“Il faut s’adapter” - Sur un nouvel impératif politique
Il était une fois, la crise d’un idéal démocratique. Ces temps-ci, le néolibéralisme a bon dos et porte les stigmates de l’agresseur. Ce jeune modèle politique semble flou, avec une absence de substance, pourtant immiscé dans nos vies quotidiennes mais difficile de le percevoir dans sa réelle conception politique. Barbara Stiegler fait le travail de compréhension historique pour essayer d’en définir son essence.
Cette intrigue politique fait écho au vécu de chaque soignant. A la souffrance des fonctions soignantes dans les institutions, le livre n’apporte pas de réponse mais du sens à la question “comment en sommes-nous arrivés là ?
L’auteure fait le travail exhaustif de se plonger dans les origines du néolibéralisme, soit du colloque Lippmann qui s’est tenu à Paris en 1938 et suit l’émergence et l’évolution de la gargantuesque dimension du “bio-psycho-social” dans nos pratiques et plus généralement dans nos vies.
Alors que le libéralisme souffrait des excès d’un capitalisme sans contrôle, spontané et remis à lui-même, avec un Etat de droit absent de la sphère économique comme privée, des philosophes et politiques américains comme Lippmann, Spencer, Wallas ou Dewey veulent tirer des leçons des crises économiques et des guerres mondiales et confrontent leurs pensées politiques. Le tout s’affronte sur la question du retard entre le flux dû à l’évolution de la mondialisation et la stase du public, de l’humain, qui peut rester ancré dans ses habitudes et vit la démocratie à sa petite échelle.
Lippmann part de ce constat de retard sur l’évolution et disqualifie l’intelligence des masses pour défendre la gouvernance d’experts qui pourront décider pour le public le plus homogénéisé possible. L’animal politique d’Aristote n’est plus. La politique ne le concerne plus. Il s’occupe de ses petites affaires et doit laisser l’élite s’occuper des grandes, des questions de gouvernance, de souveraineté, d’orientation des masses et il revient à cette élite de donner l’injonction de s’adapter afin de faire se rejoindre l’espèce humaine et son environnement. A la lecture, on comprend l’éloignement d’un self government libéral et d’un rapprochement vers une disciplinarité psychique qui me permet de pointer du doigt les enjeux politiques de la pratique psychiatrique. Ce phénomène n’est pas sans conséquence pour les patients psychiatriques et à l’hôpital public, au sein même des services, il s’agit de performance, de rentabilité, de gestion, de standardisation et de capital santé. La psychiatrie, de par la vulnérabilité psychique de ses patients, se positionne comme “le dernier de cordée” pour rappeler l’expression présidentielle. Le retard entre le flux du cours de l’évolution et la stase de la psyché humaine est d’autant plus marquant en psychiatrie qu’il est pathologique. Le patient, en marge de la démocratie productive, se différencie dans sa vulnérabilité à travers ses efforts incessants de réadaptation à la “bonne société”.
A la pensée lippmannienne, Barbara Stiegler vient conflictualiser celle de Dewey, autre philosophe américain qui, tout comme Lippmann, avait constaté ce retard qu’il qualifie de retard entre l’impulse, à rapprocher des impulsions créatrices que permettait le libéralisme classique, à l’habit, ancrage des habitudes et des traditions précieuses à chaque individu. Il se différencie en partant du postulat que ce retard est nécessaire et suit les théories de l’évolution darwiniennes sans coup de force interprétatif. Ce retard permet l’individuation nécessaire à l’expression de la potentialité de chacun, leur potentialité créatrice. Les experts pourraient, dans cette perspective, étouffer la démocratie si cette dernière ne peut prospérer qu’en laissant l’intelligence collective gouverner dans une réappropriation des savoirs et de l’expérimentation. Avec ce qu’il nomme la participation collective dans le cadre d’un nouveau libéralisme, les variations politiques seraient radicales et apporteraient une véritable amélioration. Barbara Stiegler s’accorde à penser l’essoufflement du néolibéralisme via un impératif politique générant une brèche où nous autres aurions envie de légitimer la clinique psychiatrique comme issue de ce retard souhaité, créateur et nécessaire à l’Etat de droit.