Eviter les émotions, vivre les émotions
L’œuvre d’Antonino Ferro, à mesure que les traductions françaises se multiplient, révèle toute son ampleur. Depuis L’enfant et le psychanalyste (1997) et La psychanalyse comme œuvre ouverte (2000), elle montre la fécondité de la filiation bionienne à laquelle il se rattache. Formateur et superviseur de nombreux analystes, d’enfants en particulier, il a fourni les outils indispensables à une approche originale de la psychanalyse, rigoureuse, centrée sur l’ici et le maintenant du « champ » que constituent l’analyste et le patient et sur la construction narrative.
Le présent ouvrage se présente comme un véritable manuel de cette technique, qui précisément avec Bion se décale de la technique de Freud sans la renier et le lecteur pourra s’y former, grâce bien sûr à un nombre considérable d’exemples cliniques, mais aussi – chose inédite en psychanalyse – d’un véritable cahier d’exercices, en fin de volume.
Si Freud, s’intéressait en un sens à une physiologie du psychisme, centrée sur les pulsions et le conflit des instances, Ferro, dans la lignée de Bion, va en deçà dans une approche que l’on pourrait appeler cellulaire ou moléculaire qui fait surtout cas des émotions, sensations ou protoémotions impensées qu’il s’agit, ainsi que le titre du livre le suggère, à la fois d’éviter et de vivre. « La catégorie du sensoriel, écrit Antonino Ferro, ne se superpose pas à l’aire du pulsionnel, elle est beaucoup plus ample – elle englobe en effet toute sorte de stimuli, qu’ils soient proprioceptifs (faim, soif…) ou extéroceptifs (lumière, chaleur, couleur). » Pour cela, il est nécessaire de fabriquer du récit qui, comme la rêverie maternelle, donnera la possibilité/capacité de les penser : « Reconnaître, nommer, négocier et métaboliser les émotions ».
Dans ces conditions, « le but de l’analyse est de faire sortir du patient le poète, le peintre ou le musicien qui restent muets en lui souvent à son insu ». Cette opération permettra la « digestion » de ces sensations, une métaphore culinaire de Bion que Ferro affectionne et développe souvent, mais elle aura plutôt l’effet d’un « accélérateur de particules ». Le travail de l’analyste n’a pas alors, dans la production du récit de son patient, pour but la révélation d’une vérité historique car « il faudrait être capable de ne pas savoir, être capable d’attendre qu’un sens se développe ». Il s’agit de favoriser une « ouverture », « la réécriture possible d’une histoire qui n’a jamais eu lieu ».
Dans ce livre, comme le patient de Ferro, le lecteur apprendra à se forger un outil à fabriquer de l’histoire, mais une histoire qui n’est pas figée, qui ne renvoie pas à un passé, mais faite de « souvenirs de faits jamais arrivés » ou si l’on veut de ce « souvenir du futur » dont parlait Bion. Cette histoire est sans cesse à remanier, elle est « une sorte de consigne de gare où les contenus des valises seraient, cependant périodiquement changés, renvoyant à des identités continuellement en devenir et ouvertes sur le futur. » Autant dire qu’avec Ferro, ce livre très technique est bien un manuel de production imaginaire où le patient et l’analyste tissent et retissent « un monde parmi les innombrables nouveaux mondes possibles ».