L’Archipel de Chien

Philippe Claudel
2018, Éditions Stock

Lectures croisées autour du livre

Sur une île paisible de l’Archipel du Chien, perdue au milieu de nulle part, vivent pêcheurs, agriculteurs et vignerons sans se soucier de l’existence. Philippe Claudel y dépeint sans pitié le portrait de ces hommes à « l’âme noire », et montre une face de moins en moins cachée de l’espèce humaine, prête à faire des compromissions avec la dignité.

Philippe Claudel dépeint une galerie de personnages biens pensants, au-dessus de tout soupçon, notables du village des Chiens – le Maire, le Docteur, la Vieille, le Curé et le jeune instituteur (plus ouvert sur le monde) – confrontés à la découverte de trois cadavres de jeunes hommes noirs échoués sur leur plage.

A partir de cette tragédie humaine qui fait écho à l’actualité et du devenir de ces morts qui ont défié l’océan (métaphore des destins brisés de ces migrants), chacun se retrouve face à la perception qu’il a de sa propre existence ainsi que du monde qui l’entoure, amené à penser à ceux, morts ou vifs, qui viennent d’ailleurs.

Précipitamment, les villageois vont décider quel sort réserver à ces trois corps. Puis, chacun sera mené à être juge de ses propres actes.

Pris en étau entre la tragédie que vit une partie de l’humanité « étrangère » et les enjeux fonciers des habitants de cette terre, qui sera prêt à sacrifier son sens moral ?

Dans cet ouvrage, parabole de la crise migratoire, Philippe Claudel traite avec cynisme de l’hypocrisie de l’Occident face au sort des migrants et nous interroge sur notre inhospitalité de plus en plus assumée.

Le genre humain, même sa part soumise et dévouée à la charité au travers la figure du Curé, est désespérément empreint d’égoïsme et de lâcheté.

La voix dissonante, l’instituteur, face pure de cette même humanité, sera sacrifiée pour des raisons mercantiles. A moins que cela ne renforce l’exclusion de la figure de l’étranger, en créant un autre bouc-émissaire capable de les supplanter, dans le but de tenter d’annuler des culpabilités insupportables ?

Festus Body Lawson


L’archipel du chien est un voyage dans un pays qui ne se trouve sur aucune carte mais qui, parallèlement, se trouve sur toutes les cartes intimes de chacun d’entre nous.

Sur l’archipel où la vie semble s’écouler paisiblement, rythmée par les pêches et les saisons, la découverte de corps de migrants échoués sur la plage vient bouleverser l’équilibre de cette microsociété qui pourrait bien être la nôtre.

Cet « incident », qui doit être un non-événement et rester un secret entre les seuls initiés, va révéler, chez chacun d’entre eux, les aspects les plus obscurs et les plus troublants de leur personnalité.

Comme tout secret, il va attacher et enfermer ses détenteurs dans un étau qui va peu à peu les emprisonner.

Comme tout secret, celui-ci sécrète des actions, des prises de position, des angoisses et des somatisations. Le secret bien caché va, tel l’objet enfoui sous le tapis, conditionner la façon d’avancer de chacun et, par effet boule de neige, modifier toutes les interactions. Il va surtout révéler en chacun d’autres pans plus complexes de leur personnalité, révéler leurs fragilités et ébranler leurs convictions les plus profondes.

C’est à un voyage à l’intérieur de nous-même auquel nous convie Philippe Claudel. Un voyage à bas bruit, tel un secret.

L’intrigue agit comme un miroir qui révèle et nous force à interroger notre propre position, en nous identifiant aux différents protagonistes de l’histoire. Quelle aurait été ma posture ? Celle du juste ? Celle du suiveur ? Celle du sage ? Un simple outil ? Quelles auraient été mes priorités ? Qu’aurais-je fait de ma conscience ?

Se posent ici des questions de morale et d’éthique. L’instituteur, tel Antigone, ne veut pas lâcher, quitte à tout perdre, ses convictions et ses valeurs. Faut-il plutôt fermer les yeux ? Qu’est-ce qui est le plus important, la vie ou la mort ?

Se posent aussi des questions politiques au sens large du terme, avec la mise en balance de l’opinion publique, du bien collectif ou matériel et du respect envers l’autre en tant qu’être humain. Qu’est-ce que la mort de quelques migrants par rapport à la tranquillité collective qu’il ne faudrait pas bousculer ?

Les jeunes migrants échoués sont vus comme des grains de sable venus enrayer un mécanisme qui fonctionnait en quasi-autarcie, dans un monde clos où chacun avait sa place dans une sorte d’immuabilité.

Sont-ils perçus comme des personnes avec une vie, des désirs, un avenir, un autre soi-même ?

Le livre de Philippe Claudel nous rappelle que l’autre différent, l’autre venu d’ailleurs, dérange et nous oblige à nous positionner autrement, à nous regarder être et fonctionner. L’autre agit comme un miroir et ce qu’il renvoie n’est pas toujours agréable à regarder.

Un miroir, mais aussi un mouroir : ne sommes-nous pas en train de mourir et de nous autodétruire afin de préserver notre petit pré carré ?

Et si les trois jeunes migrants avaient échoué vivants, qu’aurions-nous fait ?

Louise Dacqui

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