Grandir c’est croire
Comment appréhender le besoin de croire des adolescents ? Dans la droite ligne du séminaire qu’elles animent depuis 2012 à la Maison de Solenn (Maison des Adolescents de l’Hôpital Cochin), Marie Rose Moro et Julia Kristeva croisent leurs regards dans un essai percutant qui part d’un constat commun : le retour des croyances dans une société en crise de valeurs. Leur réflexion se tisse étape par étape en empruntant les chemins balisés de la littérature et de l’Histoire, ceux plus tortueux de la clinique et de l’actualité avec, en guise de langue commune, la psychanalyse. Elles s’appuient sur les dynamiques en cours à l’adolescence : la quête d’idéal de l’adolescent, son impression d’étrangeté à soi-même, sa nécessité de trouver une théorie de la vie et de se réaliser en se confrontant à ce qui lui est transmis par ses parents et la société. Ces ingrédients, qui agitent la rencontre entre l’adolescent et l’éducateur ou le thérapeute (lors des prises en charge des jeunes en situation de radicalisation réalisées par l’équipe dirigée par Marie Rose Moro), entrent en résonnance avec la prise en compte, par les professionnels, de leur propre contre-transfert. Entre le « pessimisme énergique » de Kristeva et « l’optimisme raisonné » de Moro, plusieurs lignes de crêtes apparaissent tout au long de leurs échanges. Tout d’abord, la question de l’engagement : un terme noble que Julia Kristeva juge indigne des jeunes qui se radicalisent, alors que Marie Rose Moro inscrit dans cet engagement une intensité, un mouvement destructeur, une dynamique faite de déliaisons et de ruptures. Ensuite, la texture de l’engagement des jeunes : Kristeva observe que les jeunes se désintéressent de la politique, qu’ils recherchent un engagement concret. L’écologie et l’humanitaire, le féminisme et le droit des minorités sont pourtant des engagements politiques à part entière, parce qu’ils sont justement encrés dans la réalité. Enfin, la maladie d’idéalité, pointée à juste titre par Kristeva et reprise par Moro, est un acte de sabotage qui fait son nid de la difficulté de l’adolescent à trouver des chemins de traverse disponibles, dans une société qui ne permet plus d’échafauder de meilleurs lendemains. L’exemple clinique relaté à la fin de l’ouvrage permet d’éclairer ce que cristallise cette maladie d’idéalité. Les autrices constatent, par conséquent, que le besoin de croire est dévitalisé. En s’opposant à une société techniciste et gestionnaire, il devient suspect. Dans un monde arrêté, les adolescents se sentent de moins en moins légitimes. Dès lors, ils affirment d’autant plus fortement ce qui est dévalorisé, souhaitent se venger de ce qui les exclue.
Comment dès lors réhabiliter ce besoin de croire ? En réhabilitant les illusions créatrices de sens dit Kristeva, en prenant pour exemple l’écologie (qui est pourtant bien plus qu’une illusion). En donnant une place à tous les savoirs à l’école, ajoute Moro, même ceux qui ne sont pas établis par les maîtres, en ne craignant pas les savoirs différents des siens. L’humanisme est non seulement une quête qui se transmet, mais aussi un édifice qui se construit et se reconstruit au contact de l’autre.
En chevillant le besoin de croire au désir de savoir, les autrices proposent de donner l’occasion à l’adolescent de s’engager sur un terrain stable, des chemins balisés, où la rencontre est possible et la controverse féconde. Il est d’ailleurs nécessaire d’étendre les territoires de la transmission du savoir pour les adapter aux adolescents : contrairement aux craintes de Julia Kristeva, qui voit le virtuel comme une menace et critique l’hyperconnexion généralisée, les réseaux sociaux sont aussi un vecteur de socialisation qui peut être fécond. Le développement des savoirs à distance, lors du confinement, nous montre combien un outil qui était, hier encore, peu maîtrisé par les adultes est devenu une planche de salut pour demeurer ensemble et continuer à apprendre. D’un territoire suspect, laissé aux marchands du faux, on peut faire un accélérateur de savoirs. On oublie assez vite que les recruteurs du djihad étaient présents aussi bien au coin de la rue que sur les forums virtuels.