actuelle qui nous met en contact avec les réfugiés, les demandeurs d’asile, les migrants, les sans-papiers, adultes ou enfants ? Cécile Rousseau nous montre pour sa part comment la mobilisation des cliniciens parvient à modifier certaines politiques publiques à l’égard de ces personnes particulièrement vulnérables. En ces temps troublés, elle plaide pour un resserrement des liens entre cliniciens engagés, non seulement à l’intérieur d’un pays comme le Canada, mais aussi au niveau international.
Ensuite, déployer ses ailes… aussi largement que possible !
La clinique transculturelle, telle que définie par Marie Rose Moro, développe et diversifie l’usage du dispositif groupal initié par Tobie Nathan afin de l’adapter aux situations des enfants et de leurs familles. Les différentes contributions des cliniciens et chercheurs qui composent ce livre témoignent avec ferveur de la créativité inépuisable de ce mouvement qui parie pour l’ouverture et les métissages. L’accompagnement des femmes migrantes au cours de leur grossesse et de la période périnatale a tout à gagner de la prise en compte de leur culture, dans ces moments particulièrement exposés aux dangers de l’exil, de la perte des repères familiers et des malentendus avec les soignants de la société d’accueil : c’est ce dont témoignent l’équipe de la consultation de l’Hôpital Jean Verdier et celle de la Maternité André Grégoire, en banlieue parisienne. L’âge des premiers apprentissages est une période délicate également dans la migration. À cet égard, la création de nouveaux tests psychologiques, valides en situation transculturelle, pour évaluer les difficultés des enfants (les PSYCa de 6 mois à 6 ans, le test projectif Tell-Me-A-Story, le test de langage ELAL d’Avicenne, le génogramme transculturel) apporte une précieuse contribution. Autre création originale : le « groupe bilingue » d’Avicenne qui permet de jouer avec les langues sans hiérarchie entre elles, évitant ainsi les conflits de loyauté entre langues de filiation et d’affiliation au groupe de l’école et facilitant dès lors l’expression du monde interne et l’organisation de la pensée. La question des appartenances culturelles traverse différents âges, et en particulier l’adolescence comme autre période exposée aux dangers de la construction identitaire en situation transculturelle : l’ouvrage aborde ainsi la question de l’adoption internationale et du « métissage » des enfants adoptés – « oscillation entre deux cultures », disent les auteurs, et non dépourvue de tensions ; celle des enfants placés par l’Aide Sociale à l’Enfance, avec l’exemple historique d’enfants réunionnais placés en Métropole par l’Assistance publique et la DDASS ; celle des mineurs non accompagnés… Pour nombre de ces jeunes, sans doute, un travail de « ré-affiliation », selon Marion Feldman, serait salutaire, suite à toutes les ruptures et tous les traumas qu’ils ont subis : elle développe cette idée à travers le cas clinique d’une jeune fille d’origine béninoise placée par l’ASE en France et qui a pu se ré-inscrire dans sa filiation mais aussi dans son affiliation (au groupe culturel d’origine), « intriquées l’une dans l’autre et toutes deux nécessaires à la sécurisation psychique ». Dans son article décrivant la prise en charge ethnopsychanalytique d’un patient alcoolique au Tchad, Thérèse Verger renoue elle aussi avec les éléments culturels nécessaires pour contenir et donner sens aux événements : l’analyse d’un rêve en termes culturels par les co-thérapeutes en est un exemple particulièrement éclairant – et on repense à l’importance du rêve pour Devereux et pour la Psychothérapie d’un Indien des Plaines dont le sous-titre était : Réalité et rêve ! D’autres contributions abordent avec subtilité la question délicate de l’excision ou encore celle des jeunes ayant grandi en France puis « (re)migrant » au pays d’origine de leurs parents… Enfin, Serge Bouzenah expose avec précision la genèse du dispositif de médiation transculturelle qu’il développe depuis plus de vingt ans : médiateurs et médecins rencontrent ensemble les patients afin de les aider à construire un récit autour de leur maladie dans lequel les données médicales et les pensées culturelles s’enchevêtrent au grand jour, sans se disqualifier mutuellement, au lieu de « s’opposer dans l’ombre ». L’expérience montre que les patients vivent alors mieux leur maladie et qu’ils accordent davantage leur confiance au monde médical.
Voilà un aperçu des trésors de créativité dont ce livre regorge : le dynamisme de la clinique transculturelle ne manquera pas de vous conquérir !