Le code d’honneur : Comment adviennent les révolutions morales
Kwame Anthony Appiah est un philosophe mal connu en France. Il a pourtant développé une œuvre importante. Enseignant aux Etats-Unis, fils d’un leader politique ghanéen et d’une anglaise, c’est un spécialiste de philosophie du langage et de philosophie morale, particulièrement intéressé par la question des identités et du cosmopolitisme, auxquels il a consacré deux ouvrages majeurs, dont seul le dernier a été traduit en français1.
Aujourd’hui, c’est aux révolutions morales qu’il s’intéresse. Celles qui, comme les changements de paradigme épistémologique décrits par Kuhn, modifient ou traduisent la façon de voir le monde. Ainsi en est-il des raisons qui ont fait que disparaissent, parce que délégitimées, des usages aussi évidemment contestables que le duel, le bandage des pieds des femmes, la traite négrière, les violences contre les femmes. L’originalité de la démarche est d’accorder à l’honneur une place essentielle dans ces dynamiques de changement moral. Alors que l’honneur apparaît souvent comme une notion archaïque et conservatrice, liée aux sociétés tribales ou féodales, justifiant par exemple les crimes de vendetta ; il montre au contraire que plus que le jugement au nom de valeurs universelles ou humanitaires (par exemple la condamnation du duel par l’Eglise), c’est au contraire l’honneur qui joue dans le sens du progrès moral. L’honneur, en effet, contient implicitement la notion de respect, du respect que l’on doit aux autres, mais aussi que l’on se doit à soi-même. En ce sens, « l’honneur est un sujet crucial… comme nos identités sociales, il lie nos vies ensemble. » Et cela dans sa double dimension : le « respect comme évaluation » et le « respect comme reconnaissance. »
Appiah se révèle moins dans ce livre comme un philosophe attaché au concept, que comme un chercheur analysant des situations concrètes, n’hésitant pas à plonger dans l’histoire, insistant sur les dynamiques spécifiques des quatre cas étudiés qui ont permis ces avancées de la conscience humaine, ce que nous appelons progrès ou « civilisation ». Ainsi montre-t-il par exemple comment le souci d’être digne du regard des étrangers sur leur pays a conduit les modernisateurs chinois à renoncer aux « lotus d’or », ces petits pieds bandés des femmes, auxquels on attachait tant de prix. Il inscrit toujours ces révolutions morales dans des interactions sociales complexes, ce qui rappelle la démarche de Norbert Elias. Ainsi lui parait-il possible, comme dans le cas du duel, de retourner l’honneur en quelque sorte contre lui-même. On saisit alors comment certaines pratiques attachées à un honneur statutaire sont précisément contraires à l’honneur en tant que respect de soi-même et aux yeux des autres.
En pointant les mouvements ici à l’œuvre, Appiah met bien en valeur que ce ne sont pas le plus souvent les proclamations de supériorité ni a fortiori les interventions extérieures qui font avancer les sociétés, mais des changements internes guidés par la honte ou le sens du ridicule. Positivement, écrit l’auteur, « l’honneur n’est pas la morale, mais la psychologie qu’il mobilise peut sans conteste être mise au service de la réussite humaine. » Ce qui est encourageant : en plaçant la question du changement moral au cœur de sa réflexion, Appiah récuse toute interprétation culturaliste finalement très paresseuse. Demain sans doute, ici et ailleurs, se produiront des déblocages moraux grâce au sens de l’honneur. Certaines pratiques disparaîtront tout simplement parce qu’elles paraîtront déshonorantes. A chacun d’imaginer lesquelles.