Publié dans : L’autre 2019, Vol. 20, n°2
Beneduce R. Tous les nœuds de l’histoire dans un petit sujet. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2019, volume 20, n°2, pp. 104-109
Dans le domaine des sciences sociales et psychologiques, notamment en anthropologie, l’enfance reste un sujet controversé, malgré la multiplication ces dernières décennies de travaux menés dans des sociétés que par commodité nous appelons « non occidentales », ou consacrés à des processus ou des profils singuliers1.
Le statut de sujet silencieux ou marginal que l’enfant partageait avec la femme dans nos disciplines2 n’est désormais qu’un souvenir. De même, à la question que posait Hardman (1973) sur la possibilité d’une anthropologie de l’enfance, on ne peut répondre que par l’affirmative. Il nous reste toutefois à comprendre quelle anthropologie de l’enfance concevoir aujourd’hui, dans un horizon où le regard ne peut plus prétendre se poser sur l’autre et sur l’altérité comme auparavant. En effet, l’observation n’est plus envisageable dans les termes qui ont servi à des générations entières de cliniciens et d’anthropologues pour étayer leurs interprétations, sans se soucier d’analyser auparavant les structures hiérarchiques et les rapports de force qui donnaient un sens et une forme à ce même regard. S’il est donc vrai qu’on a longtemps considéré les enfants comme des sujets passifs, simples réceptacles des idées des adultes dont ils se contentaient d’imiter les comportements, une question reste encore à résoudre : comment penser différemment (c’est-à-dire dans le cadre d’une perspective anthropologique autre) l’enfance, les rapports qu’elle entretient avec le registre politique, et comment concevoir la manière dont le chercheur peut explorer le territoire des expériences, des jeux et des pratiques de cet âge souvent négligé et difficile à connaître au-delà des représentations et des définitions qu’en donnent les adultes. En fait, le risque qu’une anthropologie axée sur l’enfance n’en fasse la dernière tribu oubliée, la dernière curiosité exotique, en la transformant au final en un « ghetto anthropologique » ne peut être évité que si – écrit Montgomery – on parvient à établir des liens plus forts avec d’autres domaines de la recherche anthropologique (les classes d’âge, le cycle vital, la notion de personne ou encore la famille, les modèles de la conception et de l’accouchement, les technologies de la reproduction, les politiques du lien familial…), bref, à enquêter sur la façon dont sont « créés les êtres humains ».3 Il importe de questionner à nouveau les raisons de cette marginalité épistémologique, car les recherches psychologiques comme les recherches anthropologiques ne concernent jamais seulement les « objets » qu’elles étudient ou qu’au contraire elles tendent à ignorer.
Elles reflètent toujours, dans l’un et l’autre cas, les inquiétudes d’une époque, les thèmes prédominants au sein d’une société et les préoccupations qui la parcourent, faisant que certains sujets de recherche deviennent urgents, d’autres moins importants ou peu prestigieux. C’est un principe que rappelle aussi l’article de Golse dans ce numéro, lorsqu’il souligne le rapport entre l’apparition de modèles concernant la vie psychique du nouveau-né et les expériences traumatiques de la Deuxième Guerre mondiale, dont de nombreux chercheurs firent souvent eux-mêmes l’expérience.
Toutefois, parler de l’enfance comme d’un domaine de recherche spécifique, enfin reconnu dans son importance et sa singularité méthodologique, veut dire aussi concevoir une stratégie de recherche qui sache renoncer aux raccourcis objectivants ou aux généralisations abusives : la question n’est pas nouvelle, mais elle est loin d’être résolue si l’on pense aux façons dont sont pratiqués aujourd’hui dans nos pays l’observation clinique ou le diagnostic appliqués à des enfants provenant d’autres contextes socioculturels. C’est d’ailleurs un problème qui a animé dès le départ le dialogue souvent difficile entre psychologie ou psychanalyse d’une part et sciences anthropologiques de l’autre. Dans un texte écrit en 1937 pour le Congrès de Sociologie de l’Enfance4, Marcel Mauss soulevait déjà la question en mettant en discussion les théories de Piaget, qui prétendait élaborer un modèle de développement psychologique valable à n’importe quelle latitude, alors qu’elles dérivaient de l’observation « d’enfants déterminés d’un milieu déterminé, d’enfants de langue française élevés d’une certaine façon historiquement déterminée5 ». D’après Mauss, il fallait en outre reconnaître chez les enfants l’existence d’une véritable morale, avec ses modèles de faute, de mensonge ou de punition, une morale différente selon les milieux d’où ils provenaient.6 La deuxième préoccupation de Mauss était de combattre les prétentions d’une théorie du développement de l’intelligence à laquelle venait à manquer l’apport d’une recherche comparative.
Dans les sociétés nord-africaines, avait-il écrit dans un autre de ses travaux (1931), on pourrait facilement observer que l’enfant développe des capacités de raisonnement supérieures et plus précoces que l’enfant « civilisé » (« sur certains points, il raisonne donc plus tôt et plus vite et autrement – manuellement – que l’enfant de nos bonnes familles bourgeoises »).7
Analysant les travaux de l’école de Culture et personnalité, Hardman reprendra les mêmes critiques. Pour établir si aux Samoa la pensée infantile présentait les caractéristiques anthropomorphiques et animistes observées chez l’enfant occidental et civilisé, ou si au contraire elle en différait, Margaret Mead, par exemple, avait utilisé une « terminologie hyper simplifiée d’empreinte piagétienne », en effectuant des expériences « orientées sur des modèles occidentaux », comme l’analyse de 3200 dessins d’enfants qui n’avaient jamais utilisé auparavant de papier ni de crayons. Les conclusions ne pouvaient qu’être conditionnées par la méthode utilisée, comme l’étaient ces interprétations de rites initiatiques basées sur le seul modèle psychanalytique, peu soucieuses de n’aborder expériences, métaphores ou cérémonies qu’après une rigoureuse analyse linguistique préliminaire8.
Le passage d’une conception de l’enfant ou du bébé silencieux, invisible, passif, intéressant uniquement dans la mesure où il témoignait des processus de socialisation, à celle d’un sujet en mesure d’élaborer des dynamiques autonomes en interaction avec d’autres enfants ou avec des adultes (y compris les chercheurs) n’a pas suffi toutefois à reconstituer, dans toute sa complexité, un sujet dont bien des profils ont été négligés. Évoquant le développement rapide des études sur les « matrices sociales de la vie de l’enfance », Gottlieb9 rappelle la contribution majeure de travaux comme ceux de Davin et de Hunt, bien qu’ensuite elle en circonscrive bizarrement la portée à celle de recherches servant à penser les enfants en tant que « culturally situated » (Gottlieb 2000 : 122). En fait, les travaux de ces chercheuses suggèrent bien davantage. Dans les discours et les interventions relatifs à l’enfance en Grande-Bretagne, par exemple, Davin met bien en évidence le rôle des modèles malthusiens dans le contrôle de la population, ainsi que les préoccupations économiques relatives aux ressources des colonies et les appréhensions quant à l’effondrement des taux de reproduction. Comme elle le rappelle, « The birth rate then was a matter of national importance : population was power. Children, it was said, belonged ‘not merely to the parents but to the community as a whole’ ; they were ‘a national asset’, ‘the capital of a country’ » (c’est moi qui souligne).
En 1907, Alexander Blyth, officier médecin, déclarera : « It is of concern to the nation that a sufficient number of children should annually be produced to more than make good the losses by death ; hence the importance of preserving infant life is even greater now than it was before » (cit. in Davin 1978 : 11).10 Ces affirmations montrent bien que l’enfant, son éducation et son développement, sa place dans la société européenne, étaient au centre d’un « dispositif » complexe, au sens foucaldien du terme. Elles montrent bien aussi à quel point les modèle hygiénistes, les analyses démographiques ou encore les sciences médico-psychologiques participaient activement au fonctionnement de ce dispositif.
Dans ces textes, l’enfant affleure comme un objet agi sur l’échiquier politique d’intérêts nationaux. C’est sur une approche analogue que s’appuie la recherche de Nancy-Rose Hunt, intéressée à questionner les anxiétés des organisations humanitaires et des gouvernements européens devant l’effondrement des naissances dans le Congo colonial ou encore les problèmes d’allaitement.
Des associations humanitaires comme la célèbre Goutte de Lait étaient sincèrement inquiètes des données sur les naissances ou sur la crise de la santé reproductive, mais inexplicablement aveugles devant les violences et la « chirurgie sociale » (Chancélé cité par Balandier11) qui étaient à l’origine de ces évolutions tragiques. S’adressant en 1926 au gouvernement colonial, la représentante de la Ligue pour la Protection de l’Enfance Noire motivait ainsi l’urgence d’intervenir en faveur de l’enfance : “We need black labor […] To protect the child in the Congo is a duty, not only of altruism, but of patriotism” (Hunt 1988 : 405). Un apport tout aussi précieux nous vient du travail de Jordanna Bailkin sur les phénomènes migratoires en Grande-Bretagne, tout de suite après l’indépendance de pays comme le Ghana ou le Nigeria et sur les difficultés rencontrées par les mères africaines dans l’éducation de leurs enfants. Elle y met en évidence la tendance des services sociaux britanniques à se faire une piètre opinion des compétences parentales de ces mères africaines en vertu des critères de la nouvelle théorie de Bolwby.
De nouveaux modèles du développement psychologique et de l’attachement, la construction de syndromes qui permettront d’étiqueter l’échec scolaire de jeunes immigrés (le brain fag syndrome, terme forgé par Raymond Prince en 1960), servent de toile de fond aux appréhensions sociales autour des populations immigrées et créeront les conditions d’une médicalisation et d’une pathologisation diffuses des familles africaines. Le dialogue entre les modèles psychologiques et les ethnographies de l’enfance connaît donc dans la postcolonie un nouveau champ de confrontation et de contestation, au sein duquel émerge progressivement le débat sur des sujets cruciaux, tels que l’évaluation des compétences parentales, les nœuds du plurilinguisme (et les questions sur les éventuels problèmes d’apprentissage du langage chez l’enfant d’origine étrangère)12, l’intégration dans le contexte scolaire ou encore sur des sujets comme la migration infantile. Bref, à côté de l’enfant-esprit et des étiologies locales (l’enfant nit ku bon chez les Wolofs, l’enfant kinkirga chez les Mossis, l’enfant muna musinga chez les Douala, etc.), 13 à côté des recherches sur les jumeaux en Afrique, c’est maintenant l’enfant de l’état-nation qui s’impose, accompagné du spectre de l’exclusion et du crypto-racisme institutionnel ou de la violence qui a caractérisé des phénomènes inquiétants comme la « disparition » d’enfants yéménites en Israël.14.
C’est au cœur de ces enchevêtrements que l’enfant devient le sujet d’une recherche où « la culture » n’est pas quelque chose qui se superpose à un substrat biologique préexistant, en conditionnant ses lignes de développement ou son expression, mais plutôt une dialectique où c’est le rapport même entre les termes du binôme « nature/culture » qui se transforme (ce que nous suggère le travail de Maiello dans ce dossier). Bref, les recherches qui s’appuient de plus en plus sur l’interaction entre réflexion historique, ethnographie et psychologie (ou études littéraires) ont remodelé le domaine de l’ethnographie de l’enfance, dans le sens suggéré par Montgomery, mais aussi celui d’une clinique transculturelle capable de se mesurer aux nouvelles géographies de l’enfance et aux agencements symboliques, psychologiques et politiques dans les ramifications desquels l’enfant est pensé et construit, désiré et interrogé, éduqué et soigné. Il s’agit d’un territoire sans fin, qui reconnaît désormais l’enfant ou l’adolescent comme un authentique sujet anthropologique et politique, au même plan que le maître d’un culte ou le chef de village, le guérisseur ou la mère de famille. On ne peut que s’attendre bien vite au développement d’ethnographies qui, après la parole de Muchona (Turner) Enoch Maloney, ou de Tuhami (Crapanzano), Nisa (Shastok), nous fassent dialoguer avec le monde et l’expérience des enfants.15 Mais j’aimerais ici au moins évoquer quelques-uns des sentiers qui le parcourent. Après le débat virulent qui a longtemps animé les rapports entre anthropologie et psychanalyse, Œdipe revient enfin sur la scène de l’histoire, mais par une autre porte : non plus à partir des familles trobriandaises ou des dialogues des époux Ortigues, mais par le biais de la littérature africaine, dont les personnages mettent en évidence les nœuds psychiques de la disjonction entre figure paternelle et autorité, caractéristique de la situation coloniale. À partir d’une analyse serrée de certains textes littéraires, Kortenaar suggère une comparaison entre l’Europe de la psychanalyse (où le pouvoir des pères ne devait pas être seulement renversé mais aussi hérité) et les pays nés de l’expérience coloniale, au sein desquels le pouvoir à hériter se trouvait dans les mains des colonisateurs, des Blancs. Évoquant le héros d’un roman de l’écrivain camerounais Mongo Beti, Kortenaar écrit : « While Oedipal rebellion allows Europeans to imagine that each generation is more progressive than its predecessor, Beti’s Africans consistently fail to realize their own Oedipal ambitions ». Le personnage principal du roman Ville cruelle, Banda, affirme par exemple : « Les Blancs et les vieux, les vieux et les Blancs, au fond, c’est tout la même chose ».16
L’analyse de Kortenaar suscite des réflexions sans fin autour d’une ethnographie des affres et des fibrillations de la famille ou des jeunes Africains : chaque personnage est le reflet de conflits historiques, de fractures générationnelles et d’identifications avec les modèles parentaux devenus fragiles ou carrément impossibles en raison de la situation coloniale, de la présence du missionnaire, du Blanc. Sur cette toile de fond – c’est ce que suggère l’auteur – on peut comprendre pourquoi dans la littérature (et la mythologie) africaine le thème de l’infanticide est bien plus fréquent que celui du parricide, pourquoi le besoin de sauver les filles est bien plus marqué, ou encore pourquoi, en Afrique, Antigone est peut-être plus importante qu’Œdipe. Les personnages d’enfants-esprits (ogbanje), qui reviennent de façon obsessionnelle dans les pages de Soyinka, d’Achebe, d’Okry, mais aussi chez Toni Morrison, évoquent non pas une « une généalogie alternative » mais « une alternative à la généalogie », défiant tout autant la loi que la famille.
Le mythe de l’Ogbanje (chez les Igbo) et son équivalent Yoruba (Abiku), de même que celui d’autres enfants-esprits au cœur d’une vaste littérature psycho-pathologique et anthropologique, est une histoire cryptée, à savoir une contre-mémoire : celle de l’esclavage, celle d’enfants perdus et de corps vendus, de séparations douloureuses, de deuils qui n’ont jamais débouché sur une reconstruction.17 Une histoire qui parle d’une forme bizarre d’« affiliation latérale », ajoute encore Kortenaar, où enfants et parents se retrouvent « côte-à-côte » (c’est là au fond le mythe de l’enfant-qui-revient) : « To explain the prevalence of the ogbanje we must ask what psychological needs in the present moment it satisfies. I have argued that, at the moment of independence in Africa, when Oedipal succession was desired but also feared, the myth of the ogbanje was an expression of that fear and an acknowledgement of the need for an alternative psychic identity, one that eschewed the hierarchical succession of the generations » (Kortenaar 2007 : 20218).
L’inconscient colonial et post-colonial, les traumatismes historiques transfigurés dans les mythes de l’enfant-esprit-qui-revient sans jamais garantir sa permanence dans la famille et dans le groupe, sans jamais pouvoir être pensé par sa mère comme permanent, n’est pas seulement la transposition mythologique de l’angoisse dérivant d’une mortalité infantile élevée, comme l’ont affirmé de nombreux auteurs, mais plutôt le spectre d’une absence et d’une impossibilité, et en même temps une demande de reconnaissance et une volonté d’être dans l’histoire.
Ces matériaux constituent les chapitres d’une ethnographie de l’enfance renouvelée et d’une ethnopsychanalyse critique qui s’approprieraient le projet de penser la vie psychique de l’histoire, comme le suggère la magnifique recherche de Tristan Platt19 sur les théories de la conception dans les Andes : le mythe du « fœtus agressif », expulsé du ventre maternel avec ses caractéristiques démoniaques, pour être n’accepté dans la communauté qu’après son baptême chrétien, raconte et « rappelle » les histoires douloureuses de la colonisation et de l’évangélisation et met en scène un “drame mytho-historique et physiologique” dont chaque acte alimente des pratiques et des imaginaires.
L’avortement est condamné non pas en tant qu’homicide mais parce qu’il équivaut à laisser au monde un être qui, sous forme d’esprit, pourrait dévorer la vie et le sang des parturientes ; ce n’est que si le fœtus peut se nourrir du sang maternel que l’âme de l’ancêtre peut se développer jusqu’au moment où il va renaître, puis devenir un petit chrétien à travers le baptême.
Les rites de séparation post-natale, qui imposent de ne pas allaiter le nouveau-né si ce n’est après le baptême ont à voir avec l’exigence de ne pas alimenter celui qui est encore à l’état de « diablito » vorace. Il faut situer l’enfant et le nouveau-né, leurs besoins et leurs expériences, leurs « représentations », dans les remous des transformations subies par les structures familiales et sociales à l’époque coloniale ou dans les dédales des institutions qui sont intervenues et qui interviennent aujourd’hui sur le destin de mères et d’enfants immigrés pour répondre à la sollicitation de Montgomery et pour éviter que l’analyse de l’enfance ne devienne un simple ghetto anthropologique ou académique.
L’analyse des mythes de l’enfant ogbanje ou abiku précédemment évoqués permet non seulement de repenser le statut de l’enfance, mais aussi de questionner la clinique de la migration avec en toile de fond les vicissitudes de la parentalité et de la famille africaine, du destin des enfants mineurs, bien au-delà des questions éculées sur « la part du culturel dans tel comportement, propos, réaction, tableau psychopathologique », comme le rappelait ironiquement Marie-Cécile Ortigues dans un célèbre article sur les « mères indifférentes ».20 C’est à cette tâche que Simona Taliani consacre depuis plusieurs années une recherche importante sur les mères nigérianes et leurs enfants, soumises en Italie à des processus de séparation violente, à des mesures de placement ou d’adoption établies à partir de motivations et de diagnostics souvent arbitraires, indifférentes aux parcours et aux besoins des mineurs autant que de leurs mères. S’attachant à éviter la séduction d’une interprétation culturelle conventionnelle ou, inversement, psychopathologique, de certains comportements, d’idées de persécution ou d’anxiétés qui semblent parfois incompréhensibles aux yeux des intervenants, l’auteure suggère de revisiter le mythe d’Ogbanje et le lire comme un inverse de celui d’Œdipe : « Métaphore du détachement, trope de la perte, l’Ogbanje est l’enfant qui ne peut être sacrifié (en ce sens, son rapport avec ses parents biologiques est exactement l’inverse de celui d’Œdipe avec Laïos), parce qu’il décide par lui-même de s’en aller. Mais il est en même temps l’enfant qui revient toujours, qui n’est jamais vraiment perdu parce qu’il connaît trop bien sa mère, au point de n’avoir aucun problème pour retrouver son ventre, en se substituant aux fœtus qui voudraient naître pour de bon, alors que lui, au contraire, désire seulement que sa mère s’attache le plus possible à lui, de façon qu’elle ressente encore plus douloureusement son départ (en cela aussi le mythe d’Ogbanje est loin de l’aveuglement d’Œdipe sur l’identité de Jocaste, que, littéralement, il ne reconnaît pas plus qu’il n’est reconnu par elle).
L’Ogbanje est donc aussi le trope de la reconnaissance, d’une reconnaissance pour ainsi dire inconditionnelle, acharnée et inéluctable ».21 Et on peut bien voir dans sa conclusion (« Un seul mythe ne suffit pas ») comme une direction nécessaire pour la recherche à venir dans le domaine de l’enfance, qu’elle soit clinique ou anthropologique. Reconnaître cette vérité du mythe, déceler dans le miroitement de ses images le vertige de l’histoire et les angoisses du présent veut dire aussi se rappeler, avec Ernesto de Martino, que le mythe est toujours « parole de la crise ».
Turin, 13 mai 2019
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