L’administrateur provisoire
Ce roman est hanté, rempli d’ombres parmi lesquelles l’on retrouve sans conteste celle de Patrick Modiano et son univers propre : celui du secret, de l’informulé, de l’intransmissible et du flou venu recouvrir les années françaises de la seconde guerre mondiale. A la différence de l’auteur nobélisé, Alexandre Seurat a choisi d’écrire un roman documentaire qui se révèle être non seulement l’histoire d’une famille plongée sur quatre générations dans un silence coupable et mortifère mais aussi un réquisitoire implacable contre les employés zélés ayant travaillé pour le Commissariat général aux questions juives afin de contribuer activement au processus d’Aryanisation économique et donc à la spoliation financière de ceux qui sont déclarés juifs par les lois de Vichy.
Si le titre de ce roman ne semble a priori guère attrayant, il est parfaitement adapté à son propos : il est bien ici question de gestionnaires, rédigeant sans état d’âme leurs notes de frais et dont le bref passage dans la vie de familles piégées sera décisif. La plongée du narrateur dans les abimes de sa famille bourgeoise se fait en parallèle à la descente aux enfers de ces juifs en voie d’anéantissement. Les interrogations étaient déjà présentes, en germe, avant ce que l’on imagine être le suicide de son frère : l’obsession de ce dernier allant jusqu’à vouloir se faire tatouer le numéro de déporté de Primo Lévi, la participation de sa mère à des réunions d’amitié judéo-chrétienne… De quoi sont-ils tous coupables, à quel devoir de réparation se sentent-ils assujettis, à quoi peut mener la quête des origines, à qui s’identifient-ils ? Le narrateur va se livrer à une véritable enquête, un travail de recherche de traces dans les bureaux silencieux des Archives qui vont révéler la personnalité sombre de son arrogant arrière grand-père. Riche bourgeois faisant régner en son château une discipline de fer sur sa famille, scientifique aux inventions sans succès, il aura trouvé un emploi à la mesure de sa rigueur pointilleuse et de son absence totale d’empathie, en tant qu’administrateur provisoire des biens dont les juifs se trouvent dépossédés par les lois de Vichy.
L’auteur nous fait découvrir ce métier consistant à gérer et vendre les biens des juifs, la plupart du temps contre leur gré et à vil prix, qui n’ont plus le droit d’exercer leur profession ni faire commerce. Il nous présente ces familles sidérées, acculées, prises dans l’engrenage de la haine et du profit chez qui l’arrière grand-père se présente un jour, tel un ange exterminateur, et suit le parcours des dépossédés jusqu’à leur mort à Auschwitz.
Les juifs n’apparaissent pas ici comme les seules victimes de ce processus sans pitié. Le narrateur, son frère, ses parents, oncles et tantes semblent tous piégés dans une famille dont ils font partie et dont ils n’ont pu s’extraire à temps, sans parvenir à être sujet de leur propre vie. En tant que psychologue, l’on ne peut lire ce roman glaçant sans penser aux travaux des auteurs qui ont écrit sur la transmission transgénérationnelle de la honte et du traumatisme, sur les dommages irréparables provoqués par le secret étouffant des familles. Lisez ce roman bouleversant, singulier au plan formel car s’y glissent des extraits des textes de lois, des documents d’archives rendant d’autant plus vif le sentiment d’assister au déroulement d’une catastrophe monstrueuse. Seuls les mots pensés, dits et écrits peuvent alors venir secourir les générations futures.