Éditorial

© Aurélien Adoue, Liberté, 31 mai 2019. Source (CC BY 2.0)

Ondes de choc après l’assassinat de Samuel Paty

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Claire MESTRE

Claire Mestre est psychiatre, psychothérapeute, anthropologue, responsable de la consultation transculturelle du CHU de Bordeaux, Présidente d’Ethnotopies, co-rédactrice en chef de la revue L’autre.

Sevan MINASSIAN

Sevan Minassian est rédacteur en chef de la revue L’autre. Il est pédopsychiatre, psychothérapeute et thérapeute familial à la Maison de Solenn (APHP, Hôpital Cochin, Maison des Adolescents). Il est chargé de cours à l’Université Paris-Cité et chercheur au sein de l’équipe PsyDEV (CESP) de l’unité INSERM (UMR 1018) de l’Université Paris-Saclay.

Marie Rose MORO

Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1178, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin, directrice scientifique de la revue L’autre.

Pour citer cet article :

Altounian, J. (1977). Une Arménienne à l’école. Les Temps Modernes, 373-374, 37.

Devereux, G. (1977). Normal et anormal. Dans G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale (pp.1-83). Gallimard.

Gutton, P., & Moro, M. R. (2017). Quand l’adolescent s’engage. Radicalité et construction de soi. InPress.

Kristeva, J., & Moro, M. R. (2020). Grandir c’est croire. Bayard.

Truong, F. (2017). Loyautés radicales. La Découverte.


Lien vers cet article : https://revuelautre.com/editoriaux/ondes-de-choc-apres-lassassinat-de-samuel-paty/

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« Il menace de décapitation des éducateurs » : dans le journal Sud-Ouest1, le titre claque comme une sentence concernant un jeune Mineur Non Accompagné (MNA)… Derrière cette histoire qui finit si mal devant la Présidente de l’audience des comparutions immédiates du tribunal correctionnel de Bordeaux2, se trame un drame terrible. En filigrane, un enchaînement d’évènements souvent rencontrés par les professionnels qui accompagnent les MNA : des propos menaçants et graves, une radio du poignet qui « prouve » la majorité du jeune, donc l’abandon de la protection de l’ASE. Il faut également comprendre que ce jeune se retrouve irrémédiablement seul, alors que le journaliste évoque surtout une logique qui rend possible l’amalgame entre religion islamique-immigration-terrorisme.

L’horrible assassinat de Samuel Paty nous a toutes et tous pétrifié·e·s. Il nous a touché·e·s à plusieurs niveaux, dont celui de l’intime : qui d’entre nous n’a pas de dette à l’égard d’un·e enseignant·e qui nous a ouvert·e·s à d’autres horizons, rendu·e·s curieux du monde, initié·e·s aux savoirs ? Samuel Paty n’est-il pas aussi la figure du professeur fin, intelligent, volontaire et engagé que nous admirons ? Un homme a été tué, décapité ; tué pour ce qu’il était, pour ses idées, pour son engagement professionnel. Nous qui avons tellement besoin de nos enseignant·e·s, notamment pour nous enseigner l’Histoire. De ces éclaireurs et éclaireuses qui nous invitent à comprendre le monde. Cette mort arrive dans un enchaînement-déchaînement d’événements qui nous laissent K. O, comme si l’on assistait à un emballement de violence dont on cherche le sens, nous laissant sans voix, inquiet·e·s face à un avenir cruel et incertain. La tentation du repli serait grande, raffermie par un confinement qui nécessite de puiser en nous, chaque jour, plus d’efforts pour accomplir nos tâches quotidiennes.

Au-delà de la violence des mots, il y a dans les mots « menace » et « décapitation », utilisés par ce journaliste, un effet de miroir avec la « banalisation » de la menace utilisée par certains jeunes. Non pas qu’elle soit banale en elle-même, mais on la voit brandie de plus en plus dans certaines circonstances. « Tu vas mourir comme Samuel Paty », dit le jeune Ilheb, condamné immédiatement à la prison après avoir menacé un professeur à Nice3. Les jeunes choisissent bien entendu leurs mots à dessein pour faire peur aux adultes. Mais n’assistons-nous pas également à la naissance d’un « modèle d’inconduite », expression d’un « négativisme social » tel que Devereux (1977, p. 39) le définit, à savoir que même pour dire sa souffrance, pour s’opposer ou transgresser, il existe des normes dans une société donnée. « Parfois la culture elle-même fournit des directives explicites pour le mésusage des matériaux culturels, et cela tout particulièrement dans les situations de stress fréquents mais atypiques. La directive qui nous intéresse ici est la suivante : “Garde-toi de devenir fou, mais si tu le deviens, conduis-toi de telle ou telle manière”. Chaque société a des idées sur “comment les fous se conduisent” ».

Les caricatures du prophète auraient agi comme autant de critiques des valeurs de certains jeunes Musulmans dont les actes auraient eu comme objectifs de porter atteinte à autrui et à la société en général.

Porter atteinte à un enseignant, une église ou un journal, est une position agressive et parfois mortelle vis-à-vis de la société et de ses représentants. Cette menace de décapitation risque désormais d’être brandie de façon banale pour provoquer la peur ou exprimer une désapprobation4.

Pourtant, entre ceux qui pointent un outrage lié aux caricatures et le passage à l’acte violent, on trouve une multitude de trajectoires individuelles qu’il nous faut comprendre. Fabien Truong, ancien professeur de lycée en Seine-Saint-Denis devenu universitaire5, a restitué, suite à son immersion auprès de jeunes des quartiers populaires, ces trajectoires de façon très intéressante (Truong, 2017). Dans l’entretien qu’il donne au journal Le Monde6, il les relate et nous permet, à travers ses propos mesurés et précis, de sortir de la sidération, de la peur et du sentiment d’absurdité qui nous hante. Ce qui caractérise le plus souvent les trajectoires des terroristes avérés sont, nous dit-il, « les expériences de violence, la coupure, la clandestinité, les sentiments d’impasse et de persécution. » Ces blessures trouvent des réponses salvatrices dans les messages glanés sur les réseaux sociaux, hameçonnés par des vendeurs de haine qui sont passés maîtres dans la diffusion d’images et de messages formatés par une idéologie religieuse marquée par la violence. Ces réponses attirent et construisent une idée de revanche habillée de religion. Nous avons retrouvé cela dans les trajectoires des jeunes gens radicalisés qui s’engagent dans des combats idéologiques à l’intérieur même de la société française (Gutton & Moro, 2017). Ces idéologues homemade (de l’intérieur) se sentent en marge et discriminés par la société française avec le sentiment qu’ils n’ont plus rien à perdre (ibid.).

Ainsi, dans le parcours du jeune Tchétchène assassin de Samuel Paty7, on retrouve des éléments qui ont (peut-être) nourri sa trajectoire jusqu’à la fin tragique que nous connaissons : petite enfance dans une Tchétchénie en conflit, vie dans un quartier nommé « prison sans retour » par les jeunes, passion pour la lutte – sport souvent pratiqué par les jeunes Tchétchènes – pour laquelle il fréquente un club. De tempérament impulsif, une bagarre certainement très violente (si l’on en croit le journaliste) l’amène à être exclu de son lycée professionnel. C’est un tournant dans sa biographie : il entre alors dans le monde du travail et, surtout, quitte ses relations sociales habituelles, puis se nourrit, probablement, de messages religieux extrémistes trouvés sur les réseaux sociaux. L’enquête journalistique met aussi en avant des « coïncidences » qui ont certainement joué un rôle favorisant le projet meurtrier : d’une part l’effet d’entraînement suscité par l’attaque devant les anciens locaux de Charlie Hebdo le vendredi 25 septembre 2020 et, d’autre part, le meurtre d’un de ses amis tchétchènes en pleine rue. Dans quelle mesure les sentiments d’humiliation et d’impasse, s’ajoutant à d’autres facteurs qui ne sont pas évoqués ici (l’expérience de la violence, le contexte familial), ont-ils influé sur le jeune tchétchène déjà très impulsif ?

Pour revenir au jeune MNA de Bordeaux, exclu de la protection de l’enfance et voué à la prison, les dessous de cette trajectoire sont également tragiques : issu d’une région camerounaise en guerre et ayant perdu sa famille, ayant eu des difficultés à faire reconnaître la minorité qu’il revendique, il a développé un « délire » apparu à partir d’une rencontre difficile avec l’hôpital. À l’évidence, il avait besoin de soins (qui, d’ailleurs, lui ont été proposés et prodigués). Son ex-éducateur nous raconte qu’il n’a jamais eu de gestes dangereux pendant son suivi. Ce qui semble toutefois avoir modifié un chemin migratoire déjà compliqué est la solitude due à un changement d’éducateur.

Il serait ainsi dommage de criminaliser d’emblée des menaces qui pourraient être désamorcées, en les remettant à leur juste place, sans avoir la hantise d’affronter des jeunes provocateurs ou en prise avec le malheur.

Critiquer la religion est un acte devenu dangereux. Dans le même temps, au sein de notre société laïque et surtout sécularisée, la religion est une ressource importante pour certains jeunes Musulmans (comme elle peut également l’être pour d’autres jeunes d’obédiences différentes). Elle donne un sens possible aux pertes, aux deuils, au déclassement, et nourrit l’estime de soi et des autres.

Montrer du doigt uniquement le « séparatisme » religieux sans prendre en compte ni agir sur un « séparatisme » social dénoncé de longue date, contre lequel on fait si peu, nourrit une guerre de mots et d’idéologies qui n’aidera pas tous ceux qui sont sur le terrain pour colmater les brèches de la société. Ces deux séparatismes ne sont pas liés mais ils peuvent se potentialiser.

Enfin, faire l’amalgame entre migration et criminalité est simplement honteux. De nombreuses recherches en sciences sociales défont ce raccourci mis en exergue par des politiques, même si ces faits récents concernent des jeunes migrants.

Tenir un discours juste, réaliste et distancié sur ces sujets n’est pas évident. Il le faut pourtant, pour que nos professeurs continuent leur travail. Et, plus largement, pour que les soignants et tous les citoyens qui accompagnent les jeunes, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, puissent continuer à porter haut les valeurs de l’accueil. Il est plus que nécessaire que l’école reste le lieu de la traduction, de l’analyse et, si possible, de la compréhension des catastrophes, des génocides et des guerres, par l’enseignement de l’Histoire et des histoires, comme l’a si bien écrit Janine Altounian (1977), fille d’un père arménien rescapé du génocide. Qu’elle reste le lieu de l’ouverture aux langues et aux religions comme références culturelles, de l’accueil de chacun, quelle que soit sa religion, et surtout d’apprentissage de la critique.

Pour grandir et s’inscrire dans une société, tout jeune a besoin de croire. Croire qu’il n’est pas seul et qu’il est inscrit dans le monde (Kristeva & Moro, 2020). En ayant près de lui un professeur qui croira en lui.

Bordeaux, Paris, le 1er décembre 2020

  1. Artigue-Cazcarra, E. (2020, novembre 10). Gironde : pris en charge dans un foyer pour mineurs, il menace de décapitation des éducateurs. Sud-Ouest. https://www.sudouest.fr/2020/11/10/gironde-pris-en-charge-dans-un-foyer-pour-mineurs-il-menace-de-decapitation-des-educateurs-8062019-2897
  2. Lorsque cet éditorial a été écrit la procédure judiciaire était toujours en cours.
  3. Perrin, C. (2020, novembre 28). “Tu vas mourir comme Samuel Paty” : un jeune homme incarcéré après avoir menacé un prof à Nice. Nice-matin. www.nicematin.com/justice/tu-vas-mourir-comme-samuel-paty-un-jeune-homme-incarcere-apres-avoir-menace-un-prof-a-nice-609749
  4. Nous n’abordons pas ici ces effets sur le monde musulman qui mettent en danger des Français dans le monde entier. Ces effets graves demandent une analyse spécifique, fine, historique et géopolitique.
  5. Fabien Truong est sociologue au Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris au sein de l’équipe Cultures et Sociétés Urbaines (Cresppa-CSU), professeur agrégé au département de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Paris 8.
  6. Truong, N. (2020, novembre 23). Fabien Truong : « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/23/fabien-truong-le-drame-de-conflans-sainte-honorine-nous-rappelle-qu-une-salle-de-classe-n-est-pas-une-arene-politique-publique_6060745_3232.html
  7. Sur ce sujet, il est possible d’écouter l’émission diffusée sur France Inter : Cherel, L. (2020, novembre 27). Assassinat de Samuel Paty : la fabrique d’un terroriste. France Inter. https://www.franceinter.fr/assassinat-de-samuel-paty-la-fabrique-d-un-terroriste