La désobéissance à l’autorité. L’énigme de la Guadeloupe

Valérie Ganem
Paris : PUF ; 2012

Valérie Ganem expose la problématique des conduites de désobéissance et de résistance au travail salarié en Guadeloupe, conduites opposées à celles généralement constatées dans le reste du monde où la plupart des travailleurs obéissent aux ordres et apportent leurs concours aux nouvelles formes de management. En effet, la psychologie sociale, à travers l’expérience sur l’obéissance de Milgram, démontre que l’obéissance à l’autorité hiérarchique est une tendance plutôt forte chez l’être humain. Pourtant, en Guadeloupe, la désobéissance est manifeste, à travers de nombreux conflits sociaux, des « grève du zèle », consistant en « l’application de procédure sans mobiliser son ingéniosité de travailleur pour proscrire l’écart entre le prescrit et le réel », l’insubordination à l’autorité hiérarchique, affichée par une volonté de « ne pas écouter, ne pas parler, ni prêter attention aux chefs, acquiescer à leurs ordres sans les exécuter ou défaire un travail que l’un d’entre eux aurait fait », les arrêts de travail, les absences, le non-respect des horaires et le désintérêt manifeste pour le travail. La majorité des chefs d’entreprise considère ces attitudes comme « naturelles » aux Guadeloupéens et se contentent d’explications simplistes et naturalistes telles que « les Guadeloupéens n’aiment pas le travail, n’ont pas d’ambition, n’ont pas de goût pour l’accueil ».

Pour contrer cette thèse de la naturalisation et expliquer la résistance au travail salarié, V. Ganem a mené une investigation près des salariés guadeloupéens du secteur hôtelier, dont la tâche est proche des conditions de servitude pendant l’esclavage, en émettant l’hypothèse que « la résistance au travail en Guadeloupe est de nature défensive et qu’elle constituerait un héritage de l’esclavage ».

Cette investigation de la psychodynamique du travail a mis en évidence un lien entre les mécanismes de défenses des salariés et la question de la domination.

Est perçue comme volonté de domination, de la part des chefs, toute conduite se rapprochant du « flicage » du travail, tout changement dans son organisation sans concertation préalable avec l’équipe, toute promotion d’un collègue noir : le prétexte avancé est la peur qu’il n’embauche que ses amis et ne se montre plus sévère que le blanc envers eux ; le proverbe utilisé pour signifier ce désaccord étant « Nèg pé pa gouvèné nég ! » (Les nègres ne peuvent pas gouverner des nègres). La volonté de domination est aussi perçue de la part de tout client qui agit irrespectueusement, n’utilise pas de formule de politesse, parle de façon humiliante ou manifeste du racisme.

La psychodynamique du travail a révélé que la résistance au travail dans les milieux de l’hôtellerie et de la restauration en Guadeloupe, vise à rétablir un rapport d’égalité entre les salariés et le supérieur hiérarchique.

La transversalité des conduites de désobéissances et de résistances aux métiers et au genre a poussé V. Ganem à investiguer du côté des familles, en émettant l’hypothèse d’un lien entre les conduites de désobéissances et la domination manifestée par la violence des rapports parents-enfants.

V. Ganem a ainsi développé le concept de l’assignation à la couleur de peau, pour décrire la domination (consciente ou non) des adultes sur les enfants en fonction de leur couleur de peau. Elle consisterait en une différence de traitement des enfants, selon qu’ils soient de peau claire, ils sont alors favorisés, ont droits à plus d’écoute, d’attention, de tendresse ; sont exemptés des travaux domestiques, incités à réussir à l’école et à fréquenter des jeunes gens aussi clairs qu’eux ou de peau foncée étant alors défavorisés, contraints très tôt à participer aux travaux domestiques, privés de tendresse et de dialogue avec les adultes.

Cette éducation, conséquence de l’esclavage, véhiculerait l’idée que le Noir a contrario du Blanc sait se montrer fort face à l’adversité, aurait une grande capacité de résistance et viserait à préparer les enfants à la condition qui les attend dans la société ; elle serait, en outre, à l’origine des conduites de désobéissance au travail.

Par l’assignation de la couleur de peau, V. Ganem explique donc la propension de la haine de la domination chez les personnes plus foncées de peau et entrevoie dans la reproduction des conduites de résistances ; et de désobéissances au travail salarié, une stratégie de défense élaborée depuis l’esclavage et transmise par la famille à travers la « puissance de la répétition-
reproduction-transmission par les truchements des ressorts de l’assignation
. » Ce livre nous semble une contribution importante et utile pour les cliniciens.