J’ai peur de les oublier
J’ai peur de les oublier, titre de l’ouvrage du Dr Javier Sanchis Zozaya, psychiatre et psychothérapeute transculturel à Lausanne est extrait d’un dialogue, un dialogue difficile où rien n’est joué d’avance, entre un psychothérapeute et un mineur non accompagné. Très justement, l’auteur nous rappelle que « lien et deuil » forment un couple inséparable. C’est le jour où le jeune Musa racontera sa peur que les images de ses parents s’effacent de sa mémoire, que le lien entre patient et thérapeute prendra une tournure déterminante.
Ce dialogue est inaugural, non pas seulement pour le patient, mais aussi pour son thérapeute. Le deuil de parents décédés et la tension des liens, conflictuels et tellement nécessaires, reportés vers de nouveaux adultes tutélaires. C’est au travers de nombreuses séances auprès d’adolescents issus de migrations forcées que le Dr Sanchis Zozaya vient réinterroger nos catégories psychiatrisantes en les faisant dialoguer avec les étapes normales du deuil. Sommes-nous toujours certains de comprendre ce que ces adolescents éprouvent et manifestent ? Évidemment, ces jeunes ont été vulnérabilisés par l’exil et manifestent trop souvent des symptômes post-traumatiques, pour autant, tous ne présentent pas des troubles alors que tous sont confrontés à des pertes et à des deuils innombrables.
C’est sur ce constat que l’auteur construit une approche résolument transculturelle et interdisciplinaire (p. 97) où il fait se rencontrer, de façon à la fois accessible et méthodique, les étapes de l’adolescence, de l’exil et du deuil. Nous progressons avec lui et les adolescents qu’il a accompagnés, sans détours ni idéalisme. Les difficultés sont énoncées et les enjeux posés.
À juste titre, le Dr Sanchis Zozaya affirme que nous devons accepter que l’accès le plus direct pour accompagner ces adolescents vers la psychothérapie est de cheminer avec eux dans les méandres de leurs problèmes physiques et administratifs, avant qu’eux-mêmes n’acceptent de considérer leur souffrance également sous un angle psychique. La clinique transculturelle est aussi une clinique du détour.
Ces adolescents en exil se situent entre deux processus de deuil : le deuil de ce qui est laissé au pays d’origine, et le deuil des rêves et des attentes qui ont motivé ou accompagné la migration. Les professionnels amortissent et accompagnent ces deuils liés aux changements et à leur nouveau contexte de vie. Ils ont une fonction contenante sur laquelle l’auteur insiste tout en rappelant qu’ils ont besoin à leur tour de se sentir soutenus. Il évoque à ce titre le concept de fatigue de compassion qui peut concerner chaque professionnel ou bénévole et ce, particulièrement lorsqu’une contenance partagée fait défaut et que l’on se retrouve seul dans un accompagnement, face à une souffrance d’exil couplée à une insécurité psychosociale.
Le Dr Sanchis Zozaya propose au fil de son ouvrage un modèle de compréhension et d’intervention psychosociale pour prendre soin de ces jeunes, tout en prenant simultanément soin des professionnels. Il illustre une clinique de première ligne, faite d’urgence et de patience, qui s’ouvre sur un modèle intégratif entre soins somatiques et psychiques et une pratique de réseau interdisciplinaire dont nous aurions tout intérêt à nous inspirer davantage en France autour de la prise en charge des mineurs non accompagnés.