Face aux désastres
Un livre d’anthropologie sociale contemporaine écrit à partir des quatre coins du monde (Amérique, Asie, Afrique, Europe) qui se présente sous la forme d’échanges croisés et relève le défi d’inventer une nouvelle anthropologie de la folie mâtinée d’anthropologie empirique et d’anthropologie philosophique. Quatre femmes face aux désastres (trois anthropologues et une philosophe) qui partagent une préoccupation commune : ce que signifie « l’être humain » et décident d’inviter quelques héros de la vie ordinaire à se conter par eux-mêmes aux détours de singulières situations de crises qui leur ont permis de se réinventer autres que « fous » et de renaître comme sujets de leur propre vie.
Apparaissent ainsi par exemple Ilyas, un artiste peintre marocain, habité à différents moments de sa vie par la psychose, ou encore, Swapan, un jeune homme de Delhi dont la famille se déchire et que les conséquences d’une schizophrénie naissante met en échec social. Chacun d’eux trouvera dans des moments de grand mal-être comment s’arrimer à de nouveaux langages qui fassent bord et leur permettent de tisser de nouveaux liens. Pour Ilyas qui vit avec une épouse presque aussi fragile que lui ce sera le langage pictural, pour Swapan, l’apprentissage de la langue anglaise coloniale, médiée par sa rencontre avec un professeur hospitalisé en même temps que lui dans un service de psychiatrie.
Ainsi avec Anne Maureen Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das, et Sandra Laugier, le « care » s’incarne t-il aussi bien dans l’après-coup d’un désastre comme celui de Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans, que dans les bidonvilles de Rabat au Maroc ou de Delhi en Inde, en démontrant que dans des situations de crise, une fragilité constitutive, préexistant à ces contextes, reconnue ou pas, n’empêchait pas de trouver de nouvelles formes de vie.
La folie évoquée ici, conçue comme une tragédie de l’ordinaire, est décrite en dehors de la clinique officielle et se pense avec des concepts clés empruntés tout aussi bien à l’anthropologie qu’à la philosophie, aux études postcoloniales, à la psychanalyse, à la linguistique, à l’ethnologie phénoménologiste ou encore à la sociologie interactionniste de E. Goffman. Citons pour illustration, l’idée de l’ordinaire que l’on peut lier à l’existentialisme phénoménologique, mais qui trouve aussi son sens dans la philosophie de L. Wittgenstein reprise par S. Cavell, et largement explorée ici par V. Das qui marie depuis longtemps la pensée de ces deux derniers et l’anthropologie, la notion de sinthome initialement proposée par Lacan et déployée par S. Pandolfo ou encore celle de co-incidentialité. Anne Lovell évoque sous ce terme le point de rencontre entre une trajectoire de vie et un événement singulier. Par exemple le moment dans la vie de quelqu’un où il y a rencontre entre le temps de la catastrophe et l’expression de la maladie. Ce concept a été élaboré dans les années 1975-1976, durant le séminaire intitulé « Le sinthome ». Autant Freud situait le symptôme comme étant bien plus une tentative de guérison qu’une maladie au sens médical du terme, autant Jacques Lacan a considéré le symptôme comme ce qui permettait à un sujet de s’inscrire dans un lien. Des temporalités que nous devons à Anne Maureen Lovell.
Juste un bémol : il est regrettable que le texte de S. Laugier, une des grands spécialistes du « care » en France, se focalise à ce point sur l’apport de V. Das à l’ouvrage collectif ; S. Laugier étant elle-même spécialiste de Wittgenstein et traductrice en français des œuvres de Cavell, l’intérêt particulier qu’elle porte à ce texte est compréhensible mais cela nous parait malheureusement déséquilibrer la relation entre les quatre contributions. Ceci dit, le fil rouge de l’éthique située qui parcourt l’ensemble sauve largement le tout et nous amène à recommander la lecture de ce livre courageux qui nous invite aussi à penser les désastres autrement !