Histoire des Blancs

Nell Irvin Painter
Paris : Max Milo ; 2019

On s’étonne souvent de voir avec quelle facilité les chercheurs américains utilisent des catégories raciales dans des études scientifiques. En France, par un réflexe inverse s’expliquant par l’Histoire, ces catégories sont a priori rejetées et même interdites. Ceci amène le plus souvent à rendre opaque certaines réalités sociales, même si d’autres méthodologies permettent de connaître imparfaitement les discriminations.

L’ouvrage de l’historienne nord-américaine Nell Irvin Painter, paru en 2010, mais seulement traduit aujourd’hui, étudie sur une longue période et pas seulement aux Etats-Unis, l’histoire du concept de race. Significativement, cet ouvrage porte le titre Histoire des Blancs. Ce qui montre d’emblée que la question raciale ne concerne pas seulement les populations noires : ceux que l’on appelle aujourd’hui les Blancs, comme une réalité globale, ne constituent pas eux-mêmes une catégorie homogène et ont été marqués par des processus équivalents de discrimination. Ce que l’auteur nous propose est donc une histoire intellectuelle de la racialisation d’une société qui a, au long des siècles, affecté tous les groupes. Elle insiste d’abord sur le fait que le concept de « race » est une catégorie récente. Il n’a par exemple pas sa place dans l’Antiquité, où l’on pratiquait largement l’esclavage chez de nombreux peuples du Nord (d’où l’étymologie du mot qui renvoie aux « slaves ».) Le terme de race ne devient donc une catégorie significative qu’avec le développement de l’esclavage négrier transatlantique après la conquête de l’Amérique. On avait besoin de main d’œuvre du fait de l’effondrement démographique de la population amérindienne, qui bénéficiait par ailleurs d’un préjugé juridique protecteur du fait de leur « minorité » (cf. la fameuse Controverse de Valladolid). Au demeurant, la réduction en esclavage de la population d’Afrique noire était déjà pratiquée avec la même ampleur par les Arabes depuis plusieurs siècles, sans provoquer la même passion racialiste.

Mais ce que le livre met particulièrement en évidence est que le concept de race aux Etats-Unis ne concerne pas que la population des esclaves noirs. D’une certaine manière plus problématique encore, était la question de la « race blanche » dont les contours apparaissaient comme incertains. La recherche sur la race est donc centrée sur l’ambition anthropologique de classification que suscite la connaissance de plus en plus large du monde et la découverte de peuples sans cesse plus divers. Cette passion taxinomique qui s’affirme surtout à partir du XVIIIe siècle en sciences naturelles (cf. l’œuvre de Linné en sciences naturelles) et s’efface au milieu du XXe siècle, n’a pas qu’un intérêt scientifique. Elle rejoint d’abord l’histoire des Etats Unis, objet du présent ouvrage, avec les différentes vagues d’immigration « blanche » qui ont constitué le melting pot américain. Ce livre montre, avec beaucoup d’érudition mais toujours de manière vivante, comment les stratégies de distinction, de discrimination, voire d’exclusion ont affecté successivement tous les groupes d’immigrés au cours du XIXe et XXe siècle. Ainsi on est particulièrement étonné du mépris, de la discrimination violente et du racisme qui a marqué les Irlandais, chassés par la famine, de la part de ceux qui étant déjà là (« Saxons », « Teutons », « Nordiques ») et affirmaient leur supériorité.

Ce cas fait toucher du doigt que les processus de racialisation, appuyés sur des démarches scientifiques sans cesse reprises dans la recherche d’une hiérarchisation des races (grands/petits, dolichocéphales/brachycéphales, noirs/
bruns/blancs) recouvre à la fois des processus de reconnaissance, de luttes sociales et de préoccupations esthétiques. La race est un enjeu de capital symbolique. Finalement, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, avec les travaux et l’action des anthropologues culturalistes comme Frantz Boas ou Ruth Benedict, que cette approche racialiste commença à être abandonnée pour des approches culturelles et sociales. Mais le mouvement des droits civiques et l’action de Malcolm X et des Black Panthers ont contribué à figer une opposition significative Noirs/
Blancs qui dénie la complexité des processus de racialisation tels qu’ils se sont développés dans l’Histoire. On peut alors se demander si la façon dont des « indigénistes » en France tentent d’importer une opposition racisés/non racisés n’est pas une régression à des positionnements dépassés. Ainsi qu’une américanisation conceptuelle étrangère aux conceptions républicaines françaises jusqu’à présent largement partagées, comme le montrait par exemple Papa Ndiaye dans La question noire. L’ouvrage de Nell Irvin Painter est donc un grand livre, qui éclaire une thématique on ne peut plus actuelle.