L’effacement des lieux
Quand on ouvre le dernier essai de Janine Altounian, germaniste et essayiste occupant la fonction d’« harmonisatrice » lors de la traduction de l’œuvre de Freud sous la direction de J. Laplanche, on trouve au verso comme au recto de sa couverture cartonnée deux photographies, l’une d’un monastère saccagé et une autre d’une maison abandonnée des anciens quartiers arméniens de Bursa.
Le vilayet de Bursa, comptait alors 119000 arméniens et Bursa, ville natale des parents de Janine Altounian, 11500.
Effets de déréalisation devant ces « maisons vides aux ouvertures béantes en loques, affichant la laideur oppressantes de la misère des maisons effondrées à l’abandon. Spectacle hideux des maisons pillées aux toits éventrés qui s’affaissent lentement » écrit l’auteure.
Voilà de quoi nous désorienter comme l’auteure se confrontant, lors d’un déplacement en Turquie en novembre 2013, à des ruines, fantômes d’existences passées et tout à la fois monuments d’une résistance silencieuse.
Comment inscrire cet effacement des lieux où vécurent ses deux parents survivants du génocide arménien et la disparition d’une culture ? A quelles conditions ?
Comment faire devant ces lieux sans repères, privés de toute référence à une quelconque mémoire inscrite dans l’espace public, comment faire quand on ne se sent pas « chez soi » là où l’on vit ?
Comment composer avec la transmission des empreintes de la déportation des êtres qui vous ont donné la vie tout en étant absents à eux mêmes, comme ces mères qui souffrent parce qu’un « lieu ne fait plus monde », ce que Fethi Benslama nomme « topopathie » (« l’enfant et le lieu » Parcours d’exil. Intersignes numéro 3, Automne 1991, P. 54) ?
La réponse de Janine Altounian est la suivante : par le travail de plusieurs générations de traducteurs.
Une traduction de ce qui n’eut pas de mots pour se dire et qui, pour reprendre les écrits de Jacques Derrida (Psyché : Invention de l’autre, Paris, Galilée, 2003), puisse, à l’image de la parole analysante, à la fois faire apparaître une dette envers l’autre avec sa chaine signifiante, et aussi, en libérer le sujet, afin de la transformer en don.
Si ce livre est un don d’aimance qui entend s’acquitter d’une dette aux parents survivants apatrides de l’enfance, il n’en est pas moins un témoignage passionnant d’une femme courageuse qui, éclairée par l’expérience de la traduction et de la psychanalyse, évoque ces efforts incessants des héritiers des survivants qui n’ont de cesse de trouver comment reconstruire un lieu pour eux. Ce lieu ne pouvant évidemment se recréer sans l’accueil qui convient et sans une conjoncture politique et économique favorable !
Voilà un texte qui nous parle, sans doute plus loin et plus longuement que ne l’aurait pensé l’auteure. Il ne manquera pas de nous interroger sur ces accueils si réservés à tous ceux et celles qui se trouvent aujourd’hui contraints de quitter leurs terres.
Pour cette autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud, Janine Altounian mérite vraiment toute notre respect et toute notre gratitude pour son essai.